La chute de Damas ?
“Le timing est américain ; le top départ est turc ; l’argent est qatari ; les armes sont allemandes, françaises et américaines ; les instructeurs sont ukrainiens ; les mercenaires sont ouzbeks, ouighours, albanais ; les véhicules sont turcs ; l’islam est wahabite saoudien ; les voisins avec lesquels ils veulent pacifier sont israéliens, mais à part ça, ce sont des rebelles syriens”, a cru pouvoir expliquer, parmi tant d’autres, tel militant que ses followers reconnaîtront.
Telle autre (active et très suivie) militante pour les droits des Palestiniens a cru devoir compléter cette fresque campiste binaire sur un ton aussi péremptoire : “ Ils peuvent censurer et manipuler, ils peuvent mettre le paquet médiatique au niveau mondial, mais ils n’arriveront pas à cacher les ficelles américano-sionistes dans cette révolte contre Assad ”. Les centaines de tonnes de bombes (la plus grande campagne aérienne de l’histoire d’Israël) déversées ensuite par Tel Aviv sur ses supposés alliés jihadistes à peine parvenus au pouvoir n’ont, hélas, même pas permis à ces convaincus… d’y voir plus clair.
“Poutine fait du bon boulot à Alep” avait, il est vrai, commenté Jean-Luc Mélenchon de plus longue date, à propos de la décisive ingérence irano-russe opérée en faveur du tyran damascène, représentant “l’axe de la résistance”.
JLM s’est, depuis lors, employé à expliciter sa position : il s’est dit “100% hostile” aux tombeurs de Bachar. Cette trompeuse rhétorique, hors sol, inonde aujourd’hui la communication de pans entiers de la “gauchosphère”, européenne, mais également arabe.
Le péché originel du printemps syrien
Il est exact que la myopie méprisante des gauches européennes et arabes vis-à-vis des acteurs locaux de la révolution syrienne, à qui elles substituent péremptoirement des acteurs (ou des “agents”) étrangers, ne date pas d’hier. Elle a (au moins) deux racines. Le péché originel – bien involontaire – des révolutionnaires syriens est celui d’avoir lancé leur printemps, en mars 2011, à un moment où les diplomaties européennes venaient de découvrir, avec consternation, qu’en Tunisie comme en Egypte, elles n’avaient pas su mettre leurs œufs dans le bon panier. En Libye d’abord, puis en Syrie, avant de les lâcher complètement et de se focaliser sur l’écrasement militaire de Daesh (1), elles se sont donc brièvement décidées à soutenir les révolutionnaires, voire en Libye (mais seulement en Libye) à les précéder militairement.
Bien trop faible pour contrer la puissante perfusion militaire du régime par le Hizbollah et l’Iran d’une part, la Russie d’autre part, ce soutien occidental s’est révélé à la fois trop limité (les rebelles n’obtiendront jamais l’armement anti-aérien qui aurait pu contrer l’ingérence russe et iranienne), et trop sélectif : dans une société syrienne profondément religieuse, les Occidentaux ont cherché en effet à faire émerger une opposition “laïciste”, ancrée seulement au sein d’une fraction des élites. Si limité soit-il, ce soutien d’un camp rarement révolutionnaire a largement suffi, en revanche, à semer le doute sur la légitimité anti-impérialiste de ses bénéficiaires auprès de larges compartiments du “global south” : est-il possible, s’y demandait-on, de soutenir des révolutionnaires aux côtés desquels se pressent l’émir du Qatar, le Président de la République française ou celui des États-Unis ?
La récente défaite des suppôts iraniens et russes de Bachar ne doit pourtant absolument rien à ceux qui, de Hollande à Obama, furent ces bruyants cinq “amis” autoproclamés “de la Syrie”.
Cela ne les empêche pas de se féliciter hypocritement aujourd’hui d’une révolution à laquelle non seulement ils ont fort peu contribué, mais dont ils ont au contraire été suffisamment proches pour… la déconsidérer. Auprès de larges composantes des anti-impérialistes … pavloviens, c’est en effet d’abord ce “baiser de la mort” occidental qui crédibilise aujourd’hui la thèse du “complot israélo-occidental” contre “l’axe de la résistance” syro-iranien. Les différentes composantes de la société syrienne, si parfaitement absentes de ces fresques géo-politiques si réductrices, ont cependant bel et bien existé et massivement lutté. Et il fait peu de doute que, même si la reprise du Golan peut, à l’heure d’une reconstruction extrêmement difficile, ne pas être érigée en priorité, (et même, ce qui est un autre débat, si rien ne permet de minimiser l’exceptionnelle difficulté de cette phase de recherche d’un consensus national), rien ne permet d’affirmer que les nouveaux représentants de l’axe de la résistance, fut-ce en l’absence de Bachar, ont pour agenda d’abandonner la lutte contre l’expansionnisme suprémaciste de leur voisin israélien.
Attention également à l’idée que des sunnites seraient incapables de montrer une capacité de résistance à Israël comparable à celle de “l’arc chiite”. Ce raccourci sectaire est battu en brèche, ne serait-ce que par la preuve vivante du sunnite Hamas palestinien. Il n’est bien évidemment pas question de nier que l’expulsion des Iraniens de la Syrie plaise autant à Tel Aviv qu’à son indéfectible allié américain. Pas question non plus de nier que des concessions de dernière minute expliquant l’ultime débandade de l’armée ont été négociées à Doha, lors de la dernière tentative russo-iranienne de sauver Bachar que sa tentative de rapprochement avec les Emirats de MBZ (et contre la Turquie d’Erdogan) avait achevé de démonétiser à leurs yeux. Ce Bachar dont la seule réponse aux massacres de Gaza avait été de lancer, avec des méthodes très comparables à celles des Israéliens à Gaza, une offensive, non point sur le Golan, mais contre…le bastion de ses opposants d’Idlib.
L’idée d’une “fabrication de Jawlani”, par le Mossad ou la CIA, est donc particulièrement irrecevable.
Elle rappelle, il est vrai, les raccourcis abrupts empruntés longtemps par ceux qui croyaient pouvoir affirmer que, du seul fait que l’agenda des combattants antisoviétiques en Afghanistan avait conjoncturellement convergé avec celui des États-Unis, Al-Qaeda était une “création” américaine. La suite, quelques années plus tard, du côté du WTC de New York, n’avait pas véritablement étayé la crédibilité de ce raccourci.
L’épouvantail islamiste
Le second accroc dans le tissu de la relation des gauches avec la révolution syrienne est plus banal : il se superpose à un identique prurit anti-islamiste comparable à celui des droites et de la quasi-totalité des gouvernements européens : les contestataires de Bachar, lui-même paré contre toute réalité du titre de “défenseur des minorités”, sont très vite apparus comme beaucoup trop “musulmans” pour l’air du temps. Ces “musulmans” (entendez “islamistes”) à qui les gauches, qu’ils ont irrésistiblement distancées dans les urnes, ont toujours voulu dénier tout agenda anti-impérialiste, s’étaient mobilisés par une dynamique identitaire qui n’avait rien de très différent de celle qui, un peu partout dans la région, a vu s’affirmer les adeptes de telle ou telle nuance de cet Islam dit “politique”. Hélas, de Nice au Bataclan, l’électrochoc de l’irruption d’un terrorisme “venu de Syrie” sur le sol français, dans un contexte que la doxa médiatique a toujours considéré comme étranger à la politique de canonnière de la France dans la région (c’est à nos seuls goûts pour le bon vin et la démocratie que s’en prennent les jihadistes), a très rapidement fait perdre aux nuances et à la complexité du terrain syrien toute chance de parvenir jusqu’au cerveau des décideurs. Et toute chance de leur permettre de conserver la moindre rationalité dans l’évaluation de ces révolutionnaires soupçonnés d’être autant d’“islamistes”.
Cette fracture est ancienne. C’est elle aussi qui interdit aux plus doctrinaires (et aux plus mal informés) des acteurs de l’”anti-impérialisme” de penser la légitimité de ne serait-ce qu’une partie du spectre islamiste qu’il rejette, selon la formule nuancée de Mélenchon, “à 100%”. Cette fracture divise jusqu’à ce jour le camp des soutiens de la cause des Palestiniens. Et elle l’affaiblit. Pour le plus grand plaisir de leurs tortionnaires israéliens. Et pour leur plus grand bénéfice.