Cet article date du 20 octobre 2015 et a initialement été rédigé à l’attention de lecteurs libanais; l’auteure assume le fait que les propos soutenus s’appliquent à d’autres sociétés.
Le Liban présente un retard important de l’âge moyen au premier mariage, qui est de 29 ans pour les femmes et 32 ans chez les hommes. Ces chiffres sont les plus élevés du monde arabe et comptent parmi les plus élevés du monde. Les Libanais restent donc plus longtemps célibataires qu’ailleurs. A quoi cela est-il dû ?
Cette enquête s’appuie sur des statistiques démographiques, des études sociologiques et des témoignages de célibataires de 35 à 50 ans, issus de différents milieux, professions, communautés religieuses (chrétiens, musulmans, druzes).
Crise économique
Si l’on en croit ce qu’on lit dans la presse depuis des décennies, le célibat au Liban serait dû au manque d’hommes propre à toutes les sociétés d’après-guerre, ainsi qu’à l’émigration massive. Pourtant, loin des chiffres d’un homme pour sept femmes réitérés dans la presse, un rapport de l’Administration centrale des statistiques indique en 2012 que les femmes représenteraient 51% de la population libanaise, et les hommes 49%.
L’émigration masculine a en réalité commencé bien avant 1975, entraînant un déséquilibre entre les sexes qui a accru le taux de célibat chez les femmes dans les années soixante. Pourtant, ces deux dernières décennies, les femmes ont été nombreuses à émigrer et un rapport de l’UNICEF stipule que le célibat toucherait 54,2% d’hommes contre 45,8% de femmes en 2009.
Le mariage tardif et le célibat renvoient à un problème plus profond dans la société, celui du blocage de la mobilité sociale. Ce que redoutent les célibataires libanais, c’est de régresser socialement. Comme dans le reste des sociétés arabes, il est important au Liban que les deux conjoints soient de statut semblable. L’homme ou la femme refusent de conclure une alliance avec un(e) époux(se) de rang inférieur ou ayant un niveau de salaire ou d’éducation différent.
A 46 ans, André, consultant dans le secteur bancaire, confie : « Fonder une famille au Liban est difficile en raison de l’incertitude financière. Je suis habitué à un certain niveau de vie et je ne pourrais pas offrir à mes enfants la vie que mes parents m’ont offerte. Nous sommes une génération sacrifiée par la guerre et la reconstruction. Je compense cela par des sorties, j’ai beaucoup d’ami(e)s, je fais souvent la fête et j’abuse de tous les plaisirs. Mais je ne suis pas attiré par le mariage, ni par le concubinage, car j’ai peur qu’une femme me tire vers le bas. »
Indépendance financière des femmes
Pourtant, les femmes ont largement rattrapé les hommes. Comme le montrent les statistiques, elles représentent 55% des diplômés d’universités. Toutefois, dans de nombreux cas, la conception d’enfants entraîne un arrêt de l’activité professionnelle; c’est pourquoi la population active compte à 27% de femmes contre 73% d’hommes.
Dans un contexte marqué par la libéralisation économique et le développement de modes de vie consuméristes dédiés aux loisirs, de plus en plus de femmes célibataires sont dotées d’une puissance économique leur permettant de se déconnecter des valeurs de leurs parents, comme assurer la reproduction sociale et assumer le poids des responsabilités familiales.
Manal, 40 ans, designer, raconte : « Je suis indépendante financièrement depuis l’âge de 21 ans. Même si je viens d’un milieu très aisé, je n’ai jamais pris d’argent de mon père ni été dépendante financièrement d’un homme. Aujourd’hui, je suis moins riche que mes parents. Je ne gagne pas assez d’argent pour accepter de partager les frais d’un ménage avec un homme. Cela représente un sacrifice trop important par rapport au niveau de vie que j’ai. »
Un rapport de l’Administration centrale des statistiques datant de 2009 indique que les Libanais se marient en général avant 35 ans. Un petit pourcentage de femmes se marient entre 35 et 45 ans, tandis que les hommes continuent de se marier en nombre jusqu’à 50 ans. Manal critique le fait que la société ait évoluée sans que la mentalité des hommes ne change : « Le mariage est toujours vécu comme une obligation sociale et les hommes choisissent la fille la plus pratique, sachant qu’ils auront leur vie en parallèle. Le concept de couple n’est pas valorisé, comme si c’était idiot d’aimer et d’être avec une seule femme. L’homme libanais n’aime pas la femme forte et indépendante, il cherche quelqu’un qui le mettre en valeur et lui facilite la vie. »
Aussi, nombre de femmes célibataires préfèrent vivre librement en s’accomplissant, quitte à subir le regard négatif de la société. « Il m’a fallu beaucoup travailler sur moi-même pour ne plus être affectée par l’étiquette de vieille fille. Etre célibataire est vu comme un échec. », confie Manal. « Avant, ça me dérangeait, mais aujourd’hui ça m’amuse. Je profite du fait de ne pas avoir de contraintes : je voyage beaucoup, je vis comme j’ai envie, je travaille, je fais la fête, j’ai un contrôle total sur ma vie et j’en abuse. Ce n’est pas tout d’être célibataire, il faut réussir son célibat: être indépendante, s’accomplir et vivre dans un entourage qui vous accepte. Mais il faut quand même faire attention si l’on veut garder le respect des gens. », ajoute-t-elle.
Augmentation du taux de divorces
Si le taux de divorce a doublé depuis 1970, il reste cependant inférieur à celui enregistré en Occident et dans la plupart des pays arabes. Néanmoins, ce qui est marquant pour le Liban, c’est le nombre de femmes célibataires divorcées quatre fois supérieur à celui des hommes. Les hommes libanais ont en réalité davantage de chances de se remarier, et parmi les célibataires suite à un divorce, une séparation ou l’émigration du conjoint, on compte 62% de femmes contre 38% d’hommes.
Diana, 37 ans, cadre dans une entreprise de communication, est divorcée et élève sa fille sans toucher aucune pension alimentaire. Son ex-mari s’est remarié quelques années après leur union qui a duré quatre ans et à ce jour, Diana dépense plus que son lui pour subvenir aux besoins de sa fille puisqu’elle gagne mieux sa vie.
« Nous nous sommes rencontrés à l’âge de 28 ans et mariés à 29 ans. On était alors très compatibles. C’est après avoir emménagé ensemble dans son appartement familial loin de Beyrouth que les problèmes ont commencé. Nous avions des manières de vivre très différentes, et je sentais qu’il cherchait à m’imposer un modèle extrêmement rigide et organisé. Je n’étais plus moi-même. Comme nous étions tous les deux malheureux, on a préféré divorcer bien qu’on ait un enfant, ce qui est rare au Liban. Après notre séparation, je me suis davantage concentrée sur mon travail et l’éducation de ma fille. Désormais, j’ai plus confiance en moi et je me sens plus forte.»
Mais une femme divorcée demeure malgré tout difficilement acceptée par la société. « Lorsque ma sœur a aussi divorcé, la famille étendue a commencé à nous juger. On refusait de nous louer un appartement, mais on a fini par trouver un logement à Tabaris, et on est aujourd’hui très bien acceptées dans le quartier. J’ai acheté un appartement à Gemmayzé dans lequel je vais bientôt déménager. Désormais beaucoup de gens m’admirent, même si ça n’a pas été toujours le cas. Je suis très entourée et aimée; c’est le plus important. Je ne sais pas si je retrouverai quelqu’un au Liban. Les étrangers sont plus libérés et moins gâtés que les hommes ici. »
Anti-conformisme
Vouloir rester célibataire ou retarder son mariage peut aussi venir du rejet des contraintes sociales liées au choix du conjoint, du refus de reproduire les structures familiales traditionnelles ou de faire face aux contraintes de la vie de couple puis de parents.
Fadi, 42 ans, barman, confie : « Je ne veux pas vivre dans la même mentalité orientale que mes parents. Ils ont tout sacrifié pour leurs enfants. J’aimerais vivre une belle histoire et me marier avec la personne que j’aime. Je viens d’une famille à problèmes. Ma mère est morte de malheur à cause de mon père. Il criait contre elle et la battait. Elle n’est pas Libanaise, et il a fait exprès de l’éloigner de sa famille pour la traiter comme il voulait. Pour lui, la femme sert à deux choses : le sexe et la cuisine. Je veux être l’opposé de cet homme. »
La diffusion des modèles occidentaux tels que l’individualisme, l’émancipation des femmes et l’affirmation d’un sens de l’honneur fondé sur les biens matériels menacent aujourd’hui l’identité liée au lignage. La sexualité féminine est plus difficilement contrôlable, de même que la distribution des rôles et des tâches en fonction du genre dans les espaces sociaux.
Fadi remarque par ailleurs: « Chez beaucoup de mes amis, l’épouse ne peut (ni ne doit) assouvir tous les désirs. Ils vont voir ailleurs parce qu’ils se sont mariés sans savoir s’ils étaient compatibles physiquement avec leur partenaire. Pour moi c’est très important de se connaître pleinement avant de s’engager. »
Il rejette les apparences et les conventions qui selon lui, ont une grande importance dans la société libanaise. « Beaucoup de femmes choisissent un homme pour sa voiture. Moi je ne fais jamais le premier pas avec une femme. J’ai peur qu’elle soit inaccessible. Mon métier de barman m’offre une grande exposition et je les laisse venir vers moi. Je ne sors pas en dehors du travail. C’est devenu un refuge contre la solitude et la déprime. », explique-t-il.
Pourtant Fadi n’exclut pas le mariage avec une étrangère pour émigrer : « Je veux quitter le pays pour avoir une vie décente sans faire trop de sacrifices, dans un pays où des services comme l’école ou la santé sont gratuits. Au Liban, il y a des pauvres ou des riches, il n’existe pas de classe moyenne. »
Le célibat se présente comme un vecteur non conventionnel d’expression politique, reflétant un changement social au Liban. On remarque que les familles à revenus moyens ou bas sont particulièrement affectées par le retard du mariage et plus encore par le célibat. Cela engendre une frustration importante chez les personnes n’ayant pu recevoir de leurs parents le capital nécessaire pour accéder à une existence sociale et un épanouissement personnel.
D’autre part, le développement d’un célibat lié à l’émancipation sociale et professionnelle a conduit à l’émergence d’une classe qui s’écarte du mariage soit par réaction à la persistance de ses implications sociales, soit par ambition professionnelle, ou encore pour des raisons plus hédonistes, liées à des priorités à court terme.
La question du célibat permet ainsi de mettre en évidence l’existence d’une fracture divisant de plus en plus la société libanaise, engagée dans un processus de transformation sociale et de développement du consumérisme liés aux effets de la mondialisation.