"Je n'ai pas vécu la liberté, mais je l'ai écrite sur les murs" (la révolution syrienne)

Sarah, abattue intégralement.

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On ne sait pas si Sarah est morte ou vivante. Depuis mardi, date à laquelle elle a reçu huit balles, dans l’abdomen notamment, et que son pronostic vital a été engagé, selon la presse, on ne sait rien. Manifestement, ce n’est pas une information que les gens recherchent sinon il y aurait eu une nouvelle dépêche de presse. De fait,le jour même, puisque nous sommes en France, dans les commentaires des journaux, beaucoup de gens se scandalisaient qu’elle ait été emmenée à l’hôpital, parce qu’elle allait être soignée avec leur argent. Eux souhaitaient, massivement, que l’argent des impôts soit utilisé pour les balles et qu’ensuite, on laisse agoniser Sarah par terre. Ce n’est pas la peine de faire des screens pour prouver cela, nous ne sommes plus en 2010, et des millions de gens appellent à la mort des musulmanes sur les réseaux tous les jours, c’est banal.

Son prénom est seulement dans un article d’Europe 1. Ailleurs la description de titre fluctue. ‘Femme en voile intégral” juste après qu’elle ait été abattue, puis “ voilée de la tête aux pieds” “portant une abaya couvrant également la tête”, “femme voilée “ tout court.

En recoupant des morceaux épars d’articles de presse indifférents, on peut seulement raconter cette histoire sur Sarah.

Sarah avait 38 ans, elle était précaire. Elle habitait apparemment le Val de Marne vers Villeneuve le RoI ou Choisy. Elle semblait avoir une vie difficile depuis longtemps. Son premier internement long en psychiatrie datait de quinze ans, avant sa trentaine. Il y avait dans son dossier des traces de violences conjugales. Elle était diagnostiquée bipolaire et sous suivi psy, elle avait d’ailleurs été arrêtée et internée de nouveau il y a trois ans.

Elle était “ suivie” par le renseignement mais pas “fichée S”. On sait donc que sa conversion date d’il y a six ans selon la police. On s’arrête quelques instants pour réfléchir et se demander ce que cela signifie “suivie mais pas fichée S”. C’est quel statut, cela, légalement ? Quelle armoire numérique “ Suivie mais pas fichée S” , dans quels bureaux, de quelle sous direction de “suivi” de la “radicalisation pas radicalisée” ? Qui décide ? Est-ce qu’il y a des critères comme par exemple, conversion et port du hijab ? Quelle émoticône s’affiche sur l’écran d’un fonctionnaire quand on tape le nom d’une personne “ suivie mais pas fichée S “. Comment on suit à quelle fréquence ? Est ce qu’on appelle ton psy, ton employeur,ton travailleurs social, ta famille en leur disant “ Bonjour je suis fonctionnaire de police et je suis chargée du suivie de madame Sarah X, ne vous inquiétez pas, c’est un suivi sans fiche S mais je souhaiterais avoir quelques informations pour ce suivi “. Combien de femmes sont “ suivies mais pas fichées S” en France ? Comment un pays féministe s’est-il accoutumé à la création d’une catégorie de femmes contrôlées, surveillées par on ne sait qui et on ne sait comment, simplement en raison de leurs croyances ? Quel genre de féministe est la femme qui lit un article sur Sarah ou une autre et ne pose même pas ces questions ?

Et d’ailleurs à quel moment, quelqu’un a-t-il su son nom et tapé cela sur un ordinateur quelque part ? A quel moment entre 7h30 quand elle est signalée comme “menaçante” sur le seul témoignage de deux passagers du RER et 9H13 au moment où elle est abattue, après au moins une demi- heure seule, assise par terre au milieu d’un “périmètre de sécurité”.

Et d’ailleurs combien y’a-t-il de passagers un matin, dans un wagon de RER C ? Combien n’ont pas trouvé que cette femme était une menace, combien ont jugé qu’elle était peut-être seulement en détresse . Combien ont pensé au drame des services de santé psychiatriques surchargés et au palliatif des traitements à diffusion progressive. Ou des montagnes de cachets qu’on prend ou pas . Combien se sont dit, voilà encore un partage en vrille comme un matin sur trois dans ce RER. Combien ont à peine fait attention au fait que la femme soit musulmane ?

Combien ont eu peur parce qu’elle était musulmane et ont évalué le risque réel d’un attentat face à ses propos dont on ne sait pas l’exacte teneur, avant de ne rien faire parce qu’il n’y en avait pas et que c’était évident ? On peut penser qu’ils étaient nombreux, car personne n’a envie de mourir, pas vrai ? Et que deux personnes seulement ont appelé les autorités.

Quelles autorités ? Quel numéro de téléphone, pourquoi est-ce la BAC qui a tiré et pas le RAID et pas le GIGN si il y avait un risque terroriste avéré comme ca a été dit au départ dans les médias ?Puisque ça faisait trente minutes au moins qu’elle était assise par terre quand ils ont tiré. Pourquoi la BAC puisqu’on était en alerte attentat, et que justement tout le monde justifie le tir dans l’abdomen comme ça. Dans l’abdomen d’une femme. Pourquoi avoir tiré ? Parce qu’elle s’est levée et qu’elle s’est dirigée vers les policiers, disent les dépêches.

OK . Si tu étais en détresse, contrainte à rester assise par terre au milieu d’un” périmètre de sécurité” pendant des dizaines de minutes, à quel moment te lèverais-tu pour demander que ça s’arrête et qu’on te dise tes droits ou qu’on te laisse partir ?

L’image. Que personne n’a vue, mais qu’importe, il y a tellement d’images de femmes mortes en sang ces derniers jours sur les réseaux, ce n’est pas très difficile d’être frappée par les mots et de voir exactement cela, un ventre de femme comme le sien et une balle qui le traverse. Puis une autre. Pas un ventre de “femme musulmane” de “ femme voilée” de “ en abaya couvrant la tête” de “ femme en voile intégral”, de “femme couverte des pieds à la tête”. Juste un ventre de femme et une balle et sept autres balles tirées .

De toute façon, dans ce flot de surinformation , c’est tout ce qu’on a. S’imaginer. Parce que cette femme agonisante, ou morte est sortie vite du visible.

Correction. La guerre n’a pas commencé ce mardi. Elle est sortie du Visible depuis 2010 . Si il n’y a pas débat, même pas un peu, pour jouer, comme fait C News tout le temps, tiens diffusons un extrait de ce que dit un militant ou un député France Insoumise contre les violences policières et “faisons débat” c’est parce que Sarah a disparu depuis longtemps, de droit. Sarah n’est pas une personne, c’est un “voile intégral”. Sarah , définie de cette manière n’a pas le droit d’exister dans l’espace public. Sarah n’existe plus dans l’imaginaire public.

Ca fait treize ans. Treize ans que des femmes ont disparu. On sait bien qu’elles n’ont pas “ vraiment” disparu . Que forcément, elles existent. On se dit, bon, elles sont parties en Syrie, pourvu qu’elles soient mortes. On sait qu’elles ne sont pas toutes parties. On se dit bon, elles ont sans doute retiré le voile intégral. On sait , quand on est une femme, que retirer quelque chose de force peut détruire irrémédiablement beaucoup de nous même, on sait aussi que parfois on préfère ne pas. Et rester seule. On sait que toutes ne l’ont pas retiré. On sait qu’elles sont enfermées, on se dit qu’elles ne s’occupent pas de nos problèmes alors on ne va pas s’occuper des leurs. Nous ne sommes pas enfermées cependant. On sait qu’elles sortent, parfois. On les voit, au marché ou dans les transports en commun. Ou sur Twitter parce que Damien Rieu et ses amis les traquent.

L’an dernier l’une d’entre elles a été filmée et prise à parti par un élu de droite extrême dans un train. Il l’a ensuite affichée sur Twitter, elle a eu des centaines, des milliers d’insultes. J’avais fini par lui écrire pour lui demander si ça ne la dérangeait pas qu’une féministe la soutienne. Elle m’avait répondu, on s’était téléphonés, on avait parlé de son agression et puis de totalement autre chose, de la difficulté de la vie et des dialogues entre femmes de plusieurs générations, je crois. Et de la crise du logement pour les jeunes et puis aussi de comment on devenait musulmane et de comment on devenait féministe, à vingt ans. On avait beaucoup ri, à certains moments, de nos imaginaires réciproques décalés et un peu bêtes.

J’ai cherché l’âge de Sarah tout de suite. Egoistement, évidemment, on déshumanise des femmes en les condamnant à l’oubli, on en réhumanise une, on cherche si ce n’est pas elle qui a été abattue. On est humaines, tristement.

Ensuite, on revient à cette question. Que veulent-ils dire par “voile intégral” ? A cause de la pandémie. Et de ce que nous savons et voyons tous, beaucoup de femmes portent un hijab et un masque . On a espéré que ça permette à des femmes en niqab de retrouver enfin une vie normale, cette affaire de pandémie. Dans la rue mais aussi dans les manifestations, des jeunes femmes portent un hijab mais aussi un masque comme toutes les jeunes femmes dans les manifestations en ce moment. Et elles rentrent en transports en commun. Et s’il y a deux passagers qui téléphonent et disent “ Elle a dit ceci, venez vite”. Que se passera-t-il ?

Finalement, on ne se pose plus de questions. On fait juste le point. Sarah n’avait pas d’explosifs et personne ne le pensait puisqu’on lui a tiré une balle dans l’abdomen. Normalement, selon les normes politiques dominantes, c’est un féminicide. Qu’il y ait eu l’intention formelle de tuer ou pas n’est pas important selon la norme féministe.

“ Urgence attentats”. Sarah devait rester enfermée chez elle et ne pas sortir jamais, surtout pas sous l’état d’urgence, alors on ne peut pas lui appliquer des normes féministes, car ce n’est pas un être humain, mais une menace, et donc pas une femme.

Sauf si des femmes décident que si. Nous pouvons décider de vouloir des nouvelles de Sarah et de la pleurer. Nous pouvons décider d’être des femmes libres de vouloir la liberté de toutes. Ou juste d’avoir des nouvelles. De toutes.

PrecairE, antiracistE

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