C’est significatif que tout d’un coup, on se souvienne ici qu’il y a eu des printemps arabes en 2011. Mais quand c’est pour légitimer le mouvement des gilets jaunes en France, c’est montrer une incompréhension de ces deux mouvements, très différents malgré des similitudes formelles. Ces comparaisons ne sont pas là pour la gloire du printemps arabe mais plutôt pour appuyer une autre comparaison, avec la révolution française. Mais bon la révolution française c’est loin alors on va chercher les printemps arabes pour faire le lien.
Ce qui est intéressant c’est qu’en faisant ressortir tout ce qui oppose les gilets jaunes et les printemps arabes on peut faire ressortir à quel point ce mouvement est éloigné d’une révolution.
La revendication d’une similitude avec le printemps arabe n’est d’ailleurs pas nouvelle. Le tristement célèbre « printemps républicain » a déjà innové en la matière, tentant de récupérer l’image positive du printemps arabe (en enlevant le mot « Arabe ») pour en faire une mouvance raciste. De la même manière les homophobes du « printemps français » tentaient eux aussi de s’approprier et bien évidemment d’oblitérer la dignité retrouvée des printemps arabes en l’identifiant à une fierté nationale aux relents racistes.
Une similitude qui est pointée, c’est que dans les deux cas, ce sont des mouvements populaires “spontanés”.
Les printemps arabes se sont produits dans des régimes autoritaires au mieux, clairement dictatoriaux le plus souvent. Il n’y avait donc guère d’organisations auxquelles adhérer librement, même s’il y avait des différences entre la Tunisie et la Libye ou la Syrie, au niveau des syndicats par exemple. Mais même là où des organisations étaient autorisées, elles devaient mener leurs activités dans un cadre contraint par la répression et le manque de liberté.
En France, même si on peut leur porter de nombreuses critiques pertinentes, il existe une multitude d’organisations, locales ou nationales, de quelques membres à des centaines de milliers d’adhérents, associations de solidarité, de défense d’une cause, syndicats, partis, ONG, organismes caritatifs…
Dans le cas des printemps arabes, il était quasiment impossible au départ de s’organiser collectivement autrement qu’au travers de manifestations. Dans celui des gilets jaunes, c’est une orientation du mouvement que de rejeter dans le discours toute structure organisationnelle pré-existante. Car dans les faits, le mouvement des gilets jaunes a bénéficié dans sa diffusion de structures comme des réseaux patronaux, d’extrême-droite ou liés à l’automobile ou à la moto.
D’ailleurs, le rapport au politique est aussi très différent. Les printemps arabes se savaient et se voulaient politiques, au sens le plus noble du terme. Les manifestantEs voulaient se réapproprier la vie de la cité. Les gilets jaunes mettent en avant leur apolitisme. Et cet apolitisme ne vise pas la récupération par des partis ou d’autres : de nombreuses personnalités d’extrême-droite ou d’extrême-gauche se sont rendues sur les initiatives sans ennui, parlent du mouvement à la télé, sur leurs sites et autres médias sans que cela ne suscite de réactions des gilets jaunes.
Les premières manifestations des révolutions arabes étaient locales ou à quelques personnes, et ont grossi et essaimé. Les revendications se sont élaborées dans le temps, tout comme les slogans, et ils avaient du sens, sur le fond et sur la forme.
Les gilets jaunes, c’est l’inverse : une grosse action nationale sans organisation (au sens le plus concret du terme) avec des slogans comme « bloquons tout », et de petits groupes privés qui se créent pour continuer (quoi ?), dans une ambiance parfois paranoïaque.
La manière d’utiliser l’espace public est aussi totalement différente. Dans le monde arabe il était impensable ou plus ou moins risqué de manifester dans d’autres occasions que celles décidés par les régimes en place. Les rues, les places étaient des lieux où chacunE surveille ce qu’il ou elle dit, où les agents du pouvoir épient. Se réapproprier l’espace public, cela a permis de casser la peur et les chapes de plomb des dictatures. C’était l’ouverture d’espaces de liberté, l’apparition de possibles, l’appel à toutes celles et ceux qui avaient envie de s’émanciper à rejoindre la lutte.
Dans le mouvement des gilets jaunes, c’est l’inverse, c’est au départ le blocage qui est mis en avant comme forme d’action, le filtrage de rond-points, les opérations escargots sur les autoroutes, les piquets devant des supermarchés ou des stations essence.
« Ce que nous bloquons, c’est notre vie quotidienne » dit un gilet jaune. La leur, mais surtout celles d’autres personnes, pas mieux loties qu’eux. Et cela en voulant non pas convaincre et donner envie, mais bien souvent contraindre ceux qui ne portaient pas le gilet jaune, ne criaient pas les slogans. Il y a une forte composante autoritaire et agressive dans ce mouvement, et bien des personnes qui ont participé le 17 novembre ont fait part de leur malaise face à cela.
Occuper une place et bloquer un rond point n’est pas de même nature. Les occupations des places lors des printemps arabes créaient des espaces nouveaux et du social au premier sens du terme. Les occupations créaient des micro-sociétés révolutionnaires d’où se dégageait une unité révolutionnaire. La place occupée, la place Tahrir, le rond-point Pearl deviennent des personnages vivants incarnant la révolution : ils sont plus que la simple addition des individus présents.
Chez les gilets jaunes c’est la division qui prime. Empêcher la circulation, mettre en avant des thèmes individuels (la voiture), des histoires individuelles, agrégat des colères individuelles déclenchant d’autres colères individuelles. La différence est la même qu’entre boucher une artère et créer un cœur.
Le rapport à la mort et au martyr aussi est étrangement inverse. Lors des révolutions arabes, aller manifester c’est la quasi certitude de mourir ou d’être arrêté et torturé. Pourtant le moindre mort était considéré comme insupportable et déclenchait de nouvelles manifestations.
Les gilets jaunes, à l’inverse, sont a priori assurés de rentrer chez eux en vie. Et pourtant un mort ne déclenche aucune indignation. Laisser sa vie aux gilets jaunes c’est comme être victime d’un accident de la route.
L’attitude d’une partie importante de la gauche, notamment radicale, face aux printemps arabes est d’ailleurs à l’opposé de celle qu’elle adopte vis-à-vis des gilets jaunes.
Si les printemps arabes ont pu, un bref instant, susciter un certain enthousiasme, tout relatif, dans la gauche radicale, ils sont très vite apparus comme douteux et à prendre avec des pincettes. Les révolutions arabes n’étaient en effet pas parfaites et ne cochaient pas exactement les bonnes cases permettant à la gauche radicale de les soutenir sans crainte d’écorner leur posture. On se méfiait ainsi de la longueur de la barbe, de la possibilité que certains éléments soient hostiles aux minorités, du soutien apporté par le Quatar et l’Arabie Saoudite, de ce qui allait se passer si le dictateur tombe, d’une certaine violence exprimée par les révolutionnaires… Sans compter ceux pour qui tout s’explique par la géopolitique, des manipulations extérieures de “l’impérialisme occidental”, et qui ne pouvaient pas voir que des personnes ordinaires, là-bas, s’engageaient, se mettaient en lutte, bouleversaient leur vie quotidienne et la société.
Les gilets jaunes quant à eux bénéficient étrangement d’une rare complaisance sur les innombrables dérives racistes, antisémites, islamophobes, et homophobes. Autant la possible récupération des printemps arabes par les islamistes était l’objet de toutes les attentions, autant l’imprégnation fasciste qui sourd du mouvement, le soutien et la récupération avérés des gilets jaunes par l’extrême droite ne semblent pas suffisants pour empêcher une partie de la gauche radicale, accrochée à son fantasme d’insurrection populaire, de les soutenir et de participer.
Plutôt que de s’autocoller artificiellement le symbole « printemps arabe » pour donner du sens et de la dignité à un mouvement qui en est dépourvu, pourquoi ne pas réellement soutenir et écouter les révolutions arabes, apprendre ce qu’elles ont à nous dire sur l’universalité des droits et des luttes, et ouvrir nos horizons ?