Fondamentalement à quoi servent les « fake news » ? A quoi servent les « news » en fait ? A créer du lien social. D’un point de vue fonctionnel, les news ça ne sert à rien d’autre. On ne va pas soudain changer de vie en apprenant une nouvelle. Par contre, on va en parler au café ou au boulot « tu as vu ? – oh ouais c’est terrible – oui, en effet ». Autour d’une news, on échange, on partage, on témoigne de son attachement à certaines valeurs auprès d’un autre humain qui va répondre positivement ou négativement. En partageant une nouvelle avec ses semblables on crée la société démocratique en réalité qui existe principalement dans ce genre de partage. On vote une fois de temps en temps mais tous les jours on va échanger avec les autres sur le pluralisme de la société : « tiens tu as vu y’a des gens dans la société qui croient que la terre est plate – oui c’est fou dans quel monde on vit… » : c’est en partageant des news qu’on se rend compte des valeurs partagées, de l’existence d’autres groupes sociaux avec d’autres valeurs, de la pluralité des points de vues etc.
Ce principe non-fonctionnaliste fait qu’il est difficile, dans nos sociétés capitalistes, de comprendre à quoi peut bien servir une news et à quoi les médias servent en général. Ca produit rien d’autre que du lien social ? Mais ça sert à rien !? D’où une bonne partie de la critique des médias qui s’obstine à penser que les médias « servent » à quelque chose, manipuler l’opinion, faire élire les puissants, vendre du temps de cerveau disponible. L’interprétation par l’intérêt, qui est une dominante de nos sociétés, rend très difficile la compréhension de ce qu’est un média et on a tendance, face à l’impossibilité déterminer « à quoi ça sert un média », de se figurer la question « qui ça sert les médias ? »
L’autre problème
est que la « fake news » peut tout à fait remplir exactement le même rôle. On échange une « fake news » pour aussi provoquer du partage, du lien social, l’adhésion à certaines valeurs (d’exigence de justice par exemple). Mais comme c’est une fake-news, elle le fait sur une fausse société qui n’existe pas mais sur une image de la société démocratique qui elle, existe bel et bien. Les migrants ne vont pas remplacer la population européenne mais il y a bel et bien des gens dans la société qui pensent que si. Ils vont donc penser, agir et interagir comme si c’était vrai et faire d’une fake news une vraie news.
En fait plutôt que de parler de fake news on a plutôt affaire à des « news alternatives » visant à créer une société alternative, une « démocratie alternative » (où y’a plus vraiment de démocratie en vrai). Il est là le problème fondamental de la fake news. On ne vit plus dans une société démocratique avec des opinions différentes autour de faits sur lesquels on s’accorde mais des opinions qui s’accordent sur des réalités différentes. On est d’accord avec celui qui croit la même chose, c’est bien plus facile que de négocier la vie en commun avec le voisin qui n’est pas d’accord. La fake news est aussi bien plus facilement acceptée qu’elle échappe facilement à l’interprétation par l’intérêt et peut s’expliquer par l’émotion. D’où parfois la réplique cinglante qu’on reçoit lorsqu’on dénonce une fake news « oui mais ça pourrait être vrai ». Le mec dénonce une injustice, il veut communier avec des gens qui partagent cette valeur il comprend pas pourquoi on vient le faire chier avec du vrai et du faux. La fake news permet un clivage extrême que la vraie news ne rend pas possible, un clivage non-démocratique et donc, non négociable. Le mec est d’accord que le réchauffement climatique d’origine humaine c’est pas bien mais juste il pense pas que ça existe. Je serais pas non plus contre l’idée de oire des infusions contre le cancer mais bon…
On va donc retrouver au cœur de ces logiques deux principes moteur
Le clivage poussé à l’extrême, l’interprétation par l’intéret poussé à l’extrême. Rappelons que ces deux tendances, lorsqu’elles sont modérées, sont largement encouragées par la société à dominante capitaliste et individualiste. Se poser comme différent de l’individu voisin et reconnaître sa différence c’est quelque chose de bien, chaque individu est différent. De la même manière, l’interprétation par l’intérêt fait automatiquement apparaître comme plus intelligent par rapport aux « naifs ». Celà a évidemment deux conséquences sur le complotisme : d’abord on va demander où est-ce qu’on fixe la limite puisque le même comportement est validé socialement lorsqu’il est modéré mais considéré comme « complotiste » lorsqu’il est extrême. La deuxième conséquence c’est les cas où la démocratie a considéré qu’à l’égard des musulmans (du moyen-orient en particulier), on pouvait pratiquer largement ces deux tendances de façon extrême : le clivage extrême avec le 11 septembre, l’intérêt extrême avec la guerre en Irak. (on rejoint ici bien évidemment le livre de Marie Peltier)
A ces deux moteurs du conspirationnisme on peux en ajouter un troisième, un peu plus responsabilisant : l’hypocrisie. Une hypocrisie souvent dissimulée sous la dénonciation du « deux poids deux mesures » qui en réalité n’est rien d’autre que « j’ai le droit de le faire puisque lui le fait ». Dénoncer la place de l’interprétation par l’intérêt en utilisant sa forme extrême, dénoncer les failles de la démocratie en prétendant que les dictatures sont plus démocratiques, dénoncer les clivages multiples en utilisant des catégories binaires « moutons / gens qui savent ; peuple / élites ; puissants / 99% etc. ». En fait la logique complotiste n’est qu’une logique capitaliste individualiste poussée à l’extrême avec le vernis hypocrite qui dit « mais puisque lui il le fait moi j’ai le droit de le faire ». J’ai le droit d’être antisémite ou islamophobe puisque lui est islamophobe ou antisémite ; j’ai le droit d’être pro-Assad puisque lui est pro-Saoudien etc. Ce troisième moteur est responsabilisant car il refuse de considérer que le complotisme ne sait pas ce qu’il fait, qu’il n’est qu’une conséquence innocente de l’injustice du monde alors qu’il y participe pleinement en poussant à l’extrême les logiques qu’il dénonce…