« On ne peut pas changer tout ce qu’on affronte, mais rien ne peut changer tant qu’on ne l’affronte pas. L’Histoire n’est pas le passé, c’est le Présent. Nous portons notre histoire avec nous. Nous sommes notre histoire. » James Baldwin
Cela se passe à Lisbonne – à Belém plus exactement – dans le Jardim do Ultramar. Le jardin d’Outremer a été créé au début du siècle dernier. Ses sept hectares sont plantés d’espèces exotiques très rares, africaines et asiatiques. On s’y rend pour l’époustouflante allée de palmiers, pour son lac, pour le jardin japonais caché. On y admire les essences tropicales provenant des anciennes colonies. On s’y rend après la visite du monument aux découvertes (le Padrão dos Descobrimentos), proue de bateau immaculée sur l’embouchure du Tage, pointant les horizons merveilleux que ses héros ouvrirent pour le Portugal et l’Europe en partant depuis ce point à la conquête d’un monde qui leur appartenait forcément. On ne peut le regarder, superbe de blancheur et de promesses, que gonflé de quelque chose qui ressemble à l’orgueil des fils d’aventuriers. On oublie souvent que ce monument fut construit en 1941 sous la dictature du nationaliste Salazar et qu’on ne peut en ignorer le dessein…
Ils sont deux. Au milieu des touristes qui déambulent dans le jardin d’Outremer, plus personne ne les voit. Ils sont des espèces exotiques parmi des espèces exotiques. Des spécimens, pas des personnes. Ils ne sont pas là pour eux-mêmes mais pour représenter leur espèce. C’est le sommet de l’essentialisation. D’ailleurs, ils n’ont pas de nom. Il y a un homme et une femme semble-t-il. Privés de leurs corps, ils offrent aux passants la typicité de leurs traits que l’on appelait alors dans tous les manuels scolaires « négroïdes ».
Je les ai pris en photo. J’en ai fait deux portraits en gros plan. Je crois que j’avais envie de les photographier comme des gens et pas comme des objets. Je crois que ce socle nu sous leurs têtes, vide de toute plaque, qui ne leur offrait même pas une identité avait quelque chose d’obscène que j’ai voulu réparer.
Oh, bien sûr, certains diront que c’est de l’art. Qu’aucun personnage de sculpture d’art n’a de nom ni d’identité. Qu’il faut y voir un hommage à leur beauté ; une beauté que nous sommes si peu capables de décrire en dehors de poncifs connotés et de métaphores réifiantes – leur allure ‘féline’, leur peau ‘d’ébène’. Mais comment ne pas voir qu’il n’y a pas de plaque indiquant le nom de l’artiste, alors ? Mais comment ne pas voir qu’aucune autre sculpture dans ce jardin ne vient justifier leur présence ? Mais comment ne pas voir qu’ils sont postés à l’entrée d’une parcelle du jardin dédiée aux espèces africaines ? Comment nier l’état d’esprit qui a dû les voir naître au début du siècle dernier, alors que des zoos humains existaient en Europe jusqu’à l’expo universelle de 1958 à Bruxelles ?
Comme des grenouilles plongées dans une eau qui chauffe, nous ne percevons pas les changements de température. Nous ne remettons pas en question ce toujours-déjà-là qui semble ne gêner personne. Nous laissons aux associations de lutte contre la négrophobie ou le racisme la tâche de se lamenter, sans remettre en question nos propres choix ; sans prendre la mesure des blessures infligées à ceux qui se reconnaîtront dans ces visages déshumanisés ravalés au rang de spécimens d’espèces à exposer. Il ne s’agit pourtant pas des autres, il s’agit de nous. Ces statues ne parlent pas de « négritude » ; elles sont un miroir peu glorieux de notre blanchité.
Oh, j’entends déjà le chantage à la censure… Alors, vous n’avez rien compris. Il ne s’agit pas de changer le passé ni de le réécrire, mais de changer le présent ; d’ajouter une couche au palimpseste. Il ne s’agit pas d’interdire ou de refaire le passé, mais de le regarder en face et de prendre la parole pour se distancier des processus essentialisants de naguère. Avec une petite plaque, par exemple. Une plaque qui ferait en sorte que ce que l’on regarde comme un animal de foire ne soit plus un visage aux traits exotiques, mais la main de celui qui l’a posé là et qui appartient désormais à une histoire révolue.
L’heure de vivifier nos mémoires a sonné depuis longtemps. Mais travailler à rendre la Mémoire vive n’a pas tellement à voir avec le passé. La Mémoire vive, c’est une démarche qui consiste à affûter notre qualité de présence au monde présent.
Tant que l’on verra des monuments aux nègres inconnus, alors qu’il y a tant de statues aux blancs connus décorées de laiton et d’inscriptions glorieuses jalonnant notre Histoire, je continuerai à en faire des portraits. Des portraits humains. Des portraits de prochains avec qui je veux construire notre Histoire. Ensemble. Au présent.