Supposons que le signifiant d’« islamophobie » ait quelques pertinences. Si « islamophobie » il y a, alors définissons ce terme selon son étymologie, c’est-à-dire comme une peur, une haine ou un dégout de la religion musulmane.
D’une peur, d’une haine ou d’un dégout absolument légitime et non-condamnable pour peu que ce rejet respecte le cadre légal de la jurisprudence consacrée. En ce sens, force est de constater que depuis plus de vingt-ans, règne un climat d’idées et d’affects que l’on peut aisément qualifier d’« islamophobe » et ce, particulièrement dans le champ politique, médiatique et intellectuel[1], alimenté par différents acteurs – pas nécessairement majoritaires mais ayant assurément force de proposition et en ce sens, jouissant d’un relatif pouvoir d’influence –, formant ainsi ce que Pierre Bourdieu appellerait une « humeur idéologique »[2].
Pour notre part, nous pensons que l’« islamophobie » relève d’une phobie avant tout idéologique et culturelle, qu’elle procède d’un contexte historico-politique particulier fait d’insécurités et d’angoisses existentielles profondes, favorisant ainsi la sécrétion de toutes sortes de fantasmes et de psychoses dont les extrêmes et les contraires s’en nourrissent jusqu’à satiété – et ce, particulièrement chez une certaine élite intellectuelle et politique.
Une phobie idéologique
Contrairement à une relative interprétation dominante, il nous apparait que l’« islamophobie » n’est ni un « racisme », ni une « religiophobie » ; elle est dans le pire et le plus vulgaire des cas, une xénophobie – au sens d’une altérisation/démonisation de l’Autre –, mais ne saurait s’y réduire et en constituer l’essence. L’« islamophobie » est avant tout une phobie idéologique qui interprète tendanciellement toute pratique d’extériorité sociale au sens large – de la simple présentation de soi à l’activité concrète –, toute pensée, opinion ou discours – ce qui est sans doute le plus grave –, voire même toute intention – lorsque cela est possible –, dès lors que cette praxis est perçue de façon réelle ou imaginaire comme étant liée à la religion musulmane.
Toute pratique est, dans ce cas, vue comme le signe univoque ou équivoque – d’une équivocité qui renforce plus encore la suspicion et la méfiance – d’une appartenance idéologique virtuelle à une idéologie politique particulière – c’est-à-dire, un système d’idées et de croyances politisées en vue d’un passage à l’acte politique, d’une conquête du pouvoir, violente ou non-violente, mais assurément subversive pour l’ordre politique et social établi – qu’est en l’occurrence l’« islamisme » et ses différentes variantes.
Le réel « danger » ou « problème » dans l’« islamophobie » n’est donc précisément pas le « racisme » ou la « xénophobie », mais le caractère politique ou proto-politique de cette phobie, en tant que la religion musulmane est perçue comme potentiellement – et nous insistons sur ce caractère potentiel ou virtuel – politisée et politisable par ses usagers, d’une politisation qui ipso facto serait pernicieuse, dangereuse, nocive et aux antipodes des valeurs et intérêts de la nation, se transmutant alors en « islam politique » ou « islam radical ».
Ce qui se constitue autour de l’islam(isme) n’est pas un imaginaire de l’infériorisation, de la colonialité, de l’asservissement conquérant, de la domination perverse et plénoexique, de la pathologisation ou du racisme stupide et débilisant . Il s’agit bien davantage d’un imaginaire politique de la grandeur terrifiante, de l’inquiétante menace, de l’infiltration stratégique, de la contamination sociale, de la subversion culturelle, de la défiguration et du dépérissement de soi, de la substitution démographique et politique, de la colonisation inversée, de l’implosion d’une supposée unité collective, de la déstabilisation politique, de la prise du pouvoir, etc. , tout ce qui, de près ou de loin, menacerait la vie « spirituelle » et « physique » de la « nation », de l’être-en-commun supposément « originel », « authentique », « stabilisé » ; c’est-à-dire, la forme-de-vie « consacrée », « légitime », « majoritaire ».
Sur ce point, les preuves discursives ne manquent pas. Songeons aux propos du président de la République :
« Le problème, c’est cette idéologie, qui affirme que ses lois propres sont supérieures à celles de la République. Et je l’ai souvent dit, je ne demande à aucun de nos citoyens de croire ou de ne pas croire, de croire un peu ou modérément, ça n’est pas l’affaire de la République, mais je demande à tout citoyen, quelle que soit sa religion ou pas, de respecter absolument toutes les lois de la République. Et il y a dans cet islamisme radical, puisque c’est le cœur du sujet, abordons-le et nommons-le, une volonté revendiquée, affichée, une organisation méthodique pour contrevenir aux lois de la République et créer un ordre parallèle, ériger d’autres valeurs, développer une autre organisation de la société, séparatiste dans un premier temps, mais dont le but final est de prendre le contrôle, complet celui-ci. Et c’est ce qui fait qu’on en vient ainsi progressivement à rejeter la liberté d’expression, la liberté de conscience, le droit au blasphème. Qu’insidieusement, on conduit à se radicaliser. »[3]
Au ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin, écrivant dans son petit livre Le séparatisme islamiste :
« L’islamisme est un cheval de Troie renfermant la bombe à fragmentation de notre société. Il a gangrené tous les pays dans lesquels il a pu prendre le pouvoir : en Iran, en Afghanistan, au Soudan, au Yémen, en Algérie, en Syrie ou en Irak, il a laissé derrière lui de la violence, du sang et des morts. Il est là aujourd’hui, en Europe. En France. Face à un ennemi si dangereux et si insidieux, dont on sait qu’il est bien loin de la religion du Prophète, il est normal que les pouvoirs publics prennent des mesures sans précédent. »[4]
A l’éditorialiste Éric Zemmour pour qui le « Musulman » serait par essence, un « homme politique qui s’ignore »[5], et qui, le jour ou une telle réminiscence adviendra, se fera un plaisir de ravager le sol national, certains déjà le feraient avec bonheur et grande efficacité. Il écrit :
« Soustelle mourut à temps. Il ne vit pas sa grande idée ‘‘d’intégration’’ se liquéfier au fur et à mesure que des populations venues d’ailleurs se pressaient dans les banlieues françaises, chassant par l’affirmation ostentatoire de leur mode de vie, et parfois par la violence de la délinquance, des ‘‘Français de souche’’, ainsi que les descendants des immigrations européennes, qui ne se sentaient plus en France. Ces quartiers vivaient de plus en plus sous le régime d’une ‘‘charia de fait’’ énoncée par les imams, venus de l’étranger pour la plupart, et imposée de gré ou de force par les ‘‘grands frères’’ (…) Bientôt, les prénoms coraniques ne suffirent plus pour affirmer leur fierté identitaire : il y eut aussi les tenues islamiques, hijab pour les femmes et djellaba pour les hommes, les écoles coraniques ou la langue arabe était enseignée au gré des récitation de verset du Coran, les boutiques et les supermarchés emplis de produits ‘‘halal’’, les cafés réservés aux hommes, la rue interdite aux femmes en jupe courte ou aux tenues ‘‘indécentes’’. Comme l’explique le philosophe Rémi Brague, spécialiste des religions, ‘‘l’Islam, derrière toutes ses variétés, est un système juridique qui se présente comme d’origine divine et ou tout, en conséquence, n’est pas négociable.’’ (…) Une contre-société forge peu à peu un contre-peuple dans le cadre d’une contre-colonisation. »[6]
A aucun moment il ne s’agit, dans la bouche des intéressés, d’un discours qui viserait à inférioriser racialement un groupe d’individus, à le « séparer » et l’« ostraciser », à « civiliser » ce groupe, à l’« émanciper » ou autres ; pas plus qu’il ne s’agirait de supprimer en tant que telle toute une religion en soi ; le président le rappelle clairement en ce sens : « De la même manière, ne nous laissons pas entraîner dans le piège de l’amalgame tendu par les polémistes et par les extrêmes qui consisterait à stigmatiser tous les musulmans. Ce piège, c’est celui que nous tendent les ennemis de la République, qui consisterait à faire de chaque citoyen de confession musulmane un allié objectif parce qu’il serait la victime d’un système bien organisé. »
Il n’y a pas non plus de complexe paternaliste ou néo-colonialiste dans ces visions. Il s’agit très clairement de mettre en garde contre une menace idéologique portée par des acteurs particuliers, et de la combattre en conséquence – peut-être, « par tous les moyens » –, de la museler, de l’éradiquer, à la fois par la répression et la disciplinarisation, la surveillance et la punition, le contrôle et la contrainte, l’interdiction et la pénalisation, la censure et la propagande, la conversion idéologique (la fameuse « assimilation ») et l’excommunication nationale de toutes hérésies. De là que l’« islamophobie » – jusqu’à là non condamnable dès lors ou elle restait dans le champ des opinions – bascule alors dans la posture « anti-musulmane » telle que nous l’avons défini ailleurs[7], puisqu’elle vise de façon effective à restreindre, contraindre, orienter, surveiller et punir les opinions et les pratiques des citoyens musulmans réels. Comme le déclarait fièrement Marlène Schiappa, nouvelle égérie de la laïcité, à propos de la « raison d’être » de la Charte des imams : ce dispositif légal permettra de pouvoir surveiller les prêches des imams – ce qui est déjà le cas au demeurant… – en allant plus loin encore dans l’intrusion des croyances :
« Cette charte est engageante (…) L’idée, c’est de dire comment on s’engage dans la lutte contre l’homophobie ? Est-ce que ça veut dire que dans les prêches, on considérera que deux hommes ont le droit de s’aimer, de se marier, comme deux femmes ont le droit de s’aimer et de se marier, comme le disent les lois de la République française ? C’est cela que dit cette Charte. »
« Ôte ta conscience de là que j’y mette la mienne », écrivait Malek Bennabi, telle est désormais la méthode du gouvernement et tout un pan des acteurs de la société civile, dans une veine néo-maccarthyste radicale faisant de l’islam(isme) un objet à traquer et à éliminer absolument – nous souscrivons donc pleinement aux propos de Rachid Benzine sur ce sujet[8].
Une phobie culturelle
Enfin, dans une autre mesure, cette phobie idéologique se décline en phobie culturelle – très proche en cela de la xénophobie ordinaire – mais toujours indexée, de près ou de loin, au paradigme phobique de l’idéologie « islamiste ». Comme le résumait Patrick Buisson à Nicolas Sarkozy :
« La crise identitaire est au cœur du mal-être national. Personne ne te le dit, mais c’est la première souffrance sociale. C’est la souffrance de la sous-France. Elle n’est pas, contrairement à ce que raconte la gauche, rejet de l’autre, mais refus d’une dépossession de soi et de devenir autre chez soi. Les Français ont le sentiment que l’intégration des immigrés confine à une désintégration de l’identité nationale. Pour permettre au migrant de conserver ses racines, on somme le pays d’accueil de renoncer aux siennes, à un art de vivre, à une mémoire collective, à une histoire commune. (…) c’est la survie du peuple français qui est en jeu (…). »[9]
Ce qui est en jeu ici donc, c’est encore la question de l’insécurité psychique et morale par le prisme de la culture légitime jugée menacée en son être du fait d’un tiers dit « étranger » et « inquiétant ». C’est la « survie du peuple français » dont il est question, assène l’ancien conseiller de l’ex-président de la République. De là, la pertinence de l’analyse du phénomène d’« islamophobie » – entendue encore une fois comme phénomène d’expression discursive et affective d’une « peur », « haine », « dégout », etc., de l’« islam » en tant que fait social, indépendamment de toute condamnation éthico-normative sous notre plume – comme « panique morale » selon le mot de Stanley Cohen, c’est-à-dire, cette disposition ‘‘collective’’ psycho-sociale à l’insécurité, la crainte, la réticence, la méfiance, le dégout, le ressentiment, la haine ou la colère, surgissant dès lors qu’« une condition, un évènement, une personne ou un groupe de personnes est désigné comme une menace pour les valeurs et les intérêts d’une société. »[10]
On pourrait aussi parler dans une variante très proche, de « paniques identitaire », telle que l’entendent Régis Meyran et Laurence de Cock, c’est-à-dire, cette forme spécifique de « panique morale » mettant en jeu les « représentations de soi et du groupe social » d’un point de vue identitaire, culturaliste, essentialiste, et « la perception que ce groupe a d’un autre groupe social » [11] jugé irrémédiablement différent et inquiétant. Le syntagme d’« insécurité culturelle »[12] – tant décrié ci et là –, thématisé par le politologue Laurent Bouvet semble donc tout à fait pertinent à cet égard également.
Malaise dans la civilisation
Et pour cause, les années 90 de l’après chute du mur de Berlin et de la fin du bloc soviétique, verront s’intensifier dans l’espace public, tout un tas de débats sociétaux sur la place de l’islam et des musulmans en France. L’affaire du voile en tête, suivie des différents évènements géopolitiques liés à l’émergence de l’islamisme politique et du terrorisme (FIS, GIA, Al-Qaida, etc.) entre autres.
La « panique identitaire » généralisée du monde contemporain – particulièrement en Europe et en France – semble donc aujourd’hui d’autant plus perceptible lorsqu’il s’agit d’aborder la question de « l’islam » et des « musulmans », construits le plus souvent comme « bouc émissaire » fictionnel de la mise en branle de l’« union commune ».
Ce retour de l’« identité » quasi consensuel, à la fois pour les majorités comme les minorités, peut être interprété, d’abord, comme un « cri d’angoisse » ; dans la mesure où il répond à une souffrance et un besoin. Un besoin de « sens », de « stabilité », et de « projection ».
En effet, écrivent à juste titre Gilles Lipovetsky et Sébastien Charles, ce sont « toutes les mémoires, tous les univers de sens, tous les imaginaires collectifs faisant référence au passé qui peuvent être convoqués et réemployés en vue de la construction des identités et de l’accomplissement personnel des individus»[13]. Or, comme toute construction identitaire, elle est bien souvent davantage mythologique qu’historique. Ces constructions mythologiques identitaires tentent autant que faire se peut, de réintroduire à la fois de la stabilité et de la projection dans l’existence.
Stabilité et projection mises à mal par le processus de destruction des repères sociaux dits ‘‘classiques’’ : la classe, le travail, la religion, l’État, entre autres. Mais aussi par l’avènement du 3ème âge du capitalisme, le capitalisme financier et mondialisé, alimenté et légitimé par l’idéologie néolibérale – dérégulation et retrait de l’État dans la vie de la cité, financiarisation, privatisation, ultra-marchandisation, délocalisation, externalisation, flexibilité, performance et archi-rentabilité etc. –, ainsi que le bouleversement provoqué par les nouvelles technologies et les innovations marketings et managériales, entrainant des transformations socio-anthropologiques considérables – notamment sur le rapport au temps, à la mémoire, à l’autonomie, à la consommation, au désir, à la libido sociale, à la confiance et au travail.[14] Ces destructions des structures sociales amènent le sociologue Zygmunt Bauman à qualifier nos sociétés de « société liquide ».[15] décrivant ainsi des existences atomisées, fluviales, volatiles. Cette incertitude constante sur l’avenir et le présent provoque donc un sentiment d’insécurité et de paniques morales. La réactivation d’un imaginaire renvoyant à un passé fantasmé et assaini, à une forme d’unité, à un destin collectif, permet de colmater ce gouffre béant du « manque de sens ».
De là, ce qu’Emmanuel Todd appelle à juste titre un « malaise religieux » symptôme d’une société dévorée par un « vide métaphysique » et dont la résurgence identitaire nationaliste ou laïco-républicaine n’a pour seule vérité et seule fonction que d’être « l’expression de la misère réelle » d’une part, et, d’autre part, « la protestation contre la misère réelle ».[16] Puisqu’en effet, l’identité – nationale, culturelle, laïque, républicaine – érigée en totem moderne, a un rôle – conscient ou inconscient – de substitut mystificateur de la religion traditionnelle et, en tant que telle, n’est rien d’autre, aussi, que « le soupir de la créature accablée par le malheur, l’âme d’un monde sans cœur, de même qu’elle est l’esprit d’une époque sans esprit. C’est l’opium du peuple. »[17]
Ce processus d’obsession identitaire traduit donc un objectif de pérennité du groupe social, un objectif permettant de consister et de perdurer en l’existence [18], mais dont la charge affective , toute en ressentiment et angoisse se réoriente inexorablement vers la minorité musulmane .
« Qu’un musulman, écrit Michel Onfray, croie la viande de porc immangeable, l’alcool imbuvable, la chevelure d’une femme obscène par définition, blasphématoire la représentation du visage d’un prophète qui fut un homme, libre à lui. Mais pourquoi devrais-je le croire moi aussi, sous peine de mort ? L’affaire des prétendues caricatures (comme celle dite du voile) met au jour un symptôme de plus qu’elle : désormais l’islam place des coins dans le vieux marbre d’une Europe qui ne croit plus en elle, en ses valeurs, en ses vertus, et ce avant destruction définitive. »[19]
Dans cette configuration historico-politique dans laquelle la psychose[20] supplante la raison et le bon sens, la « laïcité », les « valeurs de la République », l’« Histoire de France », l’« identité nationale », la « tradition française », la « religion catholique », etc., deviennent non plus des garants protecteurs des minorités et des idéaux les plus nobles de la Modernité politique, mais se transmutent en principes dogmatiques, quasi-transcendants, totalisants – pour ne pas dire ‘‘totalitaires’’ –, absolument délirants, supposément protecteurs et sécuritaires des « valeurs communes », c’est-à-dire essentiellement des populations majoritaires menacées dans leur intégrité psycho-sociale.
De là, l’hystérie et la psychose « islam(iste) », dont l’obsession même dévoile déjà la vérité de ce qu’elle refoule : la hantise de la mort – spirituelle et physique.
Hantise d’autant plus terrible qu’elle se subsume sous un relatif complexe de supériorité, une supposée singularité irréductible, un passé glorieux et une destinée (normalement) triomphale – on comprend alors l’idolâtrie zemmourienne à propos de figures comme Napoléon ou de Gaulle[21]; on comprend aussi cette forme d’attente diffuse d’une sorte de « sauveur », d’un « grand homme », d’une « religion » ou d’un « dieu » peut-être même, voire d’un « évènement » comme un « grand soir », bref d’une espérance quasi-messianique incarnée dans un « chef » ou une « révolution » qu’elle soit « conservatrice » ou « progressiste ».
Toutes ces thématiques de la « décadence », du « suicide », de la « fin d’un monde », de la « soumission », d’un « grand remplacement », etc., n’en sont que les preuves manifestes. L’islam fait figure, de façon absolument délirante – propre en cela au fantasme et à l’angoisse, en termes psychanalytique –, de miroir défigurant, de monstruosisation. Les récents propos tenus par Patrick Buisson illustrent clairement cela :
« L’islam n’est que le miroir de nos insuffisances et de nos démissions. L’islam nous renvoie à l’image de notre déclin et de notre décadence. C’est ça qui nous est insupportable. (…) J’ai plus de respect pour une femme voilée, qu’une lolita, gamine en string. (…) J’ai plus de respect pour un musulman qui fait sa prière cinq fois par jour, que pour les bobos écolo à trottinette. (…) Je considère qu’en humanité, ils ne sont pas des êtres inférieurs, j’ai même tendance à considérer qu’ils sont des êtres supérieurs. »[22]
Ces énoncés, d’apparences « islamophiles », incarnent la vérité même de l’une des principales raisons du souci vis-à-vis de l’islam. L’islam représenterait un « souffle civilisationnel » que la France, l’Europe et l’Occident auraient « perdu » :
« Je pense que la fin de l’Occident et de l’occidentalisation s’est faite à partir de la Révolution française, de la déchristianisation, et que depuis on est sur une espèce de descente. (…) L’Europe c’est terminé, l’Occident c’est terminé aussi (…) La fin de l’Occident c’est probablement la fin des valeurs des Lumières, des valeurs universelles, etc. (…) il y a aujourd’hui un islam grandissant, une spiritualité grandissante sur la planète qui fait que d’autres civilisations aspirent à autres choses que posséder, consommer, à vivre par le matérialisme trivial et vulgaire (…) »[23]
De la même façon, Régis Debray pointait du doigt les « leçons » qu’auraient données les « jihadistes » à cet Occident moribond : celui de l’acceptation courageuse de la mort, du sens du sacrifice et du dépassement, de la solidarité chaleureuse des communautés de foi et des arrières-mondes salvateurs de la religion.[24] Michel Onfray, encore une fois, devant un Éric Zemmour acquiesçant à s’en briser la nuque :
« Je pense que les musulmans nous donnent une leçon qu’ils ont bien raison en ce sens de nous donner, qui est une leçon d’antimatérialisme. Quoi qu’on pense, ce sont des gens qui ont un idéal, que l’horizon indépassable n’est pas dans le téléphone portable, dans le 4X4, le SUV ou ce genre de choses ; mais ce sont des gens qui ont une spiritualité, qui ont une éthique, qui ont une exigence morale, qui ont des valeurs, qui estiment que nous sommes honteux nous, d’envoyer nos personnes âgés dans ce qu’on appelle des EHPAD qui sont des mouroirs, qui estiment que la sexualité avec n’importe qui, quand on veut, comme on veut, pour faire n’importe quoi, c’est pas forcément très honorable à l’endroit des femmes, etc. Donc je pense que ce n’est pas une affaire de frigidaire, mais de dignité, parce que ces gens sont dans une morale de l’honneur et nous avons perdu le sens de l’honneur. Nous n’avons plus aucun sens de l’honneur. »[25]
Rien de mieux que ce type d’énoncé, en effet, pour sur-narcissiser un groupe social minoritaire et dominé, déjà bien assez gavé de mythes de la supériorité en tout genre : spirituelle, éthique, théologique, philosophique, scientifique, existentielle, politique, civilisationnelle ; et qui, depuis des années, ne cesse de s’illusionner sur sa prétendue mission historiale de « phare de l’Humanité » – l’islamisme et le jihadisme incarnant parfaitement ce fantasme par le slogan : « L’islam est la solution ! » ; ou encore, « L’islam, c’est la civilisation ».[26] comme l’écrivait Sayyed Qutb -.
De là, cet autre moteur de la praxis politique du « Musulman » (abstrait) s’additionnant à la condition supposée d’éternel « damné de la terre » sous le joug de l’impérialisme occidental. Ainsi, de la plume militante de Soleiman Al-Kaabi, expliquant que :
« Les élites dirigeantes ne sont nullement épouvantées par le prétendu séparatisme, mais par son contraire, l’infusion lente et irrépressible de l’islam dans tous les recoins de la France. Ces élites sont d’autant paniquées qu’elles prennent conscience qu’elles sont abhorrées par les masses qui réclament leur départ avec toujours plus de virulence, quand les musulmans poursuivent leur ancrage dans la société française. (…) L’islam, contrairement aux déclarations de Macron, n’est pas en crise et c’est précisément ce qui enrage les partisans d’une xénophobie d’État. Il faut rappeler que les intenses campagnes médiatiques contre l’islam sont attisées par les sondages qui indiquent que les jeunes musulmans (moins de 35 ans) sont bien plus attachés à l’islam que leurs ainés, au moment même où le christianisme pousse son dernier soupir. On peut s’étonner qu’il [Emmanuel Todd, N.D.A] n’ait pas vu la « dissociation » entre ce déclin religieux catholique et le regain de la pratique religieuse chez les jeunes musulmans. Cette dissociation est d’autant plus significative que la seule population encore dotée d’une foi dans ce pays (et à qui on la lui reproche) est aussi la plus dynamique démographiquement. L’un des indices utilisés pour mesurer l’effondrement de la pratique religieuse est le nombre de messalisants par département, c’est à dire les fidèles qui assistent régulièrement à la messe dominicale. Or, la comparaison s’impose d’elle-même avec une communauté musulmane à qui l’extrême droite reproche les « prières de rue », c’est-à-dire le nombre croissant de fidèles assistant au sermon du vendredi et qui, faute de place dans des mosquées pleines à craquer, doivent rester en dehors du lieu de culte. Autrement dit, la pratique religieuse chez les musulmans suit une évolution inversement proportionnelle à celle du reste de la société. La crispation de l’extrême-droite autour de cette question des prières de rue est une jalousie inconsciente envers une communauté qui ne souffre pas de cette crise religieuse. La conclusion logique qu’on peut déduire de cette dissociation est qu’au sein d’une population fatiguée, déclinante et désorientée, les musulmans représentent la seule force réellement révolutionnaire de ce pays. Armés de la foi, ils sont les seuls qui disposent de la vigueur morale et physique pour constituer le noyau d’un futur ordre politique et fédérer toutes les composantes de la société. »[27]
Jusqu’à l’intellectuel anonyme ‘‘prolétaroide’’, tout jubilatoire d’une « islamophobie » qu’il perçoit comme le signe annonciateur d’une victoire inéluctable :
« À cause de la puissance que porte l’Islam authentique que cette petite fille porte fièrement sur la tête, tous leurs principes républicains, laïques, philosophiques, des lumières à l’humanisme de Montaigne : tous ces principes s’effondrent lamentablement face à cette petite fille voilée d’où la fausseté d’une telle civilisation dévoilée par le biais d’un bout de tissu. (…) L’Islam aujourd’hui est devenu problématique pour eux parce que c’est une valeur puissante. »[28]
Une seule et même chose travaille ce type de pensée : le mythe de la grandeur de l’islam enorgueillissant ceux qui s’en croient les portes paroles fidèles et exclusifs, ventriloquant la divinité sans ambages ni crainte – ce que nous avons appelé ailleurs : « les contradictions de l’héritage de l’universel islamique et les dissonances psychiques du dominé ».[29]
Un mythe auquel croient dur comme fer, et peut-être plus encore, les principaux « ennemis » ou « opposants » de cet « islam imaginaire ».
La religion musulmane devient donc pour tous ces acteurs – et en particulier « non-musulman » : Onfray, Zemmour, Debray, etc. –, l’objet a de la « France » – ou du moins, de ceux qui s’en croient les représentants –, cause du désir au sens de Lacan, dont l’angoisse en est le signum le plus éclatant ; et par la même, ce par quoi et ce pourquoi tout mouvement de l’âme devient à nouveau possible, par cet amas d’affects mêlant crainte et effroi, hantise et appréhension, subjugation et jalousie, envie et défie, mépris et concurrence.
Le propre de toute « rivalité mimétique »[30] – stupide et mystificatrice – en somme, qu’illustre à merveille Pascal Bruckner par exemple :
« Je pense qu’effectivement, pour résister à l’assaut de l’islam radical, il serait bon que l’Église catholique se remuscle un peu. Parce que je pense que la religion arrête la religion. Et qu’au fond, plus l’Église sera forte, plus l’islam sera sage. (…) Et puis la foi républicaine, c’est revaloriser ce que voulait dire la République pour ses fondateurs, effectivement : on est prêt à mourir pour sa patrie, on est prêt à sacrifier sa propre vie pour sauver celle des autres. Donc ce dont la France manque depuis quarante ou cinquante ans, – c’est cette sacralité-là ! – Voilà ! C’est de la confiance en elle-même, et le colonel Beltrame le lui a peut-être rendu, d’autant qu’il revalorise un personnage qui avait été considérablement déprécié, c’est le soldat. »
Ou le « choc » en acte, non pas des « civilisations », mais des « mythes de la grandeur » alimentés par des acteurs précis, imbus de leurs petites personnes. Qu’on ne s’étonne donc guère de cette joyeuse coïncidence des opposés, chacun jouissant de sa propre bêtise et de son désir de puissance jusqu’à la castrer, mais la réactiver, heureusement, par le « rival » providentiel qu’on qualifiera d’« ennemi » naturel, intime, immémoriel, historico-ontologique :
« Les dernières évolutions confirment définitivement que la France est le point focal du conflit multiséculaire qui oppose l’Islam et l’Occident. Si l’intolérance et le rejet de l’Islam est un mouvement général qui affectent toutes les sociétés occidentales, c’est en France que ce rejet atteint un tel degré d’hystérie, qui peut déboucher sur une rupture définitive et prendre une tournure réellement dramatique.»[31] Du côté « musulman » avec Al-Kaabi ; comme du côté « patriote » chez Jean-Frédéric Poisson :
« La conquête de l’islam est en cours ! C’est une décision qui a été prise par les États musulmans il y a 20 ans. Ils veulent fracturer la France et l’Occident !»[32]
Qu’est-ce qu’un « islamiste » ?
Ceci étant dit, une question se pose alors : qu’est-ce qu’un « islamiste » ? On aura beau chercher une définition « académique » – c’est-à-dire, un militant faisant de la religion musulmane le fondement premier et dernier de sa pensée et de sa praxis politique à des fins de conquête du pouvoir (principalement en terre d’islam) ou d’influence locale, de façon légitime et légale (comme les Frères musulmans jouant le jeu du processus démocratique dans le monde arabe par exemple) ou de façon illégitime et violente (comme c’est le cas du jihadisme) »[33] – elle ne rendra jamais compte de la façon dont le « pouvoir » conçoit cette notion.
Écoutons à nouveau le président Emmanuel Macron :
« Ce à quoi nous devons nous attaquer, c’est le séparatisme islamiste. C’est un projet conscient, théorisé, politico-religieux, qui se concrétise par des écarts répétés avec les valeurs de la République, qui se traduit souvent par la constitution d’une contre-société et dont les manifestations sont la déscolarisation des enfants, le développement de pratiques sportives, culturelles communautarisées qui sont le prétexte pour l’enseignement de principes qui ne sont pas conformes aux lois de la République. C’est l’endoctrinement et par celui-ci, la négation de nos principes, l’égalité entre les femmes et les hommes, la dignité humaine. » »[34]
En ce sens, et aux vues de tous ce que nous venons de dire précédemment, sont islamistes tous ceux qui s’affilient ou correspondraient, explicitement ou implicitement, réellement ou de façon imaginaire, à la religion musulmane dès lors ou celle-ci serait, soit en opposition claire, soit en écart vis-à-vis d’une supposée norme symbolique légitime – érigée en ‘‘Tables de la Loi’’ – aux contours flous, que serait la forme-de-vie nationale-laïco-républicaine. Toute « opposition » – fût-elle pacifique et légale – ou tout « écart » – c’est-à-dire, l’affirmation d’autres formes-de-vie ne contrevenant point à la Loi –, objectif ou fantasmé, est dès lors perçu comme un mode de politisation de la foi – d’où le syntagme « islam politique » – ; politisation assurément redoutable, maléfique et préjudiciable pour l’être-ensemble national, pouvant déboucher à termes sur de la violence physique, c’est-à-dire, du terrorisme – l’« islam radical » ou « jihadiste » en somme. Voilà donc ce qu’est un islamiste : tout individu musulman se réclamant de l’islam comme forme structurante principale, majoritaire ou importante de sa vie, dont le conatus serait : soit, en opposition de fait à la forme-de-vie national-laïco-républicaine ; soit tout simplement, en écart vis-à-vis de cette forme-de-vie consacrée et dominante, de telle sorte que, ne point correspondre au dit et au faire de l’« idole » nationale-laïco-républicaine, point par point, ou du moins, sur les points qu’elle aura spécifié, suggéré ou projeté35, revient à s’y opposer d’une façon ou d’une autre – en sorte que, la tentative de pondération dans les propos du président concernant la mise en garde contre toute forme d’« amalgame », finit par tomber dans la caducité la plus abyssale. « Il n’y a point de hors-République nationale-laïco-républicaine » pour un citoyen « musulman », assène le souverain.
https://editions-nawa.com/smartblog/230_France-Revolutionnaire-2.html [28] C’est là l’un des propos qui nous a été adressé par un anonyme suite à la fermeture de l’école dans laquelle nous enseignons sous prétexte de « radicalisme » et de « séparatisme », l’école MHS Paris. [29] Zine-Eddine Gaid, Qu’est-ce qu’un intellectuel musulman « radical » français ?, Éditions Le Discernement, Paris, à paraître [30] René Girard, Achever Clausewitz, Flammarion, Paris, 2011 [31] Abu Soleiman Al-Kaabi, « La France et l’Islam : un face-à-face de 1437 années »,
https://editions-nawa.com/smartblog/92_France-et-Islam-face-à-face-1437.html [32] Jean-François Poisson, « Discours à la Convention de la Droite » [33] François Burgat, Comprendre l’islam politique, Hibr éditions, Alger, 2017 ; Gilles Kepel, Le prophète et le pharaon, Gallimard, Paris, 2012 ; Gilles Kepel, Fitna. Guerre au cœur de l’islam, Gallimard, Paris, 2007 [34] Emmanuel Macron, « Discours des Mureaux », https://www.lefigaro.fr/politique/lutte-contre-les-separatismes-le-verbatim-integral-du-discours-d-emmanuel-macron-20201002 [35] Ce qui explique par exemple que, pour l’heure, la pratique du jeune du mois de ramadan ne fasse pas problème, contrairement par exemple au port du voile ou de la barbe.