Dix sept ans après ses premières déclarations publiques antisémites, que reste-t-il de Dieudonné ? Quelle mémoire de sa longue histoire politique ?
Aujourd’hui, l’homme défraie surtout la chronique judiciaire, tout comme Alain Soral. Les condamnations pleuvent, à la fois pour infraction à la législation antiraciste, mais aussi pour fraude fiscale.
Mieux que le FN, du Ni Droite Ni Gauche fasciste
Une victoire antifasciste ? Tout dépend de quoi l’on parle. S’il s’agit simplement de punir l’expression de la haine oui. S’il s’agit de la combattre, il est de toute façon trop tard. Soral et Dieudonné ne sont plus des stars. Pour plusieurs raisons: comme beaucoup de leaders d’extrême-droite, ils n’ont pas réussi à gérer leurs apprentis et successeurs. Soucieux de tenir le haut du pavé d’une main de fer, de récupérer tous les bénéfices de leur idéologie, ils se sont d’abord brouillés, le plus souvent pour des questions de prestige ou de bénéfices matériels avec la majorité de leurs équipes initiales. Ahmed Moualek, Salim Laibi, Marc Georges, Olivier Mukuna qui animaient tous les satellites de la mouvance dieudonniste se sont affrontés avec fracas à leurs anciens camarades, en profitant pour dévoiler leurs arnaques diverses et variées. La génération suivante, du Raptor Dissident à Vincent Lapierre a fait de même, ne voulant pas rester à l’ombre des grands frères. D’autres sans se brouiller officiellement sont allés rejoindre des officines de Poutine et mener une carrière plus sûre.
Mais justement, Dieudonné a eu une immense progéniture politique. Pas seulement des individus mais aussi un héritage qui n’en finit pas d’empoisonner les luttes et la pensée.
Il manquait son fascisme à l’extrême-droite française. Cette dimension rupturiste, rebelle qui n’existait guère au Front National autrefois, un parti tellement classique à bien des égards, très pauvre intellectuellement, sans aura culturelle. Si bien que le FN, c’était surtout un vote et pas un combat général. Il lui manquait aussi le moyen de réhabiliter vraiment l’antisémitisme, la vision du monde globale que ce racisme crée, et sans lequel l’extrême-droite reste rabougrie, cantonnée à des thématiques précises.
Or le Front National, issu de la collaboration a toujours été antisémite, mais n’ose jamais en faire son récit ouvert et assumé : les déclarations terribles de Jean Marie Le Pen, la haine ordinaire en interne, qui émerge très régulièrement en externe par des fuites ou des enquêtes ne construit cependant pas un univers cohérent et régulier. Par prudence on ne mobilise pas sur ce sujet, non que l’on doute d’un antisémitisme à exploiter dans une partie de la population, mais parce qu’on ne veut pas être ramené aux origines, la Collaboration.
Certes Dieudonné n’a pas fait tout seul la révolution anti-système et antisémite. Mais pendant des années ses vidéos ont été plus vues que n’importe quel contenu posté par des idéologues ou des élus d’extrême-droite. Ses spectacles, de véritables meetings ont rameuté les foules. Sa version du salut fasciste, la quenelle, est réellement devenue un signe de ralliement massif. Surtout Dieudonné a été le meilleur représentant, la plus grande réussite du « Ni droite, ni gauche, fasciste », tant son public venait de partout, comme lui a été à la fois star du milieu artistique et télévisuel, politique de gauche radicale puis agitateur d’extrême-droite, ami des dictateurs, bateleur allié de sectes diverses et variées, homme d’affaires implacable aussi.
Métastases
Si l’on ne peut résumer sa carrière pas encore finie, car l’homme a de la ressource comme l’a montré sa tranquille inclusion chez les Gilets Jaunes pour beaucoup nourris de son discours, il n’est pas inutile d’en tracer quelques lignes qui ont marqué et surtout de revenir aux origines, à la légende tenace de l’homme qui a été empêché de faire un film sur l’esclavage, puis serait devenu antisémite pour avoir été harcelé dans sa défense des Palestiniens.
On ne peut pas comprendre Dieudonné sans mettre à terre d’emblée le mythe de la victime qu’il a lui même construit, celui de défenseur de la mémoire des victimes noires de l’esclavage. Encore aujourd’hui, beaucoup de commentateurs pensent de bonne foi que le basculement antisémite de Dieudonné commence avec avec le refus du CNC de financer un film sur la traite des Noirs.
Mais personne n’a jamais vu la couleur du film de Dieudonné.
En 2002, lorsqu’il prend ce prétexte pour multiplier les déclarations antisémites dans des médias, il est en réalité un homme riche, possesseur de deux sociétés de production, en lien avec de nombreux acteurs du cinéma hexagonal. S’il avait voulu produire ce film, il aurait pu le faire à ce moment là et d’autant plus par la suite : comme le montrera quinze ans plus tard, le résultat des enquêtes fiscales, la fortune de Dieudonné lui permettait de monter des projets cinématographiques.
D’ailleurs, un film tourné en partie au Cameroun aborde la question noire : il s’agit de « Métastases », film raciste qui ridiculise notamment les pygmées. Des années après la posture panafricaniste de Dieudonné, Métastases, passé assez inaperçu illustre la véritable pensée de l’auteur. C’est un crachat gouailleur sur l’antiracisme, où Dieudonné interprète à la fois un médecin noir charlatanesque, lui même conseillant à son ami atteint d’un cancer de venir dans son pays se faire soigner avec des méthodes ancestrales. Mais une fois revenu au pays, Dieudonné s’avère être lui même un exploiteur qui humilie son propre cousin resté au bled, le traitant en domestique. Le film, d’une certaine manière est le miroir inversé du film sur l’esclavage qui ne sera jamais fait parce que Dieudonné se moque complètement des « siens » qu’il a brandis en étendard de sa haine.
La construction de la rhétorique antisémite de Dieudonné, le fameux « Deux poids, deux mesures », comme le « Shoah Business » s’inscrivent en réalité dans un contexte politique bien précis : au tout début des années 2000, Dieudonné se brouille avec les politiques de gauche qui le soutenaient jusque là dans ses initiatives électorales.
A partir du moment où il ne se présente plus dans les terres du FN mais choisit une circonscription de gauche à Sarcelles et surtout envisage une candidature à la présidentielle, celle-ci est critiquée par tous les partis de gauche et notamment par Daniel Cohn Bendit qui l’a soutenu jusque là. Tous ces partis craignent un émiettement des voix dans un contexte de très forte percée de la gauche politique radicale provoquée par la popularité de très nombreux mouvements sociaux qui se sont déroulés sous le gouvernement Jospin.
D’une certaine manière Dieudonné affronte ce qu’il connaîtra aussi plus tard à l’extrême-droite, les rivalités des directions politiques installées qui cherchent, toutEs, à s’approprier le bénéfice de la popularité des idées qu’elles défendent à leur seul profit. Dans le même temps Dieudonné s’est lié avec une organisation le COFFAD. elle même proche des réseaux de la Nation of Islam. Leur site est encore en ligne, et quelques textes lapidaires en fixent la ligne immuable. Dès la déclaration d’intention, le parallèle y est fait avec la Shoah, l’organisation revendiquant la création d’un mot spécifique pour qualifier la traite négrière, Yovodah.
Un mot qui définirait la persécution raciale spécifique qui sous-tend l’esclavage des Noirs pratiqué par l’Europe, ce qui n’a rien d’illégitime. Mais sur tous les textes de l’organisation, le parallèle est fait avec l’extermination des Juifs par les nazis, et uniquement pour souligner que les Juifs ont eu la reconnaissance que les Noirs n’ont pas. Et les glissements vers une rhétorique tendant à faire des Juifs des privilégiés sont déjà présentes, en dépit de toute réalité : par exemple, le COFFAD affirme que nul n’oserait évoquer les personnes et les organisations juives qui se sont en partie soumises aux pressions des nazis.
Or à la fin des années 90, lorsque ces textes sont écrits, en France notamment, cette question est très présente: un ouvrage comme Eichmann à Jérusalem qui met en cause très violemment les organisations juives est très connu et populaire, des personnalités comme Maurice Rasjfus connaissent un vrai succès bien au delà des milieux d’historiens en pointant ces aspects de l’histoire. Pourtant d’emblée, le COFFAD construit cette opposition entre la minorité privilégiée parmi toutes et les Noirs. Par ailleurs dans leurs interventions publiques les membres du COFFAD mettent toujours en avant l’existence d’un « plan coordonné » pour empêcher la reconnaissance de l’esclavage.
Ni glissade Ni dérapage
Le narratif sur le fameux scénario refusé qui aurait crée un ressentiment exagéré mais en partie justifié chez Dieudonné relève donc plus du récit politique de propagande au service d’une idéologie construite que de l’anecdote significative. Cette hypothèse ne peut qu’être confirmée par le caractère extrêmement politique et achevé des déclarations que Dieudonné va faire aux médias sur le sujet. Elles ne sont pas celles d’un homme qui va glisser lentement dans l’antisémitisme.
Le discours est à la fois violent et structuré. Entre 2001 et 2004, date du sketch chez Fogiel, tout est déjà presque dit, ce qui jette une lumière très particulière sur celles et ceux qui soutiendront qu’il était encore « seulement » antisioniste à cette date.
Janvier 2002
« Le racisme a été inventé par Abraham. « Le peuple élu », c’est le début du racisme. Les musulmans aujourd’hui renvoient la réponse du berger à la bergère. Juifs et musulmans pour moi, ça n’existe pas. Donc antisémite n’existe pas parce que juif n’existe pas. Ce sont deux notions aussi stupides l’une que l’autre. Personne n’est juif ou alors tout le monde. Je ne comprends rien à cette histoire. Pour moi, les Juifs, c’est une secte, une escroquerie. C’est une des plus graves parce que c’est la première. Certains musulmans prennent la même voie en ranimant des concepts comme « la guerre sainte »
En octobre 2002, dans un entretien accordé au site Internet Blackmap et qui passe inaperçu dans un premier temps, Dieudonné parle des Juifs comme d’un « peuple qui a bradé l’holocauste, qui a vendu la souffrance et la mort, pour monter un pays et gagner de l’argent ». Interrogé sur « l’amélioration de la visibilité des Noirs en France, que ce soit dans le domaine artistique ou dans d’autres domaines », il se plaint ainsi de la situation :
“Non, je pense que les Noirs font toujours peur. Il existe toujours un lobby très puissant qui a le monopole de la souffrance humaine et qui ne nous reconnaît absolument aucune existence ! […] Le lobby juif déteste les Noirs, vraiment ! Étant donné que le Noir, dans l’inconscient collectif, porte la souffrance, le lobby juif ne le supporte pas, parce que c’est leur business ! Maintenant, il suffit de relever sa manche pour montrer son numéro et avoir droit à la reconnaissance.”
Dès ce moment, Dieudonné parle bien des « Juifs » et pas des « sionistes ». Dès cette date, Dieudonné ne se contente pas de déplorer que l’esclavage ne soit pas pris en compte autant que la Shoah, il attaque directement la mémoire de la Shoah en tant que telle et la qualifie de « business ».
2002
De manière parallèle à ces attaques violentes et parfaitement claires, Dieudonné poursuit cependant son chemin à gauche, où il tient la même logique mais de manière extrêmement euphémisée. En témoigne son programme pour la présidentielle de 2002, où le « deux poids deux mesures » est évoqué au milieu de mesures sociales .
Maintenant la France doit payer comme elle a payé pour la spoliation des biens juifs pendant la seconde guerre mondiale. Si la France a décidé d’indemniser les descendants des déportés, il doit en être de même pour les descendants d’esclaves, il ne peut y avoir deux poids deux mesures.
Extrait du programme 2002
C’est à peu près au même moment que Dieudonné met en place un dispositif similaire concernant l’utilisation de la victime palestinienne. La chose ne démarre pas du tout avec le sketch de 2004 et n’est nullement désintéressée. En 2002, aux législatives, cette fois, Dieudonné choisit la même circonscription que DSK, ce qui est interprété comme une attaque contre la gauche. Il est en binôme avec une candidate panafricaniste, en appelle comme à l’accoutumée au vote des jeunes de cité, et c’est au moment où il est accusé de communautarisme qu’il accuse en retour DSK d’être à la solde d’Israël donnant ainsi une résonance collective à un combat purement individuel.
C’est donc bien l’année 2002 qui est l’année charnière pour Dieudonné. Une année politique et pas du tout artistique, pas du tout humoristique. Son logiciel est déjà assumé et quasi complet. Simplement, malgré des déclarations parfaitement claires, à aucun moment, il ne suscite de critiques de son entourage de gauche radicale, pas plus que de son entourage artistique.
Au contraire, la ruse du « deux poids deux mesures » prend parfaitement dans un contexte global marqué par le retour d’un antisémitisme à vocation anti-impérialiste et antisioniste dans certaines sphères de la gauche radicale.
Dieudonné ne se construit pas seul, il évolue dans une sphère politique qui développe des rhétoriques antisémites. Après les attentats du 11 septembre, l’un de ses futurs alliés les plus importants, Thierry Meyssan extrêmement respecté à gauche et dans les milieux antifascistes, pour son travail sur le FN , devient le plus en vue des idéologiques du conspirationnisme en construction sur le sujet. Dans le même temps, les mobilisations contre la guerre en Irak donnent lieu à un mélange concret dans les sphères militantes entre la gauche radicale traditionnelle et les défenseurs néo-staliniens ou islamistes.
Ces discours trouvent un écho aussi dans les sphères culturelles et artistiques. Dans ces années là, Dieudonné déclenche parfois la gêne pour ses outrances, mais Meyssan passe chez Ardisson, et nombre de personnalités dont Bruno Gaccio, le créateur des Guignols ou Mathieu Kassowitz surfent sur la mode conspirationniste et objectivement antisémite.
Un autre élément important est à prendre en compte. Le discours antisémite de Dieudonné s’accompagne déjà d’un soutien parfaitement clair au discours raciste et intégriste de droite de personnalités en vue. On en trouvera deux exemples, dans un entretien accordé à un site internet, la défense de Mel Gibson pour « La passion du Christ » puis celle de Houellebecq qui a déclaré que l’islam était la religion la plus conne du monde.
Puis le négationnisme
Ce soutien date de l’année 2004, année où le « côté sombre de Dieudonné » est mis en lumière dans une émission de Marc Olivier Fogiel. C’est à ce moment là que Dieudonné parfait son discours de retournement victimaire. Si devant les tribunaux successifs il nie avoir crié « Isra HEIL » en conclusion de sa « prestation », il reconnaîtra sur des sites « amis » avoir bien voulu faire un salut fasciste. A ce moment l’assimilation des Juifs aux nazis devient un rituel politique que Dieudonné développera de manière constante dans ses discours , dans ses spectacles.
Entre 2004 et 2009, Dieudonné va mener cette logique jusqu’au négationnisme. Pour ce faire , il se débarrassera lui même de son entourage resté dans la gauche radicale. En 2004, il anime la liste Europalestine avec Alain Soral, qui lui même a un discours rouge brun parfaitement clair depuis des années. C’est alors un secret de Polichinelle pour les militants expérimentés : c’est lui qui est un des rédacteurs du texte fondateur « Pour un Front National » publié dans l’Idiot International. Cette liste est soutenue par de nombreuses personnalités et organisations de gauche radicale. Et lorsque celles-ci apprennent que Dieudonné est en train de basculer ouvertement à l’extrême-droite, elles tentent de le convaincre de revenir, et c’est lui qui décide au contraire d’officialiser sa proximité avec Jean Marie Le Pen.
A partir de ce moment, Dieudonné va développer une forme inédite de mobilisation antisémite, et effectivement utiliser son talent et son statut d’artiste, mais aussi de politicien roué , sachant se servir à chaque instant des évènements.
Au fil des années, il va se livrer à la mise en avant des générations antisémites qui l’ont précédé : il est ainsi celui qui fait connaître Robert Faurisson à un public immense qui n’en avait jamais entendu parler en l’invitant au Zénith. Il est aussi celui qui réhabilite Serge Ayoub, figure honnie du skinhead ratonneur et néo nazi , aux yeux de son public branché et mainstream quatre ans plus tard, après l’assassinat du jeune militant antifasciste Clément Méric.
Cette rencontre ne se fait pas par hasard. Au fil des années, Dieudonné et son entourage n’hésitent pas à se lier avec les sphères les plus radicales de l’extrême-droite. Contrairement au Front National qui est soucieux d’une certaine apparence de respectabilité institutionnelle, Dieudonné a les mains libres et s’intéressera constamment aux « avant gardes » fussent-elles néo-nazies qui lui portent en retour une fascination active. Dieudonné se lie non seulement avec Faurisson mais aussi avec tous les milieux négationnistes, il attire dans sa nébuleuse des néo-nazis assumés comme Vincent Reynouard. Son jeune disciple Kemi Seba venu assister à un meeting de la Nation of Islam à la Main d’Or à 18 ans développera dès le début de sa carrière politique un partenariat avec des organisations néo-nazies violentes.
Dans le même temps, Dieudonné acquiert une dimension internationale. Mais sur ce point aussi, son histoire réelle est restée déformée dans la mémoire collective à cause de la puissance des réseaux islamophobes et de la thèse qu’ils vont développer sur Dieudonné, agent de l’ « islamisme ».
En réalité, Dieudonné place simplement l’antisémitisme au cœur de la création de son réseau. Dans ce contexte, évidemment le régime iranien est un complice rêvé d’autant qu’il s’intéresse et soutient les négationnnistes européens depuis des années.
Mais exactement dans le même temps, Dieudonné se lie aussi avec le régime de Bachar Al Assad qui a fait former sa police politique par d’anciens nazis, et accueille très vite Thierry Meyssan. Et Assad n’est évidemment pas un « islamiste », bien au contraire dès le déclenchement de la révolution syrienne, il va se construire une posture de résistant au terrorisme.
Mais Dieudonné va aussi développer sa propre mise en forme de l’antisémitisme, avec un talent certain pour se nourrir des cadavres.
L’Ananas et la Quenelle
Dieudonné joue d’abord à la profanation performance dès qu’il le peut: la remise du prix de l’infréquentabilité est faite à Faurisson par un de ses acolytes en costume de déporté, pendant que Faurisson fait crier « Vive la Palestine » à toute la salle. Son hymne Shoahananas comporte une référence explicite aux morts et aux corps avec la phrase sur les « asticots ». Mais aussi une référence à la question palestinienne avec le « pays au soleil » obtenu par le « Shoah Business ».
Dieudonné est indéniablement un artiste fasciste.
C’est ce qui va lui permettre de réussir, en jouant sur deux tableaux. D’une part l’appel à la liberté d’expression totale en se revendiquant de son statut d’humoriste. Aidé par un contexte idéologique favorable, et par son milieu d’origine, il réussira des années durant à sauvegarder cette image d’artiste… alors même qu’il exerce en réalité le métier d’homme politique, puisqu’il est candidat à nombre d’élections, que son entourage devient au fil du temps essentiellement militant. Au plus fort de sa carrière, il diffusera au minimum une vidéo de propagande par semaine sur les sujets d’actualité. Pourtant, l’image de l’artiste lui permet de tenir des propos néo-nazis et d’être défendu au nom de l’art et de la dérision.
D’autre part, Dieudonné va créer un univers codifié extrêmement populaire qui possède tous les attributs des groupes politiques fascistes, parfaitement compréhensibles de son public mais fondé sur l’absurde. Remplacer le salut fasciste par un autre geste, la quenelle, et la croix gammée par un ananas, il fallait le faire et il l’a fait, en ayant compris que la puissance du symbole dépend essentiellement du nombre et de l’adhésion de celles et ceux qui le portent.
L’ananas décliné en goodies divers et variés devient ainsi un symbole du négationnisme, référence à l’hymne du mouvement dieudonniste, tandis que la quenelle se pratique sur les mémoriaux en hommage aux victimes du génocide et devant les synagogues.
Ces symboles seront particulièrement prisés de toute une génération d’adolescents, notamment parce qu’ils ont ce côté codé, parce qu’on peut les faire ou les porter au lycée et faire rire ses camarades aux dépens du prof qui ne sait pas forcément. Notamment parce qu’ils portent en eux toute la charge réelle du discours politique perçu comme rebelle sans pour autant exposer au rejet que suscitent les symboles néo-nazis originels.
Dieudonné durant toutes ces années pendant lesquelles il est le « comique » français qui remplit le plus de salles, ne fait absolument jamais rien de concret pour la cause noire ou les Palestiniens. Il impose simplement l’idée que cracher sur le génocide des Juifs par les nazis est la meilleure manière de gagner la prétendue concurrence entre les victimes.
Il le fait notamment en défendant les tueurs de personnes Juives. Au moment de l’assassinat d’Ilan Halimi, il voit immédiatement l’opportunité crée par la personnalité du tueur, Youssouf Fofana, noir et antisémite. Avec Kemi Seba, il en fait donc une victime des Juifs. Fofana sera défendu par Isabelle Coutant Peyre avocate du terroriste Carlos avec qui Dieudonné est en contact.
Et celui-ci multipliera les hommages à Fofana pendant des années, tout en usant exactement des mêmes procédés sordides qu’avec les victimes de la Shoah, proposant notamment pour « rire » de déterrer le corps d’Ilan Halimi à sa mère, dans une vidéo où il s’adresse à elle. Plus tard ,après l’attentat de l’Hypercacher , il aura cette formule très particulière « Je suis Charlie Coulibaly », qui n’est pas seulement une provocation mais de manière très bien résumée, une revendication de sa victoire, ma liberté d’expression a permis les meurtres de Juifs.
De la même manière, Dieudonné ne parle des victimes palestiniennes que pour parler des « sionistes » et réhabiliter des antisémites internationaux. De manière assez frappante, Dieudonné n’ira pas en Palestine, mais sera par contre invité chez tous les dictateurs de la région, de L’Iran à la Syrie, et mettra en scène ses voyages, toujours effectués avec des antisémites français. La compétition victimaire chez lui, consiste à utiliser la figure du Juif honni pour réhabiliter des autoritaristes et des intégristes. Pas seulement arabes ou noirs, petit à petit, Dieudonné comme Kemi Seba se feront les défenseurs de Poutine ou de la Corée du Nord.
Le reste de la pleurniche
La concurrence victimaire est donc toujours un moyen de placer les bourreaux de toutes les extrême-droite, de tous les fascismes en victimes , pas du tout de défendre d’autres victimes.
Au fil des années d’ailleurs, Dieudonné va progressivement abandonner quasi totalement l’opposition racisme/antisémitisme pour simplement attaquer l’antiracisme et les défenses des minorités dans leur ensemble. Notamment au travers du concept popularisé sous le vocable de « pleurniche ».
Toutes les manifestations antiracistes et antifascistes sont décrites comme une pathétique imitation de l’ “arnaque victimaire juive” qui ne vise qu’à diviser la société pour le compte du « système ». Dieudonné et Alain Soral s’attaquent ainsi, chacun à leur manière aux homosexuels, aux organisations antiracistes ou aux sphères musulmanes qui refusent l’antisémitisme et l’alliance avec l’extrême-droite. En quinze ans, Dieudonné est ainsi passé de la mise en scène de la prétendue concurrence des victimes à celle de la condamnation de toutes les victimes au nom du Peuple.
Pendant ces quinze années, la rhétorique du retournement victimaire lui aura permis de présenter comme des combattants antiracistes à peu près toutes les composantes du fascisme français et international : Dieudonné s’est affiché avec la plupart des négationnistes connus, de Faurisson à Blanrue, il a tenté de réhabiliter des néo-nazis comme Serge Ayoub, il a été proche des anciens du GUD comme Frédéric Chatillon, cotoyé des sectes comme Raël, fait la promotion de tous les dictateurs possibles d’Assad aux dirigeants de la Corée du Nord en passant par Poutine.
Bien plus que tous les autres politiciens et idéologues de son époque, il aura réussi à populariser la haine des Juifs à un niveau inédit en en faisant une « plaisanterie ». Décomplexer aura été sa ligne directrice au fil des années, la forme « humoristique » celle du sktetch, de la chansonnette, du happening ou du stand up étant toujours mise au service d’un discours politique très élaboré.
Mais ce discours était exactement le même en 2002 qu’en 2019. C’est sans doute le plus important. En 2002, la violence antisémite absolue de ses premières déclarations n’a pas fait de scandale, ne l’a pas coupé du camp progressiste. Il aura fallu presque dix ans d’atermoiements, de dénis, de faux semblants. Dix ans pendant lesquels aucune force non étatique ne se sera vraiment soulevée contre l’antisémitisme, le laissant contaminer les pensées et les mouvements sociaux.
Dieudonné a-t-il fait son temps ? Ses condamnations, ses ennuis avec le fisc peuvent le laisser penser de même que l’état de guerre interne de la “dissidence”. Mais le constat le plus important n’est pas là: Dieudonné a fait CE temps, celui où les actes antisémites sont devenus banals, et la vision du monde antisémite partagée non seulement à l’extrême-droite mais aussi dans une partie de la gauche radicale, dans une partie des mouvements sociaux, où la combattre signifie bien souvent être rejeté .
Faire ce constat, ce n’est pas être défaitiste. Simplement prendre la leçon dans toute sa dureté : Dieudonné aurait pu être étouffé dans l’oeuf au moment où il a commencé à s’exprimer clairement sur ses idées. C’est la complaisance qui lui a permis de prospérer.
Et chacun peut mesurer le succès de ses idées, avec un simple test. Demander à n’importe qui, par exemple ce que lui évoque politiquement le slogan « Pour une Europe libérée de la censure, du communautarisme et de l’OTAN ». Les réponses seront variées et concerneront beaucoup de sphères politiques, pourtant c’est bien celui de la Liste Antisioniste de Dieudonné en 2009.