On peut tracer plusieurs filiations militantes, plusieurs échos activistes à l’évènement qui eut lieu à Poitiers en 2012. Lorsque des militants du Bloc Identitaire, plutôt jeunes, plutôt bien équipés en matériel de communication, plutôt intelligents et modernes dans leur conception de la politique décidèrent d’entrer sur le chantier de la mosquée de Poitiers, de s’y livrer à des gestes de provocation soigneusement révélés à la presse , comme « pisser sur les tapis de mosquée », puis de déployer leur banderole raciste sur le toit. Après avoir prévenu eux-même , non seulement la presse, mais le commissariat. C’est une démarche habituelle du Bloc Identitaire, jouer la minorité courageuse prête à affronter une horde d’envahisseurs , mais négocier dans le même temps une protection et une sortie tranquille avec la police, comme ce fut le cas lors de l’intervention de la next generation sur un toit à République face à la manifestation antiraciste du 13 juin.
La filiation la plus évidente pourrait être celle-là. De Génération Identitaire à Génération Identitaire. De la légende de Damien Rieu, gosse de foyer où il eut à souffrir parce qu’il était « fier d’être blanc » ( légende un peu contredite par ses éducateurs qui ne l’avaient pas tellement remarqué), à Thaïs d’Escufon, dans le rôle de la fragile et sincère, presque en larmes distillées sur You Tube de s’être fait traiter de nazie par les vilains gauchistes, alors que zut à la fin, elle dénonçait seulement le “racisme anti-blancs”.
Concept qui ne fut pas développé initialement par le Bloc Identitaire, mais par l’Agrif qui, la première intenta des procès pour « racisme anti-chrétiens », à des militants de gauche ou à Charlie Hebdo. La chose, dans les années 90 paraissait totalement surréaliste, en ce temps là les fascistes avaient de beaux restes mais ils étaient vieux et on les rattachait au passé.
Le Bloc Identitaire est des groupes minoritaires qui changèrent la donne. Paradoxalement, en ayant eu cette audace théorique, appliquer les méthodes activistes gauchistes au corpus théorique de l’extrême-droite, tout en s’emparant bien avant le camp progressiste, de la mutation technologique, du moment où la révolution , et il en est de brunes devint possible par internet.
Le dernier fasciste pré-moderne était lui aussi lié aux mouvances identitaires. Mais celles juste avant la mutation. Maxime Brunerie, lorsqu’il tente d’assassiner Jacques Chirac un quatorze juillet rendit un immense service à ses comparses d’Unité Radicale, qui le lâcheront d’ailleurs sans états d’âmes. Les faire réfléchir aux coûts de production de l’action. Tuer vraiment, c’est la prison. Et ce n’est pas la place des jeunes élites fascistes, que de finir en prison. Cependant la violence est nécessaire pour sortir de l’ombre, ou au moins la mise en scène de la violence, le théâtre symbolique comme appel à l’action de la troupe, qui regarde sur l’écran et imite, mais tue vraiment.
Ce qu’ont regardé les jeunes gens comme Damien Rieu, ce sont les actions du mouvement social de la fin des années 90. Parmi eux, il y a en effet Pierre Sautarel, alias Fdesouche qui va jouer un rôle pivot essentiel dans la formation des militants d’extrême-droite, avec ce qu’il intitule ironiquement ou pas , une « revue de presse » consistant à juxtaposer des faits divers et des déclarations politiques allant dans le sens du racisme décomplexé, sans commentaires, mais en les ajustant de manière à créer un récit que les amateurs du site mettront en mots eux-même. Pierre Sautarel, au tout début de son site, s’intéresse beaucoup aux actions d’occupation, d’interpellation des hommes politiques des collectifs de sans papiers, de chômeurs ou de militants pour le droit au logement. Il poste les communiqués des organisations qui les font, voire les vidéos qui commencent à émerger dès le début des années 2000 comme propagande militante accessible.
Tout ceci galvanise les électeurs et militants d’extrême-droite, les incite à commenter en s’indignant, soit ce qui deviendra un peu plus tard, le mode principal d’action sur les réseaux sociaux. Mais en attendant, de jeunes militants fascistes vont s’inspirer de ce modèle pour en faire la marque de fabrique de leur organisation : le Bloc Identitaire sera révolutionnaire sur la méthode, tranchant à la fois avec le Front National qui se contente d’un militantisme électoraliste à la papa et avec les groupes néo-nazis qui tabassent et font peur tout en restant marginaux et dans l’ombre.
Le Bloc Identitaire mime le combat. Il raconte une histoire, celle de jeunes Blancs seuls et contre tous, défiant les hordes de Grands Remplaceurs soutenus par l’Etat mondialiste et ses élites corrompues. Ses jeunes militants font des actions de basse intensité, mais le déguisement, par exemple un masque de porc comme dans les Quick vendant du halal, ou la provocation du slogan, ou le choix du lieu, à la fois symbolique et sans risque crée le choc des consciences, la diffusion du récit et l’émulation.
De cette méthode, l’action à la mosquée de Poitiers est emblématique. En réalité, ce ne fut pas une action contre des musulmans en chair et en os. Le Bloc a choisi une mosquée dont il savait qu’elle était vide, puisqu’en travaux pour se rejouer Charles Martel, sans Sarrasins à affronter.
Limiter les coûts de production. Il en ira de même pour les fameuses soupes au cochon, qui n’ont pas décimé le cheptel porcin français. Il aura suffi aux militants de Génération Identitaire de proclamer qu’ils iraient nourrir les SDF français et uniquement eux, de le faire une ou deux fois par hiver, pour susciter l’effet recherché , se retrouver en pleine lumière médiatique, et créer la réponse recherchée, celle qui dirait qu’il est mal de nourrir les SDF français en excluant les autres. Sauf qu’il n’a jamais été question de nourrir leurs « nôtres », juste d’en faire jouer gratuitement quelques uns comme figurants dans les court métrages qui construisent le récit de l’organisation.
La filiation spectaculaire est donc celle qui relie Damien Rieu et la génération Poitiers à celle qui sept ans plus tard se pose comme défenseuse des « Blancs » contre les « hordes émeutières antiracistes ». Damien Rieu dans l’intervalle est devenu spécialiste en communication auprès de nombreux élus du Rassemblement National, et a acquis au fil des années une respectabilité objective, notamment en utilisant Twitter avec brio. Il n’est pas rare aujourd’hui, qu’on retrouve ses tweets insérés dans les articles de la presse mainstream , sans qu’il soit fait mention de son appartenance politique, par exemple, dans le cas des affrontements survenus à Dijon ces derniers jours.
Ses héritièrEs ont donc la vie plus facile que lui au même âge. Ainsi Thaïs d’Escufon ne suscite-t-elle pas spécialement un éclat de rire général lorsqu’elle se pose en victime de diffamation si on la traite de fasciste ou de nazie. En effet, de l’eau a coulé sous les ponts et le Bloc Identitaire tient désormais un discours qui ne se distingue que par son contexte activiste de discours banalisés et mainstream… même à gauche. Le racisme anti-blancs est désormais communément admis, de Manuel Valls à Laurent Bouvet et à des pans entiers du pouvoir macroniste. L’hostilité à l’antiracisme s’appelle désormais « anticommunautarisme » et il vise toute tentative d’autodéfense des premiers concernés face à un racisme structurel tellement élevé qu’il aboutit à une situation très claire , celle qui a amené la relaxe finale des militants du Bloc Identitaire qui ont mimé un saccage violent d’une mosquée. Aujourd’hui, l’extrême-droite agit en toute impunité, et contrairement au mouvement social n’a rien à craindre d’actions illégales de moyenne intensité.
Plus encore, la démarche antifasciste est raillée et assimilée à un militantisme anecdotique, s’attaquant à des « groupuscules » qui seraient un épiphénomène, comparé au « vrai problème posé par le communautarisme ». Là encore, l’imagerie d’Epinal du Bloc Identitaire a démontré à de nombreuses reprises son efficacité. Quelques blancs contre des milliers et des milliers de Noirs, quelle importance, et peut-on qualifier d’oppresseuse, la frêle et vaillante damoiselle d’Escufon, qui, voyons, n’a rien à voir avec les figures anciennes de l’extrême-droite activiste, les affreux skinhead comme Serge Ayoub, ou celles du fascisme historique.
Pourtant, le Bloc Identitaire est un activateur dont les rejetons ne sont certes pas seulement les militantEs certes numériquement peu nombreux qui se succèdent au sein de l’organisation.
D’une part, il s’inscrit dans la mutation en cours d’une partie du fascisme légal et électoral. Si les années 2010 ont été celles de la prétendue « dédiabolisation » et de la « normalisation » du Front National en vue de la conquête du pouvoir, c’est une nouvelle phase qui a commencé avec la défaite électorale de 2017, et dans ce contexte, le Bloc Identitaire est à sa manière à la pointe d’une stratégie qui pourrait bien devenir majoritaire.
En effet, l’ascension en France de Marion Maréchal Le Pen correspond à un bond en avant de l’extrême-droite qui est aussi un retour en arrière : la dédiabolisation a échoué à briser le plafond de verre. Elle a eu un effet réel sur la propagation des idées racistes : l’islamophobie, le discours sur le Grand Remplacement , qu’il soit ainsi nommé ou pas a gagné des secteurs entiers du champ politique tandis que les politiques d’immigration sont aujourd’hui le programme du Front National des années 90. Mais c’est une victoire à la Pyrrhus pour l’extrême-droite qui se retrouve , en quelque sorte , fondue dans la masse du champ politique , sans avoir pu conquérir le pouvoir au niveau national.
Pourtant, la partie la plus assumée et la plus violente de la rhétorique séduit culturellement : Marion Maréchal Le Pen est au moins aussi populaire que sa tante, elle qui présente une continuité parfaite avec son grand père et un corpus de communication très semblable à celui du Bloc Identitaire, notamment sur la revendication de la fierté blanche et Européenne, mais aussi sur des questions sociétales comme le Mariage pour Tous et la PMA. Un logiciel cohérent et complet, totalement en phase également avec l’agitateur raciste le plus populaire du pays, Eric Zemmour. Le fascisme qui s’assume est devenu mainstream et attirant, il correspond aussi à la posture politique d’élus locaux .
Et pénètre sans problème dans les médias, Damien Rieu le sait bien lui qui a animé le journal France, avec Charlotte d’Ornellas. Celle-ci n’a jamais été une militante activiste du Bloc Identitaire et pourtant elle en est la parfaite incarnation théorique, catholique intégriste, membre de SOS Chrétiens d’Orient, farouchement islamophobe , anti-moderne avec fierté, laudatrice d’Assad… Mais aussi éditorialiste mainstream longtemps sur BFM, aujourd’hui sur Cnews et ayant exercé dans bien d’autres médias ses talents de chroniqueuse incisive, jouant volontiers sur le sexisme ambiant pour déstabiliser les vieux barbons de notre camp qui ont toujours du mal à s’imaginer que l’extrême-droite la plus théoriquement combative puisse s’incarner dans une jeune femme.
Evidemment, ni Damien Rieu, ni Charlotte d’Ornellas, ni Marion Maréchal ne seraient ce qu’ils sont sans l’histoire récente américaine. Les victoires de l’extrême-droite européenne et notamment l’exemple italien des années Salvini les ont inspirés, mais ce qui les a galvanisés, c’est la victoire de Donald Trump et le lien théorique, organique et activiste qu’il entretient sans réellement se cacher avec les émanations du suprémacisme blanc et du conspirationnisme néo-fasciste. Dans un pays où depuis vingt ans, ces mouvements présentent une physionomie très différente de celle qui fut la leur en France : là bas, la haine se marie très volontiers avec le business, on peut à l’instar d’Alex Jones ou de Steve Bannon , défendre des théories hallucinées et en faite des affaires commerciales florissantes, et surtout, à aucun moment ne chercher à euphémiser son discours pour triompher massivement. Par ailleurs, dans la configuration américaine, la puissance et le pouvoir ne sont pas réservés à ceux qui ont des postes au gouvernement ou ailleurs, et la politique est aussi celle de grands mouvements d’opinion dont le statut est tout aussi important.
Mais les Etats Unis sont aussi le pays où a émergé le mythe de l’armée des Chevaliers Blancs, des Tueurs accélérateurs de l’Histoire. Et c’est là la troisième famille politique qui doit beaucoup au Bloc Identitaire, celui qui a régénéré ce mouvement , Brenton Tarrant, ayant eu pour ce phénomène français une admiration si absolue qu’il a d’ailleurs exprimé dans son manifeste, après avoir fait des dons financiers importants à Génération Identitaire et à ses équivalents européens .
La filiation n’avait pas commencé avec lui . La mémoire médiatique est courte et qui se souvient des déclarations de Fabrice Robert , dirigeant du Bloc en 2012 au lendemain de l’attentat commis par Breivik, le Norvégien dont la seule filiation politique était le Parti du Progrès, une formation au corpus théorique très semblable à celui du Bloc, jusque dans le rejet formel du nazisme historique ? comme argument de vente.
Il avait eu cette phrase , au fond le miroir inversé des hommages de Tarrant à la mouvance identitaire « “Nous partageons peut-être des valeurs convergentes mais ça n’engage pas notre responsabilité, il n’y a aucun appel au terrorisme dans nos programmes”
Les valeurs communes, donc, et la divergence sur la méthode. Cette déclaration intervenait un an avant l’attaque mimée d’une mosquée par la jeune génération du Bloc. Entre les deux, un autre membre de la famille idéologique identitaire faisait parler de lui, en attaquant lui aussi une mosquée mais au cocktail Molotov. Il s’appelait Christophe Lavigne et cette attaque à Libourne était la première de sa carrière . Quelques années plus tard, il sera arrêté, après que ses proches l’aient dénoncé et empêché d’être le Tarrant français, alors qu’il s’apprêtait à tirer sur les fidèles de la mosquée de Vénissieux pendant le Ramadan.
Lavigne est un débat sur la méthode à lui tout seul . De nouveau arrêté pour détention d’armes et projet de passage à l’acte pendant l’état d’urgence après les attentats de 2015, il renonce ensuite au destin de Chevalier Blanc sanglant pour retourner aux méditations sur les Racines et les Morts, écrivant des romans sur la mémoire du sacrifice nationaliste des soldats de la première guerre mondiale tout en cultivant la vigne,et c’est une affaire à suivre, tant le personnage est exalté et sincère dans sa haine et son besoin de violence.
Lavigne n’est pas le seul soldat pas si perdu issu de la matrice identitaire. Dans les années post-attaque de la mosquée de Poitiers, un autre activiste fait parler de lui : Victor Lenta, qui attaquait des mosquées et tentait de les faire brûler dès 2008, avant de renoncer en public au néo-nazisme un peu encombrant et devenir un jeune chef propre sur lui des Générations Identitaires de Toulouse. Mais pas à la violence, cependant, puisqu’il tabassera jusqu’au coma, un jeune étudiant chilien, avant d’avoir de nouveau des doutes sur la méthode et de partir en Ukraine faire la guerre aux côtés de miliciens suprémacistes blancs.
Pendant toutes les années 2010, l’acte symbolique, la geste théâtrale accomplie par le Bloc Identitaire va donc susciter une intense réflexion pratique chez des acteurs multiples du fascisme contemporain autour d’une question : de quoi Charles Martel serait-il le nom à l’aube du 3ème millénaire ? Doit on attendre pour tuer vraiment du Sarrasin ? Ou plutôt doit-on le faire de ses propres mains ?
A vrai dire, chacun et chacune à sa manière, les rejetons du Bloc Identitaire ont apporté une réponse qui a contribué à l’oppression raciste comme modèle de gouvernance mondialisé, comme projet de société, et comme exercice de la violence.
De Poitiers à Christchurch, De Damien à Thaïs, en passant par Brenton le Fabuleux Destin des jeunes gens propres sur eux n’a pas fini de faire couler le sang. Parce qu’on les laisse faire, des plateaux télé de Cnews aux prétoires des tribunaux.
Factuellement, la Cour d’Appel a eu parfaitement raison de décréter la prescription pour l’attaque de la mosquée de Poitiers. Il y a belle lurette, maintenant que le racisme n’est plus un délit. Belle lurette que mademoiselle d’Escufon a bien raison d’être un peu contrariée d’être qualifiée de nazie, identitaire suffit largement, la jeunesse raciste mondiale n’a pas démérité et mérite d’être reconnue pour ce qu’elle est et pas seulement pour les actes de ses aînés.