Je m’appelle Logan, je suis judéo-descendant, des actuelles Pologne, Bélarus, Ukraine et Crimée.
Je voudrais vous parler du fantasme bundiste de l’extrême-gauche, avec le romantisme et l’antisémitisme qui sont liés à ce fantasme.
Il faut d’abord bien comprendre de quoi nous parlons. Nous parlons de cendres. De cendres et de charniers. Des cendres des fours crématoires des centres d’exterminations nazis, et des charniers de la Shoah par balles.
Nous parlons d’un monde disparu à jamais. Celui du yiddishland. Ou plutôt du fantasme du yiddishland. Le yiddishland n’était pas un territoire défini ; c’était un territoire parcellaire, une étendue sur laquelle des zones juives parlaient yiddish, et d’autres zones juives ne le parlaient pas. Pour anecdote, les Juifs de Serbie étaient majoritairement Séfarades (colonisation turque) et non yiddishophones. Des témoignages de Survivants des camps nazis font part du regroupement des Juifs par nationalité (Polonais, Hongrois, Russes, etc.) car ils ne parlaient pas la même langue. Croire que tous les Juifs de l’Est parlaient yiddish est un négationnisme historique.
Il est important de se souvenir de cela pour la suite.
Le Bund. Ce parti qu’une frange de l’extrême-gauche revendique comme les « bons Juifs » face aux sionistes, les « mauvais Juifs ».
Mais qu’était-ce que le Bund ? Un parti nationaliste intérieur juif social-démocrate, opposé au sionisme et au bolchévisme. Un parti « austromarxiste » (tout comme le Hashomer Hatzaïr, ou le très sioniste Martin Buber favorable a un état bi-national en Palestine, pour anecdote). Un parti qui ne concernera jamais que les yiddishophones.
Un parti (tout comme le sionisme) rejeté par les bolchéviks, opposés à toute forme d’autonomie et d’autodétermination juive. Pas à l’autonomie ni à l’autodétermination d’autres peuples, exclusivement à celle des Juifs. Cela a plusieurs implications.
Tout d’abord, cette extrême-gauche qui invoque le Bund l’aurait combattu politiquement, et aurait peut-être applaudi à l’élimination de ses membres par le régime stalinien. L’hypocrisie antisémite d’invoquer les Juifs morts comme faire valoir. Ensuite, c’est rejeter de facto l’ensemble des Juifs non yiddishophones et/ou sans contact avec le Bund, qui n’avaient comme seules organisations juives de défense que les mouvements sionistes. Finalement, pour cette extrême-gauche, on choisit ses Juifs, et on rejette les autres. Et l’on notera le désintérêt total pour les Juifs d’Inde, du Maghreb, du Machrek, ou des Beita Israël. Les Juifs grecs, les Juifs de Crimée, entre autres, n’auront que peu de contact avec le Bund, et seules les organisations communistes non-juives, ainsi que les organisations juives sionistes seront présentes pour leur défense.
Quels étaient les liens entre bundistes et sionistes ?
Sur le papier, dans les décisions officielles, le Bund rejette et combat le sionisme. Cela ne mange pas de pain, dans les décisions dirigeantes de la knesset bundiste et sa propagande politique.
Dans la réalité, cela est bien plus complexe. Si il n’y aura quasiment aucun lien entre bundistes et sionistes révisonnistes (et autres tendances sionistes de droite), il n’en est pas de même entre bundistes et sionistes socialistes (toutes tendances confondues).
Social-démocrate, le Bund sera parfois, voir souvent, dépassé sur sa gauche par des organisations sionistes socialistes (le Poale Zion – créé suite au rejet du sionisme par le Bund en 1901 – gauche, le Hashomer Hatzaïr, le Dror, les partisans du Hapoël Hatzaïr entre autre). Cela provoquera des passerelles individuelles de membres passant du Bund à des mouvements sionistes socialistes selon les situations, et inversement.De la même manière, les bundistes et les sionistes socialistes s’allièrent souvent pour créer des organisation d’auto-défense contre les pogroms et l’antisémitisme.Lors des défilés du 1er Mai, nombreux seront dans les zones de peuplement juif les cortèges où défileront ensembles bundistes et sionistes socialistes.
L’exemple fatidique est l’insurrection du ghetto de Varsovie, qui vit l’Union Militaire Juive (sionisme de droite) refuser de rejoindre l’Organisation Juive de Combat, composée de bundistes et de sionistes socialistes.
Je fais une petite parenthèse sur le Birobidjan, cette hypocrisie cynique stalinienne, qui entre deux purges antisémites (de l’éradication du projet d’autonomie juive de Crimée à l’élimination du Comité Juif Antifasciste ou au procès des blouses blanches pour ne citer que les plus célèbres), créera au fin fond de la Sibérie un factice oblast juif sans Juifs, ou si peu, un « pseudo Etat juif antisioniste » si j’ose dire, imposant le yiddish comme langue, afin de nier la réalité historique et culturelle de l’Hébreux. Un paravent juif à l’antisémitisme stalinien.
Mais revenons en au présent, en France, en 2019.
L’antisémitisme est toujours présent, mortel encore et toujours.
Le 14 mai 1948 marque la fin d’un cycle pour l’histoire juive. Pour les Juifs du Maghreb et du Machrek, cela signifie l’expulsion et parfois les pogroms. Pour les Juifs d’Europe de l’Est, l’Histoire est terrible : 6 millions de morts. L’extermination d’un monde. Et son corollaire: le bundisme est mort exterminé par les nazis et assassiné par les bolchéviks. Le sionisme est survivant. Même si tous, bundistes et sionistes, furent réunis par les cendres de l’Histoire.
C’est la réalité juive le soir de l’indépendance d’Israël.
France, 2019.
Ilan Halimi (24 ans). Myriam Monsenego (8 ans). Gabriel (3 ans) et Aryeh Sandler (6 ans) et leur père Jonathan Sandler (30 ans), Yohan Cohen, 20 ans, Philippe Braham, 45 ans, François-Michel Saada, 64 ans, Yoav Hattab, 21 ans.Séquestration d’un couple (et agression sexuelle) à Créteil car « les Juifs ont de l’argent ». Attaque de magasins juifs à Sarcelle en 2014.La liste est longue.
Alors que des djihadistes et des suprémacistes blancs assassinent des Juifs, de l’Hyper Casher à Pittsburgh, quels sens donner à l’invocation du Bund, en France, en 2019, comme référence politique juive ?
Comment invoquer un monde assassiné, comment invoquer ses « bons Juifs morts » comme justificatif à une situation en France, en 2019 ? Quelle justification historique donner à l’invocation d’un monde non français exterminé, d’une réalité spécifiquement juive morte, à un positionnement politique franco-français en 2019 ? Comment invoquer une sociale-démocratie juive yiddish disparue comme référence historique juive en France en 2019 ? Comment le faire sinon en idéalisant d’une manière paternaliste antisémite une illusion dispersée aux vents des centres de mise à mort nazis ?…
Antisémitisme. Un mot qui recouvre bien des choses. L’antisémitisme ne se résume pas à « mort aux Juifs ».
L’antisémitisme, cela peut aller aussi bien des vieux préjugés sur l’argent ou le pouvoir qu’au refus du droit à opinion. Cela peut aller des délires soraliens aux diatribes stalinistes et maoïstes. Refuser l’autonomie juive est antisémite. Refuser le droit aux Juifs à s’auto-définir, à s’auto-émanciper, à s’auto-déterminer est antisémite. Refuser aux Juifs de s’organiser comme ils l’entendent est antisémite. Refuser la complexité et les divergences au sein des Juifs est antisémite. Considérer qu’un Juif qui ne pense pas « comme il faut » est « un salaud à passer à la kalash » est antisémite. Invoquer un groupe juif spécifique comme justification politique est antisémite. Invoquer les cendres des victimes de la Shoah comme justificatif d’une prise de position politique est, a minima, dégueulasse, voir antisémite. Dégueulasse quand cela émane de membres de la minorité nationale juive, de la LDJ à l’UJFP, antisémite quand cela vient de goyim.
Quelle est cette illusion romantique du Bund, lui qui aurait été voué à l’élimination politique par ceux qui l’invoquent aujourd’hui ? Quelle est cette folie pathologique (pour paraphraser Léon Pinsker) qui amène des gens à invoquer un parti disparu dans les cendres de son monde comme argument politique, qui plus est dans le but de silencier des membres de la minorité nationale juive ? Quel est le but, la finalité matérialiste d’invoquer la Bund ?
Quelle est cette manière de groupes se revendiquant comme trotskistes, léninistes, stalinistes ou maoïstes, voir anarchistes, qui nous rabâchent le Bund, alors que leurs « Idéologues en chef » le combattaient (refus du statut d’organisation autonome au sein du POSDR lors du second congrès de celui-ci, opposition du Bund aux bolchéviks, dénonciation du yiddish comme esprit de ghetto contraire à l’internationalisme prolétarien, dissolution des tendances du Bund ayant rejoint les bolchéviks puis leur élimination physique dans des purges antisémites). Des idéologues qui expliquent que les Juifs s’émanciperont avec le socialisme, mais sans être Juifs. Un Bund rejetant la violence révolutionnaire directe (« La lutte des travailleurs doit être dirigée contre l’absolutisme et non contre des gendarmes, des gouverneurs, ni même contre le tsar Nicolas II en tant qu’individu. » ) revendiqué par des tenants du ACAB et de la lutte armée ?
Certains de ces groupes invoquent le Bund afin de satisfaire leur « antisionisme ». Cela ne coûte pas cher d’en appeler aux Juifs morts que les Nazis ont exterminés et que les ancêtres politiques de ces groupes ont combattus et assassinés, pour justifier aujourd’hui des prises de positions extérieures qui esquivent la réalité présente en France, et particulièrement celle des mouvements et groupes dit « progressistes, antifascistes », etc.
Mais l’Histoire est têtue. Et le Yiddishland n’existe plus, pas plus que le Bund. Aucun Marxiste, aucun antifasciste, aucune militant progressiste ne devrait invoquer le Bund. Mais l’Histoire, passée, présente, nous montre tous les jours que nos mouvements sont pourris par l’antisémitisme, et que cela reste une question majeure, responsable d’une grande part de la division de nos organisations et mouvements. La porosité à l’antisémitisme, et à des organisations antisémites, est un problème qu’il faudra un jour poser concrètement, même si le débat sur le sujet évolue dans certaines sphères.
Pour conclure, je relisais il y a peu certains textes du HaPoel HaAntifashisti, mais aussi les critiques qui leur étaient faites : d’être « communautaristes », de « faux maoïstes », des « bundistes ». En réalité, ce qu’on leur reprochait, et il en est de même des JJR aujourd’hui, qualifiés de « crypto-sionistes », c’est de tenter une autonomie juive. Et cela est inimaginable pour les antisémites de gauche, même si ils en appellent au Bund quand cela sert leur tambouille politique. Cette gauche antisémite ne veut que des Juifs qui ne dénoncent pas l’antisémitisme de gauche et surtout, surtout, qui crachent sur le sionisme, même si ce n’est pas le sujet, aujourd’hui, en France, dans un contexte de montée de l’antisémitisme et du racisme, et de politiques xénophobes et antisociales. Ce que veut cette gauche antisémite, qui invoque le Bund, ce sont des Juifs de cours, pas sionistes, mais finalement encore moins bundistes. Juste des Juifs de cours.
(Photo de couverture: L’immeuble des anciens locaux du journal du Bund à Vilnius, au 21 Pilymo g. Aujourd’huis des locaux commerciaux)