Le “conspirationnisme” est sans doute l’un des objets politiques les plus étudiés et débattus du moment pandémique. Comme tout objet politique, il est en partie défini de manière subjective par celles et ceux qui l’étudient tandis que sa définition est en grande partie rejetée par ceux qui sont définis comme tels.
L’originalité de l’essai de Sylvie Taussig réside sans doute beaucoup dans une tentative d’explication du phénomène qui ne cache pas son lien profond avec la subjectivité de l’autrice. Chercheuse, c’est à partir de ses sujets de recherche antérieurs qu’elle a réfléchi sur les conspirationnismes. En l’occurrence, la gnose, cette quête de transcendance intérieure face au Mal originel du monde, transcendance, qui cependant, ne peut passer que par l’Initiation à la Vérité par la médiation de celui ou de ceux qui savent.
Ce point de départ situé aboutit à une réflexion passionnante, sans doute parce qu’elle évite deux écueils: le mépris politique et la déshistoricisation vis à vis des conspirationnistes. Bien qu’extrêmement dur politiquement dans le jugement sur ces courants, son essai tente une filiation et une réinscription dans l’histoire des idées et des passions philosophiques politiques et religieuses de l’Occident, et sort l’analyse du surplomb militant visant à voir les conspirationnistes comme des pions manipulés par une idéologie totalement étrangère à ce qui peut animer bien d’autres engagements ” respectables”.
Surtout de Kant à Descartes en passant par une modération radicalement optimiste dans la recherche du Bien et de la Vérité, quête en partie illusoire et en partie constitutive aussi des grandes et belles aventures humaines, il propose des pistes non explorées pour combattre un phénomène réellement dangereux, pistes que l’autrice a bien voulu développer dans cet entretien.
Nadia Meziane: L’une des marques du conspirationnisme, héritée d’une sorte de marxisme revisité par le soupçon permanent consiste à toujours supposer une position coupable à celui qui s’exprime contre leurs thèses. Le contradicteur n’est jamais Personne mais toujours Quelqu’un qui se cache. Il n’est jamais là où il dit qu’il est mais dans un quelconque repaire où s’élaborent les complots. Commençons donc par te situer et situer l’endroit du monde où tu as écrit ton essai. Tu es chercheuse , pas spécialement experte en conspirationnisme et, au cœur de la pandémie, tu étais au Pérou, où tu as vécu au quotidien avec le voisinage d’une communauté pratiquant la médecine spirituelle et fortement complotiste.
Peux-tu nous raconter cette aventure pandémique et comment elle s’est mêlée à tes sujets de recherche pour aboutir à ton essai ?
Sylvie Taussig: l’aventure n’en a pas été une. Ne pas avoir le droit de sortir de chez soi sauf strictement pour faire les courses en laissant seuls, car interdits de mettre le nez dehors, deux enfants de 5 et 7 ans pendant plus d’une heure tous les deux jours… donc marcher vite malgré le poids des courses et surtout ne parler à personne et fuir l’aventure en espérant que de leur côté ils n’en tenteraient aucune, surtout pas sur la petite montagne qui finit par un abîme. Le contraire même de l’aventure, puisqu’une aventure a toujours un goût de la matière de Bretagne et la forme d’une initiation. Qu’en reste-t-il quand il n’y a plus temps ni espace ? Il restait à travailler, installée en partie dans ce curieux lieu d’observation – pour moi qui ai été un pilier de bistrot, c’est au bistrot que cela ressemble le plus – qu’est le réseau social. Évidemment cela n’aurait sans doute pas fonctionné si je ne connaissais pas les gens – mes voisins – en chair et en os, précisément comme adeptes de toutes les formes de néo-chamanisme et libertariens. Ils étaient déjà au nombre de mes sujets de recherche1, et au début cela a été un jeu : prévoir leur réactions.
Mais, comme la prévision devenait dans ce cas une science exacte, ce n’était plus du jeu, mais l’occasion de faire un article, que j’ai terminé quand il a pris les proportions d’un petit livre. Le complotisme m’a paru comme un cas particulier de cette récidive gnostique que j’explore par tous les bouts depuis un paquet d’années, dans l’idée de faire un petit livre, très simple, élémentaire en fait. L’hypothèse de la récidive gnostique, qui constitue le point culminant de l’essai qui, pour moi, a quelque chose du roman policier, m’a aussi forcée à lire des quantités astronomiques de sites internet. Cette fréquentation assidue m’a permis de sentir le radical désir de la peur des adeptes de ces théories et d’entrevoir l’impressionnante cohérence de leur pensée.
N.M.: Un philosophe est omniprésent dans ta réflexion sur le conspirationnisme contemporain. Descartes et son dévoiement . Le portrait que tu dresses des conspirationnistes est original, car il n’en fait pas des « anti-Lumières » et des « contre-révolutionnaires » par essence, pas forcément les héritiers de Barruel ou de Joseph de Maistre, à te lire, on a le sentiment qu’en partie les conspirationnistes seraient les Lumières qui auraient perdu le Nord, en jetant la boussole. En quoi l’ultra-doute conspirationniste se distingue-t-il du doute méthodique de Descartes et de ses héritiers des Lumières? Et surtout qu’aurait répondu Descartes à un adepte de la pensée conspirationniste qui se serait revendiqué de lui ?
J’ai voulu prendre au sérieux leur revendication d’une filiation cartésienne. Comme j’ai consacré ma thèse et un certain nombre de travaux au 17e siècle, à travers ses penseurs moins connus que Descartes, je sais que le début des temps modernes est d’une diabolique complexité. Et c’est dans ce 17e siècle que j’avais déjà repéré des éléments gnostiques subversifs sans pouvoir les nommer. En fait je n’ai commencé à nommer cette interprétation religieuse qu’avec les séminaires de Heinz Wismann sur Heidegger – la matrice m’est apparue en pleine lumière, ou du moins il a nommé une matrice que je voyais bien à l’œuvre, et dont je voyais aussi des traces certaines dans une certaine interprétation catholique. Rien n’est monolithique, et je ne dis pas que l’Église catholique serait monolithique, bien au contraire. Et je m’intéresse aux petites choses, aux miettes. L’idée que le conspirationnisme serait une signature catholique se retrouve dans un article phénoménal d’Alain de Benoist, qui semble ainsi conspuer cette religion qu’il rejette de fond en comble ; elle se trouve aussi dans l’affirmation que Barruel serait le complotiste par excellence, ou bien ce jésuite grandiose que je cite, pour qui tous les pères de l’Église seraient une forgerie. Mais cela, les catholiques orthodoxes ne le disent pas, non plus qu’ils rejettent la bible hébraïque. C’est cette anguille sous roche là qui m’intéresse.
Quant à Descartes, il ferait la tête que Musil donne à Aristote l’imaginant surgir du profond du sol au milieu d’une rue de Vienne au tournant du siècle. Je ne cite pas Musil par hasard, plus que tout autre il orchestre la rencontre des savoirs modernes et de la matière romanesque. Reste que le complotisme transpose sur la science actuelle la méfiance que les modernes posaient sur la scolastique
– et cet anachronisme est fort intéressant.
N.M : Tu places le conspirationnisme dans un univers néo-religieux plus que politique. Ton travail tourne autour de la notion de gnose. Or cette notion peut être perçue de manière extrêmement positive, le gnostique étant un être en quête de libération par la recherche de la vérité et du savoir . Si au départ, cette quête de vérité est réservée à une élite et à des sociétés secrètes, le conspirationnisme au fond propose en apparence, au moins, un dévoilement ultra-démocratique du monde. La proposition conspirationniste, le « informez vous par vous même » est profondément séduisant et égalitaire.
La « libération » est un autre de mes fils ; je travaille sur la théologie islamique de la libération, non pas seulement parce qu’étant en Amérique latine j’aurais une tendance à plaquer les concepts situés et contextualisés ici à une réalité théologique et idéologique totalement hétérogène (autrement dit voir midi à ma porte). La « libération » est un thème fort intéressant dans son ambiguïté, puisqu’il désigne un processus et, à ce titre, pourrait ne jamais s’arrêter. Dans votre question, il y a un glissement, que l’on retrouve toujours, du religieux au politique et du politique au religieux. Se libérer de ce corps, se libérer de ce monde, dire que ce monde, ce corps, cette société, sont mauvais. De quelle vérité et de quel savoir est-il question ? Je reviens donc à Descartes : il ne parlait certainement pas de la Vérité avec un grand V, qui n’est jamais l’objet de la science, comme Kant le dira encore plus nettement. La science dans un cadre démocratique est la science dont les principes et méthodes ont été définis précisément par Descartes et ses épigones ; elle n’est pas l’illumination gnostique. Nous sommes dans deux systèmes différents, deux cosmogonies différentes. Quant à l’égalitarisme, je répondrai concrètement : au Pérou, pour lutter contre le covid, les complotistes de mon village ont un temps prôné le dioxyde de chlore (tout en disant que le covid n’existait pas) ; à certains esprits tentés j’ai simplement raconté l’histoire de la MMS (Miracle Mineral Solution) et son rôle dans l’essor (et la prospérité financière) d’une église évangélique.
Je ne suis pas sûre (litote) qu’aucun complotiste pense par lui-même, puisque les adeptes répètent ad nauseam les mêmes arguments ; il est certain qu’ils le croient. C’est la une brèche qu’il faut explorer, et c’est ainsi que j’ai distingué plusieurs niveaux de conscience complotiste ; à un certain niveau, les penseurs revendiquent une filiation, une appartenance, et ils ont quelques auteurs phares – comme Julius Evola ; à un autre, les filiations ne sont pas présentes. C’est de cela que j’ai voulu rendre compte, et finalement je pense que le complotisme est, pour les fascistes (lâchons le mot) une façon de gérer les masses – question épineuse de la politique.
Raison pour laquelle des politiques comme Frédéric Lordon que tu contredis beaucoup dans ton essai estiment que le conspirationnisme exprime au fond de nobles aspirations, même s’il est récupéré par les « forces du mal », c’est à dire l’extrême-droite.
En quoi le conspirationnisme est-il autre chose qu’un socialisme des imbéciles ?
Je ne traiterais pas d’imbéciles des auteurs aussi considérables qu’Evola. Le point de mon analyse de Lordon est qu’immédiatement après avoir proposé de voir, dans le complotisme, une formulation maladroite de la lutte des classes, une tentative, pour les sans-voix, de prendre la parole et donc comme un début encore balbutiant d’un discours qui sera bientôt articulé, il juxtapose une parole purement complotiste.
Ton essai s’ouvre donc sur Evola, qui est une des références néo-fascistes les plus populaires actuellement, du moins chez tous les militants « initiés ». Pourtant, tu ne superposes pas les conspirationnismes et les extrême-droites, et tu fais bien la distinction entre populisme et conspirationnisme . Penses tu le conspirationnisme comme une forme de religion universelle qui transcenderait les camps politiques et pourrait se retrouver absolument partout sous des forme différentes ? Y ‘a-t-il pour toi comme dans une religion ordinaire des degrés de niveau de croyances, des hérésies, des fanatismes , et des versions laïcisées où la croyance influe modérément sur le reste de la vie en société de l’individu concerné ?
Je ne pense pas que les extrêmes droites soient populistes. Enfin tout dépend de ce qu’on appelle extrême droite (le terme recouvre des engagements assez divers dont on ne peut même pas toujours dire qu’ils marchent systématiquement ensemble dès lors que le pouvoir est proche), mais Evola ou Heidegger ont bien reproché au fascisme et nazisme réel d’avoir trahi l’élitisme de leur inspiration pour une politique vulgaire et populiste. Je ne dirais pas non plus que le conspirationnisme est une religion : le mot qui pour moi le caractérise le plus est celui de cosmogonie – une parole mythique sur la naissance du monde. Je ne crois donc pas qu’il y ait un complotisme modéré.
On dit souvent que le conspirationnisme tend à remplacer la religion dans des sociétés sécularisées . Mais actuellement, en Occident au moins, le retour du religieux est flagrant. Selon toi qu’est-ce distingue le choix de la croyance et de l’investissement dans une religion révélée et l’adhésion au conspirationnisme comme imaginaire politique ?
On dit qu’il y a autant de judaïsme que de juifs, et on peut dire cela de toutes les religions et même de l’athéisme. Le complotisme est pour moi une trace de la gnose. Je ne dis pas qu’elle aurait les mêmes expressions que la gnose de Qumran, et certainement les gnostiques originels seraient choqués de voir que l’on se passe de dieu dans cette gnose là. Mais la matrice gnostique – initiation, dualisme, etc. – permet à mes yeux de faire surgir la cohérence du complotisme, jusque dans son style rhétorique. Je ne dis pas que c’est la vérité de la chose, mais que cette heuristique permet bien des explorations, comme la transversalité du complotisme, la jubilation qu’il procure à ses adeptes, leur nihilisme. Le complotisme n’est pas un simple imaginaire politique au sens où la politique, avec la sécularisation, revendique un domaine séparé de la religion. Il dit d’abord et surtout que le monde est mauvais.
Comment envisages-tu l’avenir du conspirationnisme ?
Depuis mon lieu d’observation qui est le fait religieux, je dirai quelque chose de très, très provisoire : si le complotisme est effectivement une récidive gnostique, il doit se nourrir de la desinstitutionnalisation. La gnose est un phénomène transversal aux religions, elle est une force de renouvellement absolument formidable – les religions instituées s’en sont pourtant méfiées comme la peste. Un bon gnostique est un gnostique mort, dont on peut récupérer les idées une fois vidées du risque qu’elles balayent tout sur leur passage et compromettent la réussite mondaine, terrestre, de l’institution et sa perpétuation.
Aujourd’hui les croyants échappent aux autorités religieuses : phénomène de bricolage, naissance de nouvelles religions autour d’un prophète, intense marché religieux, dans lequel j’inclus les néo-spiritualités. Les corpus dogmatiques se délitent, et les fidèles « pensent par eux-mêmes » (et souvent suivent un gourou qui paraît en dehors du système). L’avenir du complotisme n’est cependant pas écrit – rien ne l’est. Mais je crois qu’il ne faut pas négliger, chez les humains, leur formidable désir d’apprendre et de savoir ; c’est un noble désir qu’il faut assouvir le mieux possible, pour éviter que les gens ne partent dans des savoirs qui se diffusent sur la base de l’initiation.
Le paradoxe de ton essai est qu’il pose par moments le conspirationnisme comme un choix philosophique, une entrée en religion sans Dieu. Une croyance parfaitement raisonnée, si ce n’est raisonnable remontant à des traditions de pensée anciennes et érudites. Mais à d’autres, tu as une analyse quasi-marxiste, au sens du matérialisme historique, et tu le présentes comme une conséquence sociologique de l’évolution des rapports de production dans le cadre de la mutation technologique du capitalisme mondialisé et connecté. Tu compares son émergence avec celle de phénomènes survenus directement à cause de l’invention de l’imprimerie ou de celle des librairies. Le conspirationnisme est-il prioritairement une expression du libre-arbitre ou une superstructure politique induite par la structure du capitalisme actuel qui façonne les individus ?
L’idée d’une croyance parfaitement raisonnée ne fait pas sens pour moi, et j’espère que cela n’est pas ce qui ressort de mes pages. Pour autant le religieux ne relève pas de l’irrationalité pure. Du reste, ces deux notions de rationnel ou irrationnel vont bien aux mathématiques et non aux actes humains. Je ne dirai pas ici ce qui fait adhérer tel ou tel individu à une idéologie ou à une religion sans me couvrir de ridicule. Pour la méthode, je renverrai à mon apprentissage de la lecture des lettres latines de Gassendi, auxquelles j’ai consacré ma thèse : c’est au début au hasard que l’on découvre que telle phrase constituait une allusion qu’il fallait expliciter. Petit à petit, on voit que certaines expressions s’écartent légèrement de ce qui pouvait être attendu, et l’on cherche. Certes qui cherche trouve, et c’est peut-être une déformation professionnelle de 17iste qui m’a fait voir dans « mon » siècle les frémissements du complotisme « occidental » moderne. Je prétends seulement que mon hypothèse (comment serait-elle « la vérité ») éclaire remarquablement le phénomène ; mon hypothèse est celle de la récidive gnostique, que j’observe depuis plus de cinq ans. Récidive implique des filiations, des lignées croyantes, mais s’accompagne de renouvellement. Les idées et les idéologies n’existent pas dans un ciel ou un enfer gazeux ; elles font corps avec les contextes (vous parlez des évolutions dans les technologies de la communication, qui tournent autour de la question de l’opinion publique et de l’accès à la parole publique) et se métamorphosent.
D’où l’exigence, pour moi, de mettre à jour une matrice gnostique (et ici j’ai suivi de grands auteurs qui ont fait ce travail de simplification pour produire une épure) et de la tester dans différentes situations pour voir si, mutatis mutandis, elle donnait plus de lisibilité aux choses. La pensée est ici une forme de grille interprétative qui n’épuise pas le réel, mais qui, comme le nombre d’or pour les tableaux de Léonard, fait voir des traits avec tant de clarté que l’on se dit qu’on a bien touché quelque chose.
A quoi servent les anti-conspirationnismes ? Ont-ils seulement une portée scientifique, et dans ce cas , comment résoudre le paradoxe d’une pensée comme la tienne, qui se donne à la fois l’objectif d’analyser objectivement un phénomène, mais qui le définit d’emblée comme négatif et entend donc le combattre ? C’est en général le principal argument conspirationniste, en décidant de l’objet de son étude, l’anti-conspirationniste le crée artificiellement, et en cel , c’est forcément un militant. De même tu pointes la dimension binaire et morale du conspirationnisme, le fait qu’il décrète le monde comme mauvais et se tourne avant tout vers la recherche du Mal en toutes choses. Mais ce point est finalement un point commun avec la quête anti-conspirationniste, qui, elle aussi définit le Mal, l’objet conspirationnisme et donc également le Bien, en creux. Comment te situes-tu dans cette dialectique là, scientifique , militante ? Et quel est ton objectif moral et politique , au sens noble du terme, dans ce cas ?
Comme je le dis au début, le seul point commun des anticonspirationnistes c’est précisément qu’ils décrivent et combattent à la fois, et n’ont pas une position neutre par rapport à leur objet. Au-delà, ils n’en ont pas un, mais des profonds désaccords, et il n’existe donc pas quelque chose que l’on pourrait appeler l’anticonspirationnisme. Le fondement moral et politique de tous mes travaux pourrait bien se retrouver dans la bouche des complotistes : j’aime comprendre et je ne gobe pas tout ce que l’on me dit. En insistant sur l’importance de Descartes, même si ce n’est pas le Descartes réel mais le signifiant Descartes, je veux bien dire que le complotisme est la musique de fond de nos sociétés, et tous des pigeons éveillés. Le désir de comprendre, l’amour de la distinction élitiste que porte le savoir, voilà des traits fondamentaux de la nature humaine que la modernité permet d’épanouir dans chaque individu.
Qu’est ce qui fait cependant que le complotisme est haïssable ? La religiosité gnostique ne l’est pas, même si pour ma part je n’y adhère pas et en reste à la Genèse : il vit que cela était bon. Le gnostique ne veut pas cultiver, réformer, améliorer le monde ; il est certain de la catastrophe ; et tous les gnostiques ne sont pas complotistes au sens politique du terme. Toute vie mystique (et nous le sommes tous) caresse à un moment l’idée de la catastrophe. Autre chose est de construire un programme politique et une politique sur le complotisme. Je ne voudrais pas finir par une reductio ad Hitlerum, mais quand même ; la rage complotiste a fait des morts. Je reviens à ce que je dis plus haut : si la sincérité des complotistes ne fait pas de doute et que leur héroïsme proche du thème de mourir pour des idées émeut, il faut regarder l’ensemble du système : celui qui part de la gnose, passe par un nihilisme radical, conçoit une politique fasciste et condamne la masse damnée des non éveillés. Ils ont raison dans un sens : l’anticonspirationniste est un type médiocre et prudent, qui ne veut pas d’un grand embrasement, qui accepte sa mort et consent à ne pas connaître la Vérité. Mais l’objectif de rendre le monde vivable et de l’humaniser me paraît défendable.
1 Taussig Sylvie, « Néo-chamanisme et néo-colonialisme : entre chaos et déstructuration sociale », Les Temps Modernes, 2018/2 (n° 698), p. 70-89. DOI : 10.3917/ltm.698.0070. URL : https://www.cairn.info/revue-les-temps-modernes-2018-2-page-70.htm