Soucieux de ne pas rester au chômage et motivé par l’idée de rendre service à la société grâce à mon expérience en matière d’immigration et d’interculturel, l’adresse préférée des personnes comme moi est le Guide Social.
Début septembre, je repère enfin le boulot qui me correspond. Et, réciproquement, je sais que là, on a besoin de moi ! Il s’agit de l’organisme qui encadre et accompagne le processus d’intégration des personnes ayant leur statut de réfugié. Ma super-candidature a été retenue et je réussis l’examen écrit ! A ce stade, comme il était annoncé que la maîtrise de l’arabe du Moyen Orient était l’atout majeur pour l’accès à ce job, tout me porte à oser dire Hallelujah : j’aurais un chouette travail dans lequel je pourrais mobiliser mon package aussi théorique que pratique.
D’ailleurs, j’ai bien mis en lumière dans ma lettre de motivation, outre mon expérience professionnelle dans le secteur, que je suis belgo-syrien avec la vocation d’être un passeur de culture. Ma famille belge et mes amis relisent ma lettre et me soutiennent avec conviction. Ma mère à Damas a fait des prières. Allez, je suis prêt pour l’entretien.
La directrice est accompagnée de deux assistantes: la RH et la directrice de l’opérateur des cours de français pour étrangers à Molenbeek. Nos tables sont trop distantes. Je reçois trois sourires qui sonnent faux. Ce n’est que le calme précédant… le choc.
Je me présente
Pour me présenter, je mets en avant trois éléments: d’abord, une expérience dans le domaine de l’accompagnent des réfugiés reconnus notamment, grâce à la participation, en tant qu’interprète social, à la constitution des bilans sociaux dans les différents centres régionaux d’intégration, une belle lettre de recommandation à la clef.
Ensuite, un package d’expériences interculturelles d’ampleur liées autant à l’aspect théorique (études et formation) qu’au quotidien (membre d’une famille belge depuis 6 ans). Enfin, une trajectoire exemplaire: natif du Moyen Orient (parler l’arabe oriental est une condition indispensable pour le poste en question), étudiant actif et engagé en Belgique, diplômé avec distinction, réfugié reconnu, expérience professionnelle et enfin citoyen belge.
Il est connu que rien ne fonctionne mieux que l’exemple concret pour motiver le public cible, ici les réfugiés du Moyen Orient, afin d’inciter ces personnes à s’engager positivement dans leur société d’accueil. Je conclus par ces mots : « l’expérience douloureuse de mon pays d’origine a fait de moi un citoyen actif et vigilant: elle m’a appris que les catastrophes de société commencent par de petits problèmes non gérés. Et je suis ici pour aider à éviter des futures catastrophes en accompagnant ces primo-arrivants lors de leur premiers pas dans cette société car ces pas sont décisifs pour leur avenir, celui de leurs enfants, et le vivre-ensemble pour tous ».
Je ressens l’oppression
Cette présentation semble faire de moi une mauvaise graine. Je reçois une première question très fermée de style scolaire, du par-cœur : énumérez-moi les trois qualités indispensables d’un AS ? Personnellement, je n’ai jamais lu le manuel d’un AS. J’aurais aimé entendre un « selon vous ».
Je recours au bon sens et à l’expérience. Je réponds : écoute, empathie et suivi… « C’est faux ! », me disent-elles. C’est le premier coup de matraque: « Monsieur », me dit la directrice, « nous attendons les mots neutralité et rigueur. Nous pensons que vous êtes trop proche de ces personnes! ». Oufti ! Je ressens l’oppression.
Je pensais naïvement que les personnes exerçant ce genre de poste auraient entamé un travail d’esprit critique. Leur asbl propose un module pour lutter contre les préjugés. Doivent-elles le suivre ?
Je riposte: « Mme, je comprends votre inquiétude, mais je pense que mon expérience professionnelle dans des situations beaucoup plus délicates touchant à l’intimité des gens telle que les femmes traumatisées m’a appris cette neutralité. C’est par ailleurs une qualité inhérente à tout travail professionnel ». La deuxième dame prend le relais et dit « votre parcours ressemble à certains et pas à d’autres, d’ailleurs, nous travaillons avec des gens d’autres origines comme l’Inde, le Venezuela ou le Congo ! »
Alors, je comprends que les dés étaient jetés d’avance. On cherche à me mettre en tort à tout prix, au point de se contredire: très proche des Syriens et pas assez proches des Congolais… Quelle parodie ! Persévérant, je réagis: « Madame, je vis dans un habitat groupé où nous sommes une vingtaine, issus de quatre continents ». Pourtant, je reçois une deuxième claque : « Monsieur, nous préférons à la limite embaucher un belgo-belge, me dit-elle, même s’il n’a jamais mis les pieds à l’étranger… il sera plus neutre que vous ! » Encore un coup.
Y a-t-il discrimination à l’embauche ? Pourquoi me comparer ainsi ? Au nom de quoi décident-elles que je ne suis pas neutre ? Cette proximité avec certains bénéficiaires, n’est-elle pas un avantage ? D’ailleurs, comment sera-t-il possible de sortir du cadre pour un travail si machinal tel que la gestion des dossiers ? L’assaut reprend déjà: « D’ailleurs, Monsieur, vous avez écrit dans votre texte laisser l’autre se sentir apprécié. Pourquoi ? Monsieur, ni lui, ni vous ne doivent se sentir appréciés ! ». Je réponds : « Madame, je comprends votre point de vue, c’est une question d’approche. D’expérience, j’ai préféré l’approche où l’accent est mis sur l’empathie et j’ai constaté que cela a fonctionné à merveille ». Sur ce, elle tourne la tête vers sa caporale.
D’un geste de matraque
Le poste proposé est « accompagnateur social » et non pas assistant social, travail que les CPAS assument à priori. Cette nuance n’était donc qu’illusion ? Vu leur insistance pour un profil AS local, je leur demande pourquoi elles m’ont appelé, sachant que je ne suis pas AS ? Madame l’adjudant-chef répond que ce n’est pas obligatoire : « vous n’êtes pas le seul parmi les candidats sans ce diplôme et vous avez réussi l’examen écrit ». Mais alors ? Qui peut m’expliquer!?
Mme la caporale de l’opérateur des cours de français prend le relais. Comme si je n’avais pas assez de coups. Pour tester mes réactions face à un scénario difficile, elle m’improvise un sketch. Gesticulant dans tous les sens, elle raconte l’histoire qui va me mettre à genoux: « Imaginez une personne syrienne d’origine gitane, qui n’a jamais été à l’école et que le CPAS oblige à suivre les cours de français pour bénéficier de l’aide financière, et qui embête la prof pour ne pas aller au cours. La prof le met dehors et vous appelle pour régler le problème. Que faites-vous ?! » Je la regarde les yeux grands ouverts tandis que la directrice m’observe attentivement. Elle rajoute maladroitement que c’est une situation typique chez ce genre de public ! La cheffe avec un faux sourire corrige : « ce n’est pas la majorité bien sûr ». La caporale se rattrape : « oui heureusement que cela ne fait que 10 % de nos bénéficiaires ! ».
J’ai bien envie de répondre « ben, je téléphonerais à Mme la directrice ! ». Mais je décide de rester positif et professionnel et je réponds : « si c’est comme le décrivez, j’appellerais ce monsieur pour l’écouter en profondeur et pour faire une analyse de besoins… peut-être souffre-t-il d’un trauma de guerre, peut-être lui faut-il plus d’écoute, chez un psy par exemple ? ». La cheffe reprend sèchement: « c’est un public qui n’aime pas les psys ! » Je me sentais roué de coups. L’adjudant-chef réagit : « la bonne réponse attendue est que vous le rayiez ! Elle explique, en mimant le mouvement d’une matraque de police, qu’une des casquettes de l’AS est de mettre l’ordre.
Sous le choc, je dis en partant : « merci, j’ai appris des choses aujourd’hui ! » Mmes ont rigolé.
J’ai décidé d’écrire ces mots non pas pour dire que je méritais ce boulot, pas non plus pour dénoncer une façon hostile de mener un entretien, mais pour lancer deux alertes en tant que citoyen. La première, c’est que je mets en doute les fruits d’une telle vision du travail social qui semble être la norme pour notre capitale: ce regard négatif et suspicieux envers le public d’origine étrangère, jugé à l’avance comme de mauvaise volonté, profiteur, et sans espoir d’être intégré, ne peut, d’après moi qu’amener de nouveaux problèmes. Il indique, je pense un retard dans la mise à jour du logiciel chez certains organismes par rapport à un public étranger nouveau.
Comment réussir par cette voie l’intégration des primo-arrivants ? En coupant tout contact et toute aide à des gens comme l’exemple du monsieur évoqué, on ne peut que encourager le marché noir et alimenter les ghettos sociaux. J’ai bien peur qu’un jour, les enfants de ce monsieur se trouvent pas leur place dans la société et qu’ils soient prédestinés à la délinquance… J’ai peur aussi de devoir vivre dans une société encore plus divisée.
La deuxième alerte, c’est qu’on apprend aux travailleurs sociaux qu’il ne faut pas sourire, ni être empathique avec son prochain car cela menacera notre individualisme et notre froid occidental ! Je rêve d’autre chose pour vous, pour moi, et pour eux.
Pas vous ?