Depuis sa sortie en septembre 2014 aux éditions La Découverte, Pour les musulmans a connu trois rééditions, chacune augmentée d’une préface inédite (Lettre à la France, janv. 2015 ; Contre la haine, déc. 2015 ; et la dernière en date intitulée Leurs passions tristes, nos causes communes, écrite en novembre 2020). Ces textes ont en tous été rédigés par Edwy Plenel dans un contexte de répression policière et administrative à la suite de tueries perpétrées par des personnes se réclamant de l’islam. Cette nouvelle version (en librairies le 25 mars 2021) ne pouvait – hélas – pas mieux tomber et survient en plein vote du projet de loi sur le « séparatisme » et à la suite d’une séquence punitive sans précédent visant des personnes ou des institutions musulmanes.
A Maurice Nadeau lui demandant à son arrivée Gare Saint-Lazare à Paris en 1945, si le problème noir aux Etats-Unis était en voie de règlement, Richard Wright eut cette réponse : « Il n’y a pas de problème noir aux Etats-Unis, seulement un problème blanci. » Cette réponse tranchante peut nous servir d’aiguillon dans le contexte qui est aujourd’hui le nôtre. Des bancs de l’Assemblée jusqu’aux plateaux télévisés, le camp réactionnaire est unanime pour affirmer que l’islam pose problème en France. Pour les musulmans est né précisément de la volonté du co-fondateur et patron deMediapartde s’élever contre une telle assertion :
« D’avoir, une énième fois, entendu ce refrain qui, sans entrave aucune, met la France en guerre contre une religion, l’acclimatant au préjugé, l’accoutumant à l’indifférence, bref l’habituant au pire, m’a donc décidé à écrire ce livre. A cette banalisation intellectuelle d’un discours semblable à celui qui, avant la catastrophe européenne, affirmait l’existence d’un « problème juif » en France, j’ai voulu répondre en prenant résolument le parti de nos compatriotes d’origine, de culture ou de croyance musulmanes contre ceux qui les érigent en boucs émissaires de nos inquiétudes et de nos incertitudesii. »
L’initiative est bienvenue, comme l’est tout geste qui permettrait de contrer le vent mauvais qui souffle actuellement en France sur les droits et libertés. Un livre d’utilité publique, au style enlevé et au verbe élégant. Comme pour mieux répondre à ceux qui convoquent les belles lettres du génie français pour justifier leur obsession antimusulmane.
Le livre souffre pourtant quelques défauts. En plus d’une focalisation excessive sur l’extrême-droite (tempérée il est vrai dans les préfaces ultérieures), l’auteur convoque sans cesse un idéal républicain aux contours vagues, idéal que le racisme contemporain viendrait trahir. Un discours de principe, certes salutaire, qui empêche toutefois E. Plenel de mener une véritable réflexion politique autour des rapports de domination et de la manière de lutter efficacement contre l’islamophobie.
« Un cri de colère contre un sale climat »
Pour les musulmans, comme on avait écrit il y a plus d’un siècle Pour les juifs. Si le pamphlet de Zola – et son fameux J’accuse…! – sont aujourd’hui célébrés, ils valurent à l’auteur des Rougon-Macquart bien des ennuis, et une condamnation à un an de prison et un exil forcé à Londres. Revendiquant pleinement cette filiation, E. Plenel voit dans l’islamophobie actuelle une persistance de l’antisémitisme : le racisme antimusulman occuperait la place laissée vacante par la réprobation qui frappe désormais l’antisémitisme.
Rappelant la tragédie qui avait présidé à l’acceptation passive de la construction d’une question juive en Europe, E. Plenel se livre à une réfutation passionnée de cette « insidieuse et insistante construction contemporaine d’une question musulmane. » Et pour ce faire, il choisit à l’instar de Zola, de s’adresser « explicitement aux siens » :
« Zola s’adresse explicitement aux siens, comme sans doute nous le faisons ici tant la question musulmane divise nos propres lecteurs, parfois même nos proches. Il évoque, d’ailleurs, ces « amis à moi » qui « disent qu’ils ne peuvent pas les souffrir ». Comme d’autres, aujourd’hui, autour de nous, ne supportent pas l’affirmation publique d’une foi ou d’une identité musulmanes. Comme d’autres, de nos jours, font de l’islam le « problème » de la France, son enjeu de « civilisation ».
Cette honnêteté intellectuelle est à mettre au crédit d’E. Plenel, qui ne verse jamais dans le paternalisme. Son propos clairement situé, il parle « aux siens ». S’il est très peu question dans le livre du mode de vie des populations musulmanes en France, cela vient appuyer l’idée d’une islamophobie liée davantage à la manière dont l’Europe, et plus particulièrement la France, se définit et définit son « identité », plutôt qu’avec un quelconque comportement des musulman•es.
La domination n’est pas pour autant un lieu vide et les populations musulmanes ne sont pas un bouc-émissaire désigné de façon arbitraire par les autorités et les grands médias. Aucun pouvoir ne choisit impunément sa victime, prévenait Arendt. S’appuyant sur certains passages des Réflexions sur la question juivede Sartre, Plenel situe le nœud du problème non dans un quelconque manque d’intégration des musulman•es qui rendrait leur présence problématique, mais dans un blocage français, dans « le refus d’admettre l’Autre comme tel, le souci de l’assimilation à soi, cet universel abstrait qui n’admet le juif, le Noir, l’Arabe qu’à condition qu’il se dépouille de son histoire et de sa mémoire ». Et, poursuit Plenel (on excusera la longueur de la citation, mais le passage nous semble significatif) :
« C’est précisément ce que vivent, depuis si longtemps, nos compatriotes musulmans qui, dans le même mouvement, sont assignés à leur origine et empêchés de la revendiquer. A la fois, ethnicisés et stigmatisés. Réduits à une identité univoque, où devraient s’effacer leur propre diversité et la pluralité de leurs appartenances, et rejetés dès qu’ils veulent l’assumer en se revendiquant comme tels.
Nous voici au cœur d’un défi français depuis trop longtemps en souffrance : apprendre enfin à penser à la fois l’universel et le singulier, la solidarité et la diversité, l’unité et la pluralité. Et, par conséquent, refuser résolument l’injonction néocoloniale d’assimilation qui entend contraindre une partie de nos compatriotes (de culture musulmane, d’origine arabe, de peau noire, etc.) à s’effacer pour se dissoudre, à se blanchir en somme. Bref, qui ne les accepte que s’ils disparaissent. »
« Crime contre la République »
Pour les musulmans oscille entre une dénonciation de l’universalisme abstrait et un éloge constant, qui confine parfois à l’exaltation, de la promesse républicaine. Celle-ci serait fondée sur l’« égalité des humanités, quelles que soient leurs origines, leurs races, leurs croyances, leurs cultures, leurs civilisations. » La formule est belle, mais dans les faits cette promesse s’est-elle jamais concrétisée ?
En faisant de l’islamophobie une atteinte aux principes de la « grande France », généreuse, résistante, antiraciste, puis en préconisant un retour à l’esprit originel de la République, l’ancien rédacteur en chef du Monde pêche selon nous par idéalisme. Profondément façonnée par l’expansion coloniale, la République ne saurait être réduite à ce creuset où viendraient se dissoudre toutes les appartenances et les identités, pour ne laisser subsister que des citoyens égaux. Elle a plutôt constitué – à travers un processus historique complexe et la notion même d’universalisme – une modalité nouvelle de hiérarchisation raciale, mais en aucun cas une négation de l’idée de race mêmeiii
Le discours de Plenel étant clairement situé, nous aurions aimé qu’il le soit du début à la fin du livre. Que le patron de Mediapart ne s’en tienne pas à une position de principe – aussi nécessaire soit-elle – pour mener un travail critique et réflexif sur ses propres milieux politiques, ceux de gauche. S’en tenir à une dénonciation morale du racisme en faisant l’économie d’une véritable réflexion politique, revient in fine à prôner un retour à un idéal républicain abstrait, précisément source d’islamophobieiv
Pour une politique antiraciste
L’ouvrage d’Ibram X. Kendi, Comment devenir antiraciste, paru aux Etats-Unis en 2019 et traduit l’année suivante en France, présente un certain nombre de défauts (langue raciale stéréotypée, approche mécaniste et abondance d’anecdotes personnelles pas toujours utiles au propos). Le livre a toutefois le mérite de poser les choses clairement, ce dont nous avons bien besoin en France en matière d’antiracisme tant le malentendu est grand autour des mots et des choses.
L’apport principal d’Ibram X. Kendi est de distinguer entre les idées racistes et les politiques racistes, mais aussi entre les idées et les pratiques antiracistesv. Il nous invite à nous concentrer sur le pouvoir plutôt que sur les gens, à choisir de changer la politique plutôt que des groupes d’individus. « Nous savons comment être racistes. Nous savons comment prétendre ne pas être racistes. Apprenons maintenant à être antiracistes » écrit-il en fin d’introduction.
Publié pour la première fois en 2014, Pour les musulmans ne pouvait évidemment s’appuyer sur les éléments précités. E. Plenel aurait malgré tout pu aller au bout de la logique que lui confère sa position sociale, pour s’essayer à une véritable réflexion politique et critique de lutte contre l’islamophobie au sein même des institutions traversées par ce racisme.
Ce type de réflexion existe par exemple aux Etats-Unis, où des intellectuel˖les s’essayent à des analyses politiques en vue de réformer de l’intérieur les structures racistes des pouvoirs politiques en place, à travers des mesures combinant redistribution économique et reconnaissance politique des groupes discriminés, mesures susceptibles d’être adoptées directement par les institutions pour lutter contre le racisme structurelvi
Ce type d’approche pragmatique fait cruellement défaut en France, où l’on se contente volontiers de quelques sorties remarquées à l’Assemblée contre la stigmatisation dont font l’objet les musulman˖es, oubliant que ces interventions ont certes leur utilité, mais n’ont pas valeur performative. Se dire pour les musulmans, c’est prendre clairement position contre toutes les mesures concrètes, aussi bien législatives, administratives, policières, que judiciaires, qui entravent leur vie socialevii. Ce n’est qu’à ce prix que nous pourrons opérer un saut qualitatif permettant de passer des idées antiracistes à une véritable politique antiraciste.
i Maurice Nadeau le raconte dans le numéro de Combat, du 11 mai 1946.
ii Sauf mention, toutes les citations sont extraites de l’ouvrage d’Edwy Plenel, Pour les musulmans, La Découverte, 2021.
iii Voir par exemple l’étude de Tyler Stovall, « Universalisme, différence et invisibilité. Essai sur la notion de race dans l’histoire de la France contemporaine », Cahiers d’histoire. Revue d’histoire critique [En ligne], 2005.
iv C’est là le cœur du problème. Pour paraphraser Fanon, le racisme est par essence structurel, et une société est raciste ou ne l’est pas.
v « Une politique raciste est toute mesure qui produit ou maintient l’iniquité entre différents groupes raciaux. Une politique antiraciste est toute mesure qui produit ou maintient l’équité entre les groupes raciaux. Par politique, j’entends les lois écrites et non écrites, les règles, les procédures, les processus, les régulations et les lignes directrices qui gouvernent les individus. Il n’existe pas de politique non raciste ou neutre face à la race. Toute politique, dans toute institution, dans toute communauté, dans toute nation, produit ou maintient soit l’iniquité, soit l’équité entre les groupes raciaux » in Ibram X. Kendi, Comment devenir antiraciste, Alisio, 2020.
vi Voir notamment en langue française, l’ouvrage de Nancy Frazer, Qu’est-ce que la justice sociale ?, paru aux éditions La Découverte en 2011.
vii Nous renvoyons sur ce point à notre texte « La loi contre le séparatisme en France est un appel à la séparation » accessible en ligne sur Middle East Eye.