Sans doute vivons-nous un moment historique où la peur de la fin du monde peut s’expliquer plutôt facilement. L’humanité a une certaine tendance à l’anthropocentrisme. Aussi lorsqu’un rapport du GIEC affirme que le changement climatique risque d’être bien plus rapide et bien plus violent que prévu, que des catastrophes bouleversant les modes de vie contemporains, menaçant la survie immédiate de centaines de millions de personnes voir de l’ensemble de l’espèce humaine peuvent survenir dans les vingt prochaines années, il y a de quoi être hanté par les mythes apocalyptiques qui émaillent notamment l’imaginaire occidental.
Nous venons également de vivre un bouleversement historique traumatisant avec la pandémie de Covid 19 : en Europe, nous n’avions pas vécu un tel choc depuis très longtemps. En février 2020, le monde tel que nous le connaissions s’est arrêté, et la mutation technologique nous a fait vivre cette expérience de manière inédite. D’une part, notre quotidien immédiat a été transformé profondément et brutalement. En quelques semaines, l’ordre des jours, sa familiarité répétitive s’est modifié. Littéralement, le virus nous a mis dans une situation où nous ne savions absolument pas de quoi demain serait fait. Nous savions par contre avec une extrême profusion d’image et d’informations qu’une bonne partie de l’humanité vivait ce bouleversement pandémique en même temps que nous. Enfermés, nous avons pu contempler le monde immobile à travers les écrans. L’expérience avait ceci de troublant qu’elle était à la fois repli contraint sur la sphère domestique rétrécie, même pour ceux qui travaillaient mais vivaient dans un espace spatio/temporel où tout était littéralement fermé et inaccessible à part le lieu de travail et la maison. Repli contraint et en même temps ouverture absolue sur un monde qui ressemblait à un film de science-fiction.
Aussi bien la pensée de la Fin et de l’Apocalypse est la plus immédiatement normale qui soit dans cette période. L’inquiétude, l’angoisse même ont toutes les raisons d’être non seulement un vécu individuel, mais aussi collectif.
De manière rationnelle, on comprendrait parfaitement qu’une campagne électorale dans ce contexte soit extrêmement grave et tendue : que des politiques s’affrontent durement sur les responsabilités de leurs camps respectifs concernant la situation écologique et la gestion de la pandémie. On comprendrait que chacun prenne des accents catastrophistes pour tenter de convaincre les électeurs que SA politique est la meilleure pour sauver des vies et la planète, fut-ce avec la mauvaise foi qui caractérise tout affrontement pour conquérir le pouvoir.
Mais la France méritait bien sa propre apocalypse, hors de question de se résoudre à celle qui hante le commun des mortels de cette planète, le pays qui a su bloquer le nuage radioactif de Tchernobyl à sa frontière n’a pas de raison de trembler devant la menace de pandémies futures ou celle du réchauffement de la planète. Le génie français a bien le droit à sa propre fin du monde et à ses propres prophètes, prompts à reconnaître les véritables cavaliers de l’Apocalypse.
Audrey Pulvar, Julien Bayou et Clémentine Autain par exemple.
Trois antéchrists qui incarnent à la perfection les dangers supposés du moment : la dictature écologique, le Grand Remplacement, le féminazisme, l’instauration prochaine du Califat en lieu et place de la Vème République, et des hordes de jeunes teufeurs sans genre défini semant le chaos dans les champs de blé de la France éternelle.
A l’heure où les commentateurs politiques s’interrogent sur le niveau inédit d’abstention, il est peut-être nécessaire d’énoncer une vérité évidente, dès lors qu’on fait un pas de côté en dehors du maelstrom de bruit et de fureur qui marque la fin du quiquennat d’Emmanuel Macron.
L’hégémonie culturelle de l’extrême-droite n’est pas seulement tragique, elle est profondément ridicule, un ridicule qui tue, mais un ridicule quand même.
S’en convaincre nécessite simplement de se souvenir, de remonter quelques années en arrière. Du temps où le réel avait encore droit de cité .
Du temps où Audrey Pulvar était simplement une journaliste de télévision, présentant le 19/20 de France 3. Du temps où Clémentine Autain était simplement une femme politique, adjointe à la Jeunesse de la Ville de Paris, sans y avoir laissé un quelconque souvenir de radicalité islamo-gauchiste. Du temps où Julien Bayou, après un passé d’activiste et d’organisateur de happenings à confettis et Champomy dans des agences immobilières, était un des jeunes premiers prometteurs d’EELV, élu régional pendant la mandature de Jean-Paul Huchon…lequel réalise aujourd’hui qu’il avait en fait siégé avec le Diable et appelle à voter Pécresse.
Du temps où cette campagne des régionales aurait porté sur les enjeux des régionales et donné lieu à des débats sur les transports, la formation professionnelle, la lutte contre la pollution, l’investissement dans les établissements scolaires, les actions à mettre en œuvre en termes d’accès à l’emploi et de développement économique de la région capitale, la pertinence de l’organisation des Jeux Olympiques.
Du temps où finalement, avec exactement les mêmes acteurs et actrices politiques, l’affrontement aurait été simplement celui d’une gauche modérée et d’une droite dure menée par une des femmes politiques les plus en vue de l’UMP. Du temps où les débats auraient intéressé très moyennement, et où la participation aurait été très moyenne. Parce que ce sont juste des élections régionales.
Nous sommes passés de cela à un moment politique où la voix apocalyptique d’Eric Zemmour finit par être diluée dans un débat politique qui est devenu le récit d’Eric Zemmour . L’extrême-droitisation des esprits est ce moment grotesque et risible où le débat politique fait d’une élection locale un moment de la chute possible de la Civilisation Française, une échéance historique absolument dramatique où la République peut sombrer à tout instant dans le Chaos Woke.
Seulement le drama a fait un flop. De manière assez fascinante. Aucun camp politique ne peut s’arroger un quelconque droit de propriété sur l’abstention, quand elle atteint ce niveau. De l’extrême-droite à l’extrême-gauche, des gens qui étaient électeurs ont simplement cessé de l’être et sont sortis de la sphère politique de la démocratie représentative, sans dire un mot. Quelles que soient leurs opinions, ils et elles ont considéré qu’elles ne valaient pas d’être exprimées par les urnes. Quels que soient leurs désirs, ils n’ont pas considéré que la prise du pouvoir par des élus divers et variés allait les satisfaire.
Tout ce que l’on peut dire de cela, c’est que la passion et la fureur qui semblent animer la politique en France, en réalité ne passionnent pas les foules. Voter n’est pas un acte qui exige un investissement de temps ou d’énergie énorme. Mais la majorité de la population a estimé que cette faible dépense de temps et d’énergie n’avait pas le moindre intérêt.
Il y a un enseignement à en tirer. Manifestement, la Fin du Monde française est un récit qu’on aime bien se raconter sans y croire vraiment. Un film d’horreur dont nous sommes seulement les héros virtuels. On en parle, oui. On ne parle que de ça. Entraîné par l’hallucination fasciste, elle-même relayée par énormément de médias, et par des sphères politiques de plus en plus larges, le commentaire politique global ne porte que sur le récit d’extrême-droite, en pour ou en contre.
L’extrême-droite, la droite , le pouvoir , une partie de ce qui fut autrefois la gauche pose des questions insensées : le Grand Remplacement, le complot islamo-gauchiste, la décadence accélérée par le féminisme castrateur, l’ensauvagement d’une jeunesse qui, scandale ultime et destructeur, en est à fêter la Fête de la Musique dans la rue en dansant.
En face des prophètes de la Chute Française, des politiques de gauche modérée ne peuvent même pas mener leur campagne électorale sur leurs thématiques, car dans la plupart des médias, on exige d’eux qu’ils répondent à ces questions insensées et prouvent qu’ils ne sont pas les cavaliers de l’Apocalypse.
Audrey Pulvar a du se justifier de ne pas approuver le meurtre de policiers. Julien Bayou a du jurer qu’il ne voulait pas mettre les seniors dans des camps de rééducation dirigés par Greta Thunberg et ses amis. Clémentine Autain doit démontrer à longueur de plateaux télé qu’elle n’est pas le cache-sexe de l’offensive salafisto-frériste.
Mais comme personne ne croit à ces accusations chez ceux qui les formulent, évidemment s’en défendre ne mène qu’à des interrogatoires plus musclés, et à des accusations encore plus graves.
Et à un entre-deux tours francilien où la droite dure la plus ordinaire qui soit rassemble jusqu’aux nationalistes de gauche en se présentant comme le derniers recours de la République menacée .
Par qui ? La fameuse offensive islamo-woke n’existe pas. Il n’y a même pas eu de réelle mobilisation de masse pour les partis de gauche, qui certes, font des scores formels plus importants que ce qui était annoncé , mais qui additionnés ne dépassent même pas le seul score de Valérie Pécresse. En réalité, il ne se passe rien, à part un moment assez ordinaire de la vie politique française, où la prime à la sortante joue pour la présidente actuelle du Conseil Régional, tandis que l’opposition tente de se rassembler pour la faire tomber. Il n’y a pas de fin du monde française.
Il y a par contre une impossibilité terrible et suicidaire à se saisir des enjeux fondamentaux qui déterminent à très brève échéance l’avenir de la population de ce pays, exactement comme celle de l’ensemble de la population mondiale.
Il n’y a pas de Grand Remplacement, mais il y a une crise climatique qui risque de restreindre très, très vite le nombre d’endroits vivables sur cette planète…et en Ile de France, où la succession des canicules polluées rend la métropole de plus en plus hostile et difficile à supporter , quand on n’a pas les moyens d’une climatisation et d’échapper au RER .
Il n’y a pas de péril woke, mais une aggravation des inégalités sociales qui pèse évidemment encore plus sur celles et ceux qui subissent les inégalités liées au genre et à la race sociale.
L’insécurité est totale, effectivement : nous venons d’être confrontés à une pandémie qui a tué 111 000 personnes au moins, frappé des millions de gens, dévasté le quotidien de toute la population , mis en lumière le délabrement total des services publics essentiels. L’enfermement, l’interruption des scolarités , la rupture totale de ressources, la destruction des projets professionnels, et même la faim sont le lot commun d’une grande partie de la jeunesse décrétée dangereuse depuis un an, alors qu’elle est en danger extrême.
La fin du monde tel qu’il était a effectivement commencé . Ce n’est pas spécifique à la France, c’est juste l’échec du capitalisme comme moteur de la fin de l’histoire . Et le surgissement brutal de toutes les questions auquel il s’est montré incapable de répondre.
Dans ces circonstances, évidemment, on est en réduits à se poser des questions idiotes, nous aussi. Par exemple, Audrey Pulvar, Julien Bayou et Clémentine Autain peuvent-ils sauver le monde en gagnant les élections régionales en Ile de France ?
La question est vite répondue . Non. A vrai dire, le bilan de dizaines d’années de gestions ronronnantes de municipalités, de départements ou de régions par la gauche institutionnelle laissent plutôt penser que leur élection au Conseil Régional ne changerait absolument rien de vraiment notable à la marche du capitalisme. Sans doute quelques jolis jardins partagés, un temps de transport raccourci sur certains trajets, quelques aides financières pour la jeunesse en grande précarité, de nouveaux contrats aidés mal payés dans des associations, une ou deux campagnes réussies sur la contraception , seront toujours bons à prendre, une miette aussi petite soit elle, vaut mieux que les claques dans la tête de la droite dure lorsqu’on est Francilien pauvre.
Mais l’essentiel n’est pas là. L’essentiel, c’est de faire baisser le volume du ridicule qui tue, briser l’hégémonie culturelle absurde du nationalisme décomplexé, pour que le murmure de la raison angoissée puisse enfin se faire entendre face aux enjeux du temps présent.
Ce n’est pas tant les voix de Julien Bayou, d’Audrey Pulvar ou de Clémentine Autain qu’il est impératif d’entendre de nouveau. Mais les nôtres, celles qui ont tant de cris de souffrance, de peurs réelles à dire après cette pandémie ou face au rapport du GIEC. Les nôtres qui ont tant d’espoirs et de désirs à formuler, les désirs qui s’expriment dans les luttes sociales qui n’ont jamais cessé, dans les fêtes collectives qui ont lieu même pour finir dans un nuage de lacrymo, dans les cent mille initiatives de terrain qui tentent de bricoler un autre monde possible.
Il y a dix mille manières de faire taire les voix paranoïaques et franco-centrées qui ont pris le contrôle de ce pays, et voter n’est qu’une modalité . On n’arrête pas les fins du monde seulement avec des bulletins de vote , et faire de celui-ci la seule échéance importante, le barrage antifasciste nécessaire et obligé fait sans doute aussi partie des raisons pour lesquelles la désaffection démocratique existe dans le camp progressiste. Car jusqu’à nouvel ordre, aucune gauche politique ne s’est montrée capable depuis des dizaines d’années de s’emparer de la force que le vote lui avait donnée pour répondre aux enjeux sociaux et écologiques du temps présent.
Mais il reste néanmoins absolument nécessaire d’affirmer une évidence . Les prophètes de malheur qui ont pris le contrôle du débat public aggravent nos maux en nous empêchant de les penser et la diabolisation écœurante de personnalités de gauche, aussi modérée soit-elle, nous concerne toutes.
La seule apocalypse française en cours est le triomphe de la Bêtise absolue , de la méchanceté la plus crasse, et nul ne peut s’abstenir de la combattre, d’une manière ou d’une autre. Ne serait-ce que pour un avenir, où l’hypothèse que Julien Bayou soit en réalité l’Antéchrist n’occupera plus le débat public. Nous avons d’autres chats à fouetter.