Je suis pour l’abrogation de la loi de 2004 depuis 2004. C’est difficile d’expliquer pourquoi. Je n’ai jamais compris comment on pouvait ne pas être d’extrême-droite et défendre cette loi. Même après vingt ans à gauche, dans les mouvements sociaux et dans la lutte contre l’antisémitisme, je n’ai jamais réussi à comprendre. J’ai toujours eu des camarades pour la loi de 2004. Des gens parfaitement sympathiques et engagés mais qui d’un coup te disent tranquillement qu’ils sont pour exclure des jeunes filles de l’école et bousiller leur vie. Ou alors pour les forcer à se déshabiller.
Entre 2004 et 2006, sur le forum d’une organisation anarchiste, j’ai discuté deux ans avec des révolutionnaires qui étaient pour la loi de 2004. J’ai du écrire des centaines de pages. Un jour j’ai arrêté parce que j’ai compris ce qui se passait. Les français avaient décidé qu’il y avait seulement deux sortes de femmes issues de l’immigration musulmane. Les voilées et les non-voilées. Ils étaient en train de faire de nous des non-voilées. Ils nous contraignaient à entrer nous aussi dans une case définie par leurs critères. C’était inévitable, le rapport de forces était trop inégal à gauche.
Or je n’étais pas du tout une non-voilée. J’étais une militante de l’immigration pour le droit au logement. Depuis le début des années 2000, un peu partout en région parisienne, des familles récemment immigrées occupaient des logements sociaux vides promis à la démolition. Quelle que soit la couleur politique de la ville, la stratégie pour les dégager était la même, et consistait notamment à refuser d’inscrire les enfants à l’école. Je faisais des occupations pour obliger les maires à cesser cette pratique illégale. A Aubervilliers ou la Courneuve, PCF, à Villeneuve la Garenne ou à Garges les Gonesse, UMP, c’était exactement pareil. A cette époque, j’ai donc interprété de manière erronée la loi de 2004 comme étant seulement une pratique raciste comme une autre.
Je n’en avais rien à faire de l’islam, globalement, parce que dans cette lutte surtout quand on allait militer avec des gens loin de la petite couronne, de toute façon tous les mal-logés en lutte ou presque étaient musulmans. Donc très vite, on oublie cette spécificité, c’est comme ça et puis c’est tout. Parfois j’ai eu quelques moments de mauvaise humeur et de peur, surtout après le 11 septembre 2001, parce que des familles étaient très musulmanes, salafistes dirait-on aujourd’hui. Les femmes portaient le niqab et les hommes ne regardaient pas les femmes en face. Mais au bout de quelques actions ensemble, et comme la lutte avec eux et elles était exactement la même qu’avec tout le monde, je ne faisais plus attention.
Je ne nie pas que d’autres dans mon genre aient eu des ennuis avec des hommes musulmans, je n’en ai jamais eu aucun. Évidemment, je suis féministe, donc je n’ai jamais vu comme un problème le fait qu’un homme ne me regarde pas avec des yeux de merlan frit en me parlant et ne se sente pas autorisé à me faire la bise où à me toucher sans me demander. On a chacun ses biais cognitifs, je ne le nie pas.
Quand des enfants ne vont pas à l’école, quand des familles sont privées d’électricité et même d’eau, que tu es issue d’une famille algérienne qui a connu les hôtels meublés, les bidonvilles et cette France là, la France d’à coté qui ne dérange pas les autres, le combat politique concret t’évite une tonne de réflexions sans intérêt immédiat.
Pour être honnête, je n’ai même pas réfléchi de manière réflexive à ma condition d’issue de l’immigration dans ces luttes. Je suis d’une famille communiste de base, j’ai juste fait comme la deuxième génération. Un jour tes grands parents sont arrivés ici, d’autres les ont aidés, maintenant tu es d’ici, tu fais pareil avec ceux qui arrivent, point barre. C’était l’époque d’avant la déconstruction en même temps, on ne savait pas se retourner le cerveau et l’explorer de fond en comble pour essayer de comprendre qui on était exactement et faire des textes à rallonge, j’ai appris après.
Je ne sais pas si c’est un bien, parce que si les mecs du FLN avaient fait ça et écrit des autobiographies au lieu d’agir au préalable, on serait encore des colonisés, mais c’est un autre débat, le FLN n’était pas parfait non plus évidemment.
Mais je n’ai jamais été une non-voilée pour les camarades de lutte musulmans et mal-logés, en tout cas. Parfois certains ou certaines d’entre eux voulaient me convertir à l’islam et moi je voulais tous les convertir au communisme. Ça ne marchait pas, ni dans un sens ni dans l’autre. C’était tout.
En 2004, j’ai crée le Collectif des mal-logés en colère, avec un camarade Juif, juste entre mal-logés, sans la gauche. On a lutté quinze ans pour le droit au logement. 99 pour cent des camarades étaient musulmans et les deux tiers des femmes portaient le hijab. On n’a jamais lutté contre l’islamophobie, ni pris position contre la loi de 2004. C’était inutile en grande partie, parce que cette loi contaminait tout et nous pourrissait la vie et la lutte sur chaque aspect. Notre existence même était contre la loi de 2004. Et les lois qui ont suivi.
La loi de 2004 était bien plus qu’une loi. Bien plus que l’interdiction du hijab seulement à l’école. C’était une croisade d’atmosphère.
A partir de 2004, il nous arrivait les choses suivantes. Des institutionnels faisaient des remarques sur le fait d’occuper des lieux publics de surcroît en portant le hijab. Des élus refusaient d’adresser la parole aux camarades en hijab, ostensiblement. Des propos n’ayant rien à voir avec la religion étaient interprétés comme des menaces islamistes. Après les attentats, cette interprétation évidemment insincère et perverse était destinée à nous terroriser et à nous faire renoncer à des actions d’urgence.
C’était assez terrible. Quand des camarades faisaient la prière à l’heure de la prière pendant des actions ou des manifestations, d’abord on a eu des remarques hostiles et des insultes. Et puis ensuite, cela a été interdit. Un jour, un seul monsieur a prié dans une occupation, dans un coin, et les CRS nous ont entourés immédiatement. Ils voulaient arrêter le camarade et finalement on a préféré renoncer à notre occupation qui visait à obtenir un hébergement d’urgence pour une famille à la rue pour éviter l’interpellation du camarade qui lui même habitait avec sa famille dans deux pièces insalubres. C’était désespérant et humiliant mais c’était juste après 2015, on a eu peur, même d’en parler publiquement.
Tout ça, c’était la loi de 2004. Mais si. La loi qui interdisait à des musulmans d’être “ostensibles”. Oui, oui, seulement à l’école, au collège et au lycée. Naturellement. Rien de plus. Une loi disait juste que les musulmans posaient un problème si on voyait qu’ils étaient musulmans. Juste cela. Juste ça posait problème si des gens existaient et que ça se voyait.
Ça, ça a été la vision des bonnes consciences de gauche jusqu’à maintenant. La loi de 2004, c’était seulement l’école, et sinon oh là là, c’était grave, par contre, attaquer des musulmans parce qu’ils existent et que ça se voit. C’est du racisme, vraiment intolérable.
Mais évidemment ailleurs que dans les cerveaux hypocrites d’une gauche de moins en moins antiraciste, est arrivé ce qui devait arriver. Les musulmans sont devenus intolérables partout. Intolérés. Dans les faits. Comme on avait fait des ennemies publiques de jeunes mineures en hijab, évidemment les femmes plus âgées et les hommes ne faisaient l’objet d’aucune solidarité quand ils étaient victimes de racisme illégal.
Et la gauche soit disant antiraciste s’est habituée par exemple aux évacuations violentes des luttes des mal-logés. Seule l’extrême-droite s’y intéressait vraiment. Par exemple Fdesouche, tout le long des années 2010, postait les vidéos de violences policières contre des mères de familles mal logées ET ostensiblement musulmanes et en dessous, les fascistes riaient en commentaires, par centaines. Il écrivait toujours “mal-logées” entre guillemets dans le titre. Cela voulait dire voilées et assimilées. De toute façon les commentateurs fascistes étaient islamophobes mais aussi racistes. Ils disaient “ les sales putes islamistes” ET “ les sales putes de bougnoules “, ce sont des gens précis et inclusifs.
Pendant plusieurs années, le lendemain de chaque action de mon collectif pour obtenir un droit fondamental, l’accès au logement, je lisais tous ces commentaires en dessous des vidéos de nos actions. Je n’ai pas vécu le fait de me faire traiter de “sale pute bougnoule” comme du harcèlement personnel, car nous étions nombreuses dans ces actions et logées à la même enseigne, et comme nous étions parisiennes et que c’était une mairie de gauche qui nous refusait l’accès au logement, nous n’avons guère bénéficié de compassion féministe.
Donc, dans les luttes du logement, je suis devenue “assimilée aux voilées”. Sans me poser de questions particulières sur l’Islam, encore une fois.
Je me posais surtout des questions sur la gauche et la gauche radicale qui avaient totalement abandonné les luttes sociales des issues de l’immigration et nous laissaient crever parce que ces luttes n’étaient plus à la mode.
Je me demandais comment tous les militants qui venaient pérorer sur l’antiracisme et se construisaient de belles carrières sur les réseaux avec ça pouvaient le faire avec autant d’aplomb. Comment des féministes officielles pouvaient parler de tout ce qui les concernait en tant que femmes de la classe moyenne supérieure et se trouver de gauche, parce qu’une fois par an, elles soutenaient une grève du nettoyage en faisant une tribune dans Libération. Et en plus, nous interrompre pour nous parler du voile, pour ou contre, quand on essayait de parler de la discrimination systémique, raciste et classiste concrète qui bousillait nos vies.
A côté de ça et de manière indépendante, j’étais militante contre l’antisémitisme d’extrême-droite et aussi de gauche. Dans ce contexte là, par contre j’étais une “non voilée”. Dans ces sphères politiques, la question du voile était toujours très importante. Même quand ça n’avait aucun rapport .Je suis experte militante en négationnisme de gauche et en suprémacisme blanc néo-nazi. Un sujet de niche qui n’a que peu à voir avec l’Islam et qui n’intéresse presque personne au demeurant. Ni chez les musulmans, ni ailleurs.
Néanmoins comme je suis d’origine algérienne et que mon nom le dit, et seulement mon nom, je n’ai jamais pu parler seulement de mon sujet. Jamais. Contrairement à tous mes camarades français et juifs. J’ai toujours du parler du voile. J’ai toujours déçu tout le monde, parce que je n’étais pas une non-voilée contre le voile qui avait des problèmes avec la communauté musulmane.
Enfin j’ai eu des problèmes idéologiques mais ce n’était pas une question de race; ni de religion, seulement de politique. Il y a des musulmans de droite et d’extrême-droite, et il y a des musulmans antisémites ou que tu juges antisémites à un moment. Les antisémites sont des antisémites, point barre.
Du coup, j’ai renoncé assez vite à m’intégrer correctement dans la lutte contre l’antisémitisme. J’ai beaucoup lutté dans mon coin. Dans cette lutte, les français laïques avaient le dessus, à gauche. Donc ils sélectionnaient les arabes sur des critères qui n’avaient rien à voir avec la lutte contre l’antisémitisme.
Il fallait être un apostat ou alors une non-voilée en guerre contre les voilées pour accéder aux tribunes et aux estrades. Je n’ai rien contre les apostats mais je ne suis pas une apostate, je n’ai jamais rien apostasié. Je ne suis pas une non-voilée, car si j’étais musulmane, je mettrais le hijab comme la plupart des musulmanes de mon pays, je suppose, je ne fais jamais les choses à moitié, question de tempérament. Ou peut-être que je ne le ferais pas, car il faut être très courageuse dans la France islamophobe, même juste pour aller acheter du pain avec un hijab.
Mais je ne suis pas musulmane, sauf sur les questions politiques. Donc je n’ai jamais fait partie des Arabes intéressantes pour parler lutte contre l’antisémitisme ou le négationnisme, je ne connais que le négationnisme et le suprémacisme blanc néo-nazi. Ce n’était pas suffisant, ni même nécessaire, d’ailleurs, il fallait surtout être islamophobe. Par exemple, Mohamed Sifaoui, qui a autant travaillé sur le négationnisme que j’ai travaillé pour la police politique algérienne, a construit une carrière de militant contre l’antisémitisme en écrivant des textes comme “Pourquoi les Arabes et les coiffeurs ne vont pas à Auschwitz ?” Non je déconne, s’il avait rajouté coiffeurs , tout le monde aurait au moins demandé pourquoi s’en prendre spécifiquement aux coiffeurs.
J’ai arrêté presque totalement de militer dans les sphères de gauche contre l’antisémitisme vers 2020 Avant cela, j’avais organisé un colloque sur le négationnisme de gauche. Ca m’avait demandé beaucoup de travail, c’était important pour moi. Il y avait beaucoup d’interventions d’historiens et d’universitaires. Ça n’avait rien à voir, mais brusquement des militants de gauche se sont mis à parler des musulmans et du voile. Ça a été une expérience humiliante de trop pour moi, car cent personnes étaient présentes, mais j’ai du faire taire moi même les islamophobes et passer pour une méchante femme violente parce qu’une raciste s’est mise à pleurer.
Après j’ai raté ma propre intervention, parce que tu ne peux pas intervenir sur un sujet aussi précis que le négationnisme de gauche quand tu as été déconcentrée par une agression raciste. Que personne ne voit comme ça, parce que tu es une “non-voilée”, ça ne te concerne pas et ce n’était pas contre toi, c’est même pour ton bien.
Ensuite, j’ai décidé, enfin, de lutter contre l’islamophobie officiellement avec la petite étiquette sur la tête et des islamistes dans les parages. Il n’y avait plus le choix, car désormais c’était interdit d’être musulman et de faire de la politique sous peine de dissolution. Qui accepte cela est d’extrême-droite, objectivement .
Donc j’ai été exclue de fait et parfois violemment des luttes contre l’antisémitisme. Mais évidemment, c’était de ma faute, puisque personne ne m’oblige à mettre une étiquette sur ma tête et que je peux la retirer quand je veux et entrer de nouveau au lycée, pardon, dans les espaces réservés de la lutte de mon choix. Ce sera comme pour mes amies ou mes camarades depuis vingt ans, tout le monde m’acceptera si je ne dis rien de qui je suis, si je reste discrète et pas ostensible, si personne ne me dénonce et ne dit qu’il m’a vue à la sortie de l’école avec un monsieur qui avait un qamis et une grande barbe.
Je préfère ne pas. Car la fin de l’atroce période ouverte en 2004 est proche. Ça n’a pas marché. Ni la loi de 2004 et sa croisade d’atmosphère qui a gâché la vie de tellement de nos sœurs en hijab. Ni la loi de 2010 qui a enfermé des soeurs chez elles et vraiment, comment les gens ont-ils pu penser que nous allions les oublier, que leurs filles allaient les oublier ? Ni toutes les autres lois ensuite, ni faire de nous tous et toutes des terroristes potentiels si juste on était contre la loi de 2004 et contre l’islamophobie. Ni les dissolutions, ni la tornade médiatique perpétuelle, ni la violence juste parce que les musulmans continuent à exister ostensiblement n’ont fonctionné.
Maintenant tout le monde parle de ces mystérieuses jeunes filles, ces drôles d’amazones sorties du fond de Tik Tok, ces petites princesses tellement fières d’elles mêmes qu’on a l’impression qu’elles ont vécu dans un monde parallèle sans islamophobie ni racisme. Tout le monde ne voit qu’elles.
Elles, qui, avec une élégance tranquille et d’une maturité désarmante viennent comme elles sont à l’école et advienne que pourra. De plus en plus nombreuses, et comment ne pas rire sans fin, quand des proviseurs très sérieux de cinquante ans parlent sur BFM pour dire “On est débordés, là”. Débordés par des adolescentes qui n’ont pas compris les méthodes du féminisme français, prendre la société à témoin, appeler à l’aide, se plaindre ?
Mais personne ne plaint jamais les musulmanes, ni les musulmans, ni les Arabes, ni les Noirs, globalement dans ce pays. En France, on fait seulement semblant de plaindre les Juifs, tout en leur demandant d’admettre que Maurras et Pétain n’ont pas fait que des conneries, et de reconnaitre que la famille Le Pen est quand même bien sympa maintenant.
Les jeunes princesses n’ont pas besoin d’être plaintes, elles sont nombreuses. Et pas seules. Le regard français islamophobe sélectif n’a pas remarqué une réalité qui crève pourtant les yeux. Les jeunes avec qui elles vivent et étudient ne sont pas des “non voilées”. Ce sont leurs sœurs, leurs amies, leurs camarades de classe et de lutte. Elles sont juste ensemble, et aucune persécution ne peut arrêter le futur. Les islamophobes ont les montres, elles ont le Temps.
Je suis pour l’abrogation de la loi de 2004, parce que de toute façon, elle n’aura jamais trente ans, quelles que soient les épreuves qui nous seront infligées avant . Je suis pour l’abrogation de la loi de 2004, parce que seuls les racistes sont contre. Fin du débat, on ne débat pas avec les racistes, de toute façon. Pas quand on est une femme libre, en tout cas.
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Il y a 20 ans, la loi interdisant le hijab dans les établissements scolaires est passée au termes de longs mois de débat raciste. Vingt ans après, une nouvelle génération de jeunes filles subit le même processus, mais se révolte, face à l’interdiction des abaya. En 2004, beaucoup de non-musulmans et de non-musulmanes étaient contre cette loi, mais n’ont pas trouvé le lieu pour le dire, où n’ont pas pensé que c’était un sujet qui nécessitait toute leur mobilisation, ou ont estimé que leur parole de simples anonymes n’avait pas d’importance ni d’effet et que celle des intellectuelles et politiques professionnels suffisait.
Aujourd’hui, dans le contexte islamophobe massif que la France connaît, chaque voix pour la liberté des jeunes filles musulmanes compte face au bruit des bottes racistes . Chaque volonté de construire un autre futur , une autre école, ensemble, peut changer les choses. Chaque voix pour l’abrogation de la loi de 2004 est importante. Vous pouvez envoyer votre prise de parti, courte, longue, vos raisons à lignesdecretes@gmail.com. et également si vous souhaitez entrer en contact ou envoyer un message à Leah et à celles et ceux qui suivront, nous ferons le lien.