De Daoud en Sansal, la fuite en avant des humanistes “à la française”

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“L’affaire Daoud”, celle de l’attribution d’un Goncourt bien sûr et d’abord (et, très accessoirement, celles des critiques que valent au lauréat son manque de déontologie) aussi bien que l’affaire de l’arrestation de son compatriote et confrère, l’écrivain Boualem Sansal, par les autorités algériennes ne sont pas simples à déconstruire, tant s’en faut.
Faut-il d’abord le clamer : quand bien même la France, de Céline à pas mal d’autres, n’a jamais érigé de barrière infranchissable dans ce domaine, rien ne saurait justifier l’interférence judiciaire avec la trajectoire, fut-elle militante, d’un écrivain. Mais pourquoi cette vieille vérité est-elle si difficile à rappeler sans exacerber la fracture des malentendus ?
Parce que l’affaire Daoud/Sansal plante ses racines dans ce terreau mouvant, piégé, tronqué de la relation franco-algérienne, qu’elle soit “populaire” ou, pire encore, “étatique”. Parce que, sur ce terrain franco-algérien, les identités, les rôles, les stratégies non seulement ne sont banalement pas constantes mais plus encore elles coïncident rarement avec celles dont se réclament ouvertement les acteurs.

Par quelque bout que l’on prenne l’affaire Daoud / Sansal, les contradictions affleurent très vite. En nombre. Ainsi de l’attitude du gouvernement algérien qui serait hostile à Daoud… ou qui aurait choisi de punir son collègue Sansal pour leur même “liberté de parole”. Le régime algérien est certes réputé avoir censuré par voie législative la libre expression, y compris littéraire, sur ces années 1990 qu’il qualifie de “décennie noire”. Mais cette censure a toujours été très unilatérale, aussi sélective que peut l’être en France celle de “l’importation du conflit israélo-arabe” : ce sont les voix de l’opposition qu’Alger a voulu faire taire et non celles de ses communicants. Dès ce niveau initial de déconstruction, une première contradiction majeure éclate ainsi tant la problématique officielle est éloignée de la réalité : ce n’est certainement pas le courage qu’il s’auto-attribue de fouiller les poubelles de la “décennie noire” qui caractérise l’écriture de Kamel Daoud et pas davantage celle de Sansal, mais bien leur soumission complaisante et sans limite (sur la ligne de Yasmina Khadra ou, sur un registre moins talentueux, sur celles de Mohamed Sifaoui et de plusieurs autres communicants plus ou moins discrets du pouvoir militaire) à la doxa de la responsabilité exclusive de l’opposition (dite islamiste) dans cette décennie effectivement sanglante de l’histoire de leur pays.
Pourquoi donc une telle prise de distance de la part du pouvoir algérien, alors que cette thèse interdisant de penser sa part essentielle de responsabilité dans les violences labellisées unilatéralement “d’islamistes”, n’est… rien d’autre que celle qu’il promeut avec constance depuis bientôt trois décennies ? Ce n’est pas, comme l’a très heureusement souligné Nadia Meziane , une voix (celle de la patiente de son épouse psychiatre) que Daoud a volé mais bien celles… des millions d’électrices et d’électeurs qui avaient cru, en 1991, avoir le droit de façonner leur destin dans les urnes.

L’histoire de l’Algérie est, certes et avant tout, celle d’une vieille et profonde fracture coloniale mais pas seulement. Plus récemment, au début des années 1990, du temps du ministre de l’Intérieur Charles Pasqua notamment, la relation Paris/Alger s’est également déployée sur le registre d’une discrète mais très étroite collaboration répressive contre l’opposition islamiste. Coopération dont aucun des deux partenaires ne tient à se vanter, surtout pas Alger qui puise dans la tension nationaliste avec Paris l’une de ses plus inusables ressources. Pourtant c’est bien, entre autres, ce tropisme-là qui a nourri la félicité parisienne de Daoud et de Sansal.

Tous deux sont – avant tout – ceux qui, dans l’histoire de l’Algérie, nous lavent de toute responsabilité, aussi bien coloniale que postcoloniale.

Tous deux flirtent grossièrement avec la réhabilitation du colonialisme et de ses relais. Tous deux s’emploient à criminaliser avec ardeur ses dénonciateurs les plus résolus. “Kamel Daoud et Boualem Sansal sont promus de manière stratégique pour mener les guerres culturelles à la française ” écrit, fort justement, Nedjib Sidi Moussa (1). Et fort courageusement aussi si l’on considère le tsunami d’injures que lui a valu sa prise de parole, de l’extrême-droite d’Europe 1 ou du Figaro à… l’extrême droite du “Libé” de Jean Quatremer.

Car cette décennie noire, d’autres, dont je m’honore de faire partie, préfèrent l’appeler, en forçant à peine le trait, “la répression sanglante des électeurs du premier printemps arabe”.

Pour décrire le rôle de Daoud, on est irrésistiblement attiré par les termes de la condamnation magistrale énoncée en son temps par Pierre Bourdieu à l’égard de ces “intellectuels négatifs” (2)que furent, à ses yeux, Bernard Henry Lévy et André Glucksman du fait de leur négation bruyante de toute responsabilité du régime dans les violences de cette “décennie noire”.
L’enjeu est d’importance. Car la propagande conjointe des médias franco-sionistes (qui veulent nous convaincre que si les Palestiniens résistent c’est avant tout parce qu’ils sont “islamistes” ), des dictateurs arabes (qui, surfant sur l’islamophobie ambiante en Europe, adoptent la même communication au détriment de n’importe lesquels de leurs opposants) et de nos peurs d’occidentaux traumatisés par la contestation de notre vieille hégémonie coloniale, est parvenue à inscrire, dans le marbre de la désinformation, une vision monolithique parfaitement tronquée de toute opposition dite “islamiste” et donc, compte tenu de la persistante centralité de cette mouvance, de toute forme d’opposition ou de résistance, si légalistes puissent elles être, aux autoritarismes arabes ou au suprémacisme israélien en vigueur.

Mais alors, pourquoi le pacte du régime d’Alger avec Sansal et Daoud, deux de ses plus fidèles communicants, mais dont la superficie médiatique est – en Algérie- inversement proportionnelle à ce qu’elle est en France, s’est-il rompu ?

Parce que Daoud et Sansal ont voulu donner plus de garanties encore à leurs généreux sponsors parisiens. Après l’euphémisation de la barbarie du colonisateur (2) et de la violence répressive des dictateurs qui lui ont succédé, leur nouveau terrain de transgression a été l’euphémisation des crimes israéliens.
Sansal est allé ainsi se faire filmer à Jérusalem, devant le Mur des Lamentations, pour y dire à quel point il « trouvait les Israéliens sympathiques”. Daoud a chevauché lui aussi ad nauseam le narratif d’Israel ou de la droite européenne même pas extrême ou de la gauche “vallsiste” affirmant notamment que la cause palestinienne servait à légitimer « la haine, souvent antisémite, dédouanée par une nouvelle épopée décoloniale » (1). Tous deux ont généré ainsi un premier niveau de tension avec un pouvoir algérien dont la “défense de la cause palestinienne” est toujours demeurée l’un des rares terrains échappant … au désaveu populaire qu’il subit de longue date. La France officielle a toujours aimé critiquer les dictatures pour autant qu’elles lui soient hostiles. Mais de Sissi à MBS, elle s’est toujours parfaitement accommodée des dictatures de ses amis.

La félicité parisienne de Daoud et Sansal s’est fondée ainsi depuis toujours sur leur capacité à faire porter à l’islam des occupés ou des dominés… le poids des crimes des autocrates arabes aussi bien que des occupants israéliens.

Enfin Sansal est allé plus loin encore dans la provocation : il a cru bon de franchir le rubicon nationaliste algérien en flattant ouvertement la prétention territoriale marocaine à son égard.
La surenchère des protestations que génère l’incarcération d’un “homme de lettres”, un “combattant de la liberté”, un “homme des Lumières”, “un ami de la France”, etc… par Eric Zemmour, F. Bergeaud Blackler, Marine ou Marion Maréchal Le Pen, Valérie Pécresse, William Goldnadel et d’autres, consacre donc une fois encore la géométrie variable de l’humanisme des “élites” françaises.

D’innombrables prisonniers d’opinion, intellectuels, journalistes, militants de l’opposition algérienne, égyptienne ou saoudienne ont croupi ou croupissent en geôles dans le plus parfait silence de ceux qui se décident brusquement à dénoncer aujourd’hui pour les uns ces pratiques qu’ils ont parfaitement ignorées lorsque elles ciblaient … les autres. Dans la France d’où montent les cris d’orfraie en défense de “l’écrivain” Sansal ( protestations qu’en l’occurrence on ne refuse d’ailleurs pas de grossir tant cette répression hypocrite demeure condamnable), il a pourtant été possible, sans générer la moindre réaction, de fermer du jour au lendemain Les Editions Nawa dont personne ne se souvient, je sais ( NDLR : sauf au moins Lignes de Crêtes ), en se contentant de les labelliser ”islamistes”. Et de criminaliser purement et simplement tout défenseur du Droit international dès lors qu’il/elle se mobilise pour freiner les ardeurs criminelles de quelqu’un que, excusez du peu, la CPI envisage sérieusement de considérer comme un criminel de guerre.

L’émoi ou les droits des uns n’y sont pas celui ou ceux des autres. L’universel y rétrécit de jour en jour comme peau de chagrin. C’est le sectarisme qui montre désormais le Nord.
Vilaine France que celle-là.

 


 

(1) “Kamel Daoud et Boualem Sansal sont promus de manière stratégique pour mener les guerres culturelles à la française”, Mediapart, Nejib Sidi Moussa  https://www.mediapart.fr/journal/culture-et-idees/271124/kamel-daoud-et-boualem-sansal-sont-promus-de-maniere-strategique-pour-mener-les-guerres-culturel

(2) https://www.homme-moderne.org/societe/socio/bourdieu/contrefe/lintellect.html

 

Illustration de couverture : Courtisans de l’an 1572 ( collection Gaignières BNF)