En décembre 2017, Gallimard annonçait la réédition des pamphlets antisémites de Céline, dont l’un publié sous l’Occupation.
À la mi-janvier, sous la pression, Antoine Gallimard annonce une « suspension » provisoire, se déclare victime de la censure et accuse « les musulmans » d’être les « vrais » antisémites.
Ce 19 janvier 2018, quelques amis de la bien-pensance sont allés à la librairie Gallimard pour y lire des extraits de la prose exterminatrice de Céline et exiger le retrait définitif du projet de réédition.
De fait, « créée en 1919 par Gaston GALLIMARD pour servir de vitrine aux publications de sa maison, la librairie continue à présenter tout le fonds disponible des Editions GALLIMARD », même si elle est aussi devenue « une librairie générale ouverte à la production des autres éditeurs » (selon la description du site).
Pourtant, la lecture a suscité des violences verbales et physiques du personnel de la librairie, au prétexte que ces amis de la bien-pensance se seraient trompés d’adresse. Ils ont d’ailleurs été soutenus par des clients qui se sont comportés en propriétaires et en ardents défenseurs de la liberté d’expression antisémite.
Une illustration des limites de la liberté d’expression chez Gallimard. La haine, oui, l’action pacifique, non. Face à l’antiracisme, plutôt censeurs.
« J’entends par juif, tout homme qui compte parmi ses grands-parents un Juif, un seul. »
Cette phrase est tirée des Beaux Draps, et sa violence militante et concrète fait partie des écrits de Céline que Gallimard souhaitait rééditer sous le titre Écrits polémiques.
Pourtant, il n’y avait guère de polémiques sur le sujet de l’ouvrage en 1941, dans la France de Vichy occupée par les nazis. Pour une réédition censée apporter un « regard critique » sur la pensée antisémite de Céline, le titre démarrait bien mal, en travestissant d’emblée la vérité historique de la manière la plus grossière qui soit, et en perpétuant d’emblée l’image d’un Céline anticonformiste et contesté. À propos, entre autres, d’un ouvrage écrit par un homme alors à l’apogée de sa gloire, que l’ensemble des journaux collaborationnistes se dispute, qui rencontre des dignitaires de la SS et qui peut se permettre de critiquer le gouvernement de Vichy sur sa supposée mollesse parce qu’il est un symbole incontesté de l’antisémitisme.
Sur la forme, cette phrase limpide, simple, sans points de suspension, n’est pas dans le style de l’écrivain Céline. Pas tellement pamphlétaire, seulement concrète et définitive.
Céline l’écrit en 1941, après l’édiction par Vichy du « statut des Juifs », trop laxiste selon lui, puisque, suivant le modèle nazi, celui-ci désigne comme Juifs à persécuter ceux qui ont « trois grands-parents de race juive » (deux si le conjoint lui-même est juif). C’est une revendication politique que Céline va tenter de faire vivre, avec la mouvance collaborationniste qui trouve Pétain trop mou, Vallat trop timide, et qui cherche à exercer le maximum de pressions pour obtenir une accélération et une amplification de la chasse aux Juifs. Une chasse dont Céline définit l’objectif final de manière très claire dans le même texte : « Bouffer du Juif, ça suffit pas, je le dis bien, ça tourne en rond, en rigolade, une façon de battre du tambour si on saisit pas leurs ficelles, qu’on les étrangle pas avec. Voilà le travail, voilà l’homme. Tout le reste c’est du rabâchis ». En décembre de cette année 1941, Céline ne se contente pas d’appeler à l’extermination des Juifs par la plume, il se fait aussi militant et organise une réunion des leaders antisémites, une tentative de front unitaire pour rendre la pression plus efficace.
Céline est donc un antisémite des plus radicaux : actif, exigeant et pressé. Sa hargne militante n’a pas été satisfaite par la mise en application de l’essentiel de la législation antijuive. Pas même par les premières rafles massives, dont celle du 14 mai 1941 où 3 700 Juifs étrangers sont arrêtés à Paris et internés pendant un an… avant d’être déportés à Auschwitz au printemps et à l’été 1942 et assassinés, comme l’exigeait Céline l’année précédente.
Mais nous sommes en 2018, alors qu’importe, il n’y aurait plus que des livres et des mots, aisément atténués par des « notes critiques » et l’excellente réputation de la maison Gallimard. Dont on a commodément oublié qu’elle a exclu sous l’Occupation tous ses auteurs juifs, et confié la direction de sa revue la plus prestigieuse, la N.R.F., à Drieu la Rochelle, collaborateur notoire et antisémite virulent lui aussi. Dont on a oublié encore qu’elle s’est empressée de faire signer un juteux contrat à Céline après son amnistie en 1951, et qu’elle a ainsi édité après-guerre sa trilogie « romanesque » nourrie par l’« ouvrage splendide et digne des meilleurs salons » de Rassinier, initiateur du mensonge négationniste.
Nous sommes en 2018, et l’arrogance de la maison Gallimard n’a donc pas bougé d’un iota concernant ses responsabilités dans la diffusion de la propagande antisémite, au prétexte du génie littéraire. Après la sanctuarisation de l’« oeuvre » fasciste et raciste de Drieu dans la Pléiade en 2012, pourquoi pas celle des pamphlets antisémites de Céline ? Gagner de l’argent avec des auteurs qui furent non seulement des antisémites de plume mais aussi des militants ne lui suffit pas, elle s’estime encore légitime à en gagner en publiant leurs écrits à visée politique et donc les plus explicites.
Si nous venons aujourd’hui perturber le silence du papier bible en vigueur dans l’une des plus prestigieuses librairies parisiennes, c’est qu’à l’offensive politique doit aussi répondre la mobilisation antiraciste.
L’annonce de la réédition de pamphlets antisémites militants, en soi, a suscité une avalanche de réjouissances des antisémites contemporains, partout dans l’Internet. On les comprend, voir une des institutions culturelles françaises accuser Serge Klarsfeld, chasseur de nazis, de vouloir faire interdire les livres d’un génie français, c’était là pain bénit pour dénoncer la toute-puissance juive. Pain bénit aussi que toutes ces prises de position favorables à Gallimard, et répétant à l’envi qu’on peut très bien être un pro-nazi et un génie français. Un raciste jusqu’à l’os et un morceau du patrimoine de la nation. À ce compte, quelle sera la prochaine étape ? La réédition de l’anthologie antijuive Je vous hais ! publiée en 1944 sous la direction de Sicard, lauréat du « Prix de la France aryenne », et dans laquelle Céline est cité comme « le génial auteur de Bagatelles pour un massacre, des Beaux Draps, etc., puissant visionnaire antijuif » ?
De tout cela, Gallimard est responsable. Devant toutes les victimes d’antisémitisme, devant toutes celles et ceux qui se battent contre l’antisémitisme au quotidien et expliquent sans relâche en quoi réprimer les propos d’Alain Soral ou de Dieudonné, ce n’est pas une atteinte à la liberté d’expression, mais une protection des libertés des victimes du racisme et de l’antisémitisme.
Quelle note critique aurait pu atténuer le vacarme odieux suscité par la publication de l’ordure militante de Céline ? Aucune.
Par contre, la réaction rageuse d’Antoine Gallimard à la mobilisation qui l’a contraint à annoncer une « suspension » de la réédition a ajouté l’injure raciste à l’injure raciste. Non content de dénoncer la censure, l’éditeur qui voulait publier des appels à l’extermination des Juifs… déclare dans les colonnes du Monde que les antisémites, aujourd’hui, sont musulmans et ne lisent pas Céline, deux tares pour le prix d’une, donc.
Il y a décidément beaucoup de Céline, chez Gallimard mais aussi chez son patron. L’arrogance du grand monsieur dont la noble plume peut bien écrire les saloperies les plus crasses, vu que celles-ci n’ont rien à voir avec la vulgarité du raciste des basses classes. Mais aussi cette certitude que le Mal c’est l’autre, le Juif, le « nègre » comme disait Céline, le musulman, qu’importe, et jamais soi.
Il y a décidément encore beaucoup trop de Céline, chez Gallimard, et en France. Beaucoup trop d’arrogance raciste et antisémite, et le culot de la présenter comme anticonformiste et « polémique », alors qu’elle se vend tellement bien qu’on la réédite ad nauseam.
Et pas assez, décidément, de politiquement correct dans les rayons de Gallimard. Nous sommes donc venus en imposer un peu, et reviendrons jusqu’à l’annonce du retrait définitif de la réédition des ordures du militant Céline.