Quand j’entends parler “Srebrenica”, puisque je suis surtout ici, j’ai envie que l’on cause de ce qui se passe ici, en France, en Europe.
Ce qui est bien avec des commémorations, c’est qu’elles donnent l’occasion de refaire les mêmes erreurs chaque année. C’est magique. La commémoration de 25 ans depuis le massacre de Srebrenica n’échappe pas à la règle.
A nouveau, on parlera de ce massacre, on mentionnera le génocide, on étalera les noms des responsables jugés et condamnés, en se congratulant d’ailleurs. On dira quelques mots sur des victimes aussi… ces quelques 8 500 personnes tuées et des dizaines de milliers d’autres torturées et violées, dont on parlera même bien moins voir pas du tout, surtout aujourd’hui avec un ministre de l’intérieur poursuivi pour viol. Mais à aucun moment on n’en tirera vraiment des leçons et on ne mettra jamais ou très rarement Srebrenica en rapport avec ce qui se passe en France et à travers l’Europe et le monde. Ça restera un événement malheureux, loin, quelque part là bas dans les Balkans, dans un pays qui n’existe même plus. Presque un fait divers.
Je ne vais pas revenir sur la manière dont cette commémoration est appréhendée en Bosnie et Serbie. Les positions des organisations sur place ont circulé et circulent depuis des années. Ce n’est pas non plus que j’ai envie de laisser ça à n’importe quel commentateur ici. Il est étonnant de voir certains médias, éditorialistes ou politiciens, ici en France, qui passaient des jours à défendre les statues des esclavagistes, à minimiser le racisme systémique et à nier la xénophobie institutionnelle, d’un coup reprocher à une partie de la classe politique en Serbie leur refus d’accepter de passer pour ce qu’ils qualifient de “peuple génocidaire”.
Ce sont les mêmes pourritures, là bas comme ici, les portes drapeaux d’un monde identitaire replié sur soi, simplement. Et les deux sont à combattre, sans relâche.
Ce qui s’est passé à Srebrenica n’est pas seulement un crime des forces serbes de Bosnie contre l’Humanité mais bien le crime de l’humanité elle même contre la population d’une ville juste parce que c’étaient des musulmans !
Ce que je sais, c’est qu’un bon paquet de gens sur place ne les a pas attendus, ni pour se mobiliser contre la guerre dès 1990, ni pour lutter pour la reconnaissance de génocide de Srebrenica par la Serbie dès 1995. Parmi ces gens, j’ai l’honneur d’avoir des camarades et des ami.e.s qui, eux/elles seul.e.s, ont tout mon soutien inconditionnel et toute ma solidarité.
Donc je ne veux pas parler de Serbie et de Bosnie en particulier et en les détachant du monde autour, mais de ce qui est plus intéressant, de cette incapacité du reste de monde de voir son reflet à Srebrenica. Je me rappelle de la réponse d’un ami, originaire de Bosnie mais vivant en Serbie dont, d’abord les parents, puis lui-même, n’ont jamais cessé de lutter pour la reconnaissance de la responsabilité de l’État serbe dans la guerre en Croatie et en Bosnie, et que j’ai interrogé suite à la condamnation de Ratko Mladić par le Tribunal Pénal International, en tant que commandant des forces militaires de Republika Srpska, pour le génocide et le crime contre l’humanité. Il a salué solennellement et très brièvement le jugement sur un plan juridique comme s’il répondait à un journaliste vite fait et non à un pote. Et puis, en s’en rendant surement compte lui-même de la platitude de sa réponse, je crois qu’il a lâché toute la frustration qui avait voilé ce procès toutes ces années en une seule phrase : “Mais il faut arrêter de me parler du crime contre l’Humanité, si on ne sait pas ce que l’on met derrière l’Humanité. Ce qui s’est passé à Srebrenica n’est pas seulement un crime des forces serbes de Bosnie contre l’Humanité mais bien le crime de l’humanité elle même contre la population d’une ville juste parce que c’étaient des musulmans ! Juste parce que cette population n’était pas de bonne ethnie et de bonne religion !”
Au départ confus, j’ai essayé de comprendre la réflexion de cet ami sûrement un peu désabusé parce que même si bien entouré là bas, si mal soutenu d’ici et ailleurs. Il n’était pas question de minimiser ce que les forces militaires et paramilitaires de Republika Srpska ont fait à Srebrenica, mais bien de pointer le volet politique et la responsabilité internationale et collective, surtout quand il s’agit d’une institution qui à de nombreuses reprises s’est comportée bien plus comme une institution politique que juridique.
Il ne s’agit pas non plus de seulement impliquer l’UE, les USA ou l’ONU directement dans le massacre, d’ailleurs certaines responsabilités ont été clairement mises en évidence et il y a eu, par exemple, une condamnation des Pays Bas par le TPI pour l’ex-Yougoslavie pour une responsabilité partielle dans la mort de 350 civils expulsés de la base néerlandaise des casques bleus en périphérie de Srebrenica et envoyés directement dans la mort. J’en profite pour signaler que les différents pays, dont la France, continuent à expulser les gens et à les envoyer directement dans la misère et la mort. Quelle responsabilité engagée ? Et c’est bien là cette question de la responsabilité collective autant politique que juridique, aujourd’hui. Ce qu’on entend par l’Humanité ? Ce qu’elle devrait être ou ce qu’elle est réellement ?
Il est bien d’avoir une “Humanité” à laquelle s’accrocher face à la “Barbarie”, mais le monde que l’on nous sert aujourd’hui est bien plus proche de la “Barbarie” que de ce qu’on qualifierait d’Humanité. Il ne suffit pas de la barbarie des “forces serbes” à Srebrenica en 1995 pour y opposer “notre humanité” en France ou dans l’UE en 2020. Il ne suffit pas de parler de l’Humanité et la définir toujours par rapport à ce qui serait la barbarie pour qu’elle devienne une réalité matérielle. Il faut la construire. Comme la barbarie se construit. Et devant nos yeux.
C’est sur cette construction là qu’il y a un lien direct et indéniable entre Srebrenica et de ce qui se passe aujourd’hui et depuis des années en France et en Europe, malgré toutes les spécificités historiques, politiques et économiques des Balkans. Le massacre n’est pas tombé du ciel. La haine ne s’est pas construite en une nuit. Ces militaires ne se sont pas réunis un matin à 5h en se disant “tiens, si on allait attaquer cette ville, tuer tous les garçons et les hommes et violer toutes les fillettes et les femmes.”
Ce n’est pas comme si, avant que les couteaux soient tirés et les fusils armés, il n’y avait rien du tout, le néant. Non.
Pendant des années durant, il y a eu des “socialistes” et “les Républicains” de pacotille qui vendraient leurs enfants pour un bout de pouvoir, des Fronts et des Rassemblements nationaux… eux aussi, ils avaient leurs Royalistes, leur Génération Identitaire, leur Action Française et Parti de la France. Ils avaient aussi des soi-disant partis de Gauche, avec un faux socialisme affiché mais un vrai nationalisme suprémaciste caché. Leurs médias de désinformation. Leurs Zemmour et autres promoteurs de la haine. Il n’y avait peut-être pas de YouTube, mais il y a bien eu des Dieudonné et des Soral et cie. Des déclarations des plus hauts sommets de l’Etat sur des prétendus communautarismes et des séparatismes, tout en sucrant les droits et libertés, rendant les fragiles encore plus fragiles. Des théories racistes et xénophobes sur des “grands remplacements” et autres. Des Onfray et des clubs natio-socialistes des pseudo-philosophes. Bref, pendant des années avant le premier viol et le premier coup de feu à Srebrenica, il y a eu un truc, en plus accéléré, qui rappelle une France et une Europe d’aujourd’hui.
C’est pour ça, chaque année ce 11 juillet et à la commémoration de massacre de Srebrenica, je ne vois pas seulement un passé de plus en plus lointain d’une ville ouvrière yougoslave et européenne meurtrie, mais bien une alerte sur ce que peut être l’avenir de l’Europe et du monde et qui est à éviter.
C’est ce que les victimes de génocide de Srebrenica, entre autres, nous rappellent constamment.