Pour qu’un récit raciste reste crédible, les victoires des mobilisations islamophobes ou antisémites doivent forcément apparaître comme des défaites afin que la peur et la paranoïa, moteur essentiel de ces mobilisations, continuent à exister.
La récente offensive islamophobe sous le prétexte Décathlon n’aura pas fait exception à la règle.
Objectivement, c’est une réussite totale pour les islamophobes. Menée conjointement et sans divisions par des forces d’extrême-droite classique mais aussi par celles venues de la gauche, comme le Printemps Républicain.
Le résultat obtenu est énorme; non seulement, une grosse entreprise aura cédé aux desiderata des islamophobes après une bataille très rapide. A peine 48 heures de mobilisation sur les réseaux sociaux auront suffi. Mais le camp islamophobe aura également réussi à porter un coup très dur à la laïcité: le rapport de forces et la lâcheté de certains, aura permis que des Ministres et des représentants de l’Etat et de la République se permettent d’intervenir dans ce qui relève de la liberté de conscience et de la liberté d’entreprendre, au passage, la plus importante, pourtant aux yeux de ce gouvernement.
Dans cette affaire, la majorité des macronistes aura renoncé au fameux « libéralisme », censé être leur cheval de bataille, de même qu’au cirque habituel du patriotisme économique, qui les conduit en général à acclamer toute entreprise française concurrençant des entreprises étrangères, quel que soit le produit. L’islamophobie aura été cette exception au credo capitaliste franchouillard, l’intérêt national cette fois voulait qu’on laisse un marché à Nike.
Bref, le réel est idyllique pour les islamophobes: une campagne particulièrement violente verbalement, assortie de menaces contre les salariés de Decathlon, une campagne totalement dépourvue de bases légales éventuelles à utiliser pour faire pression aura fonctionné quand même.
Notre service client a reçu plus de 500 appels et mails depuis ce matin. Nos équipes dans nos magasins ont été insultées et menacées, parfois physiquement.
Pour vous donner une idée, voici le type de messages qu’on reçoit : pic.twitter.com/4ZjkRlgm2U— Decathlon (@Decathlon) 26 février 2019
Ce qui avait échoué avec les campagnes contre les Quick vendant de la viande halal, par exemple, aura été un succès retentissant. Naturellement, d’autres campagnes se préparent, car après tout, s’il est désormais légitime que des membres du gouvernement prennent position sur ce qui se passe en dehors du champ du service public, et fassent objectivement pression sur des entreprises, on peut s’attendre à une réitération pour pas mal de produits. C’est avec une vigueur renouvelée que vont avoir lieu les prochaines campagnes contre les supermarchés qui font des prospectus de promotion pour le Ramadan, par exemple.
Un objectif: l’oppression raciste
L’objectif de ces campagnes n’est pas tellement d’empêcher la vente de tel ou tel produit. Il s’agit tout simplement de pourrir la vie des musulmans, d’entretenir un climat de peur et de séparatisme où les victimes d’islamophobie se font pointer du doigt, non pas pour du prosélytisme religieux ou des positions politiques réelles et exprimées, mais dans tous les actes de leur vie quotidienne. Ce sont naturellement ces campagnes qui légitiment les agressions verbales et physiques contre la minorité musulmane, toujours soumise à des injonctions contradictoires.
Par exemple, ces dernières années, les campagnes contre le « commerce communautariste » ont été innombrables, entraînant la fermeture de commerces halal et/ou ne proposant pas de porc et d’alcool, au prétexte qu’ils auraient pris la place de commerces généralistes et qu’ils favorisaient l’entre-soi. On se souvient également de tribunes indignées contre les petites enseignes de mode musulmane, coupables de ne pas vendre de shorts ou de mini-jupes. Et des longues descriptions de communautés fermées, de quartiers repliés sur eux-même, d’ « enclaves » volontaires. Là, l’argument aura été l’inverse: que les musulmanes qui souhaitent acheter un voile adapté à leurs activités sportives le fassent dans des commerces dédiés, tenus par leurs pairs, mais que les rayons des magasins « ordinaires » ne soient pas pollués par « leurs » objets, qui surtout ne doivent jamais cohabiter avec les « nôtres ».
Bref, dans cette affaire, encore une fois, la femme voilée est celle qui n’a qu’une bonne manière d’exister. Ne pas exister.
Une fois ceci proclamé et acté, on aurait pu penser que du Printemps Républicain à Fdesouche, la victoire serait fêtée comme il se doit.
Mais comment continuer à persécuter si l’on reconnaît la réalité, à savoir qu’il est extrêmement facile, en matière d’islamophobie, de faire plier même une grande entreprise, avec le concours de politiques au pouvoir ? Dire « On a gagné », c’est dire « Il n’y a aucune raison d’avoir peur des musulmans, nous leur faisons ce que nous voulons ». Dire « Le pouvoir est de notre côté », c’est réfuter soi même toutes les alertes anxiogènes sur l’islamisation de la France et ses complicités étatiques.
Pour maintenir la fiction du péril en la demeure et garder les troupes alertes, il fallait un cheval de Troie de l’islamisme rampant.
Aurélien Taché, libéralisme ordinaire intolérable
Et c’est là que le député Aurélien Taché qui n’en demandait pas tant, commit une faute irréparable. Réagir en respectant la laïcité, ni plus, ni moins. Comme si ça avait été le sujet.
Capitaliste ordinaire, libéral assumé, Aurélien Taché, député confronté à la polémique Décathlon, a réagi normalement, avec un raisonnement simple et logique. Décathlon est une entreprise privée, qui vend ce qu’elle veut, dans le respect des lois en vigueur. Le voile n’est pas une marchandise illégale. Aucune loi n’interdit aux femmes de le porter dans la rue et dans les lieux publics. En tant que député, il fait la loi pas la morale, et la laïcité n’est pas une nouvelle religion. Quant à la protection des droits des femmes dont il est le garant en tant qu’élu, elle n’est pas menacée dès lors que le voile n’est pas imposé mais choisi.
Pour Aurélien Taché qui ne faisait d’ailleurs que rappeler les positions d’Emmanuel Macron, il n’y avait donc pas de sujet Decathlon, seulement une stigmatisation sans objet des femmes musulmanes. De plus Aurélien Taché était peu susceptible d’influer sur la position de LREM. En effet, des oppositions récentes aux positions de son camp, sur la loi anti-casseurs, notamment l’avaient déjà été amené à être mis de côté et marginalisé, en butte à la colère de ses pairs.
C’est justement ce qui a fait de lui le bouc émissaire idéal, le danger à dénoncer pour créer un affrontement purement fantasmé. Alors que la bataille était déjà gagnée, en commencer une autre.
Decathlon avait plié, la secrétaire d’Etat aux Droits des Femmes s’était exprimée contre Decathlon, que demander de plus ? Et bien, une position officielle de condamnation spécifique de la religion musulmane de la part du parti gouvernemental.
Cibler Aurélien Taché, c’est exiger un pas en avant, sous prétexte de dissiper une ambiguïté qui n’existe pas vraiment. Le 20 mars, en effet, LREM tiendra une réunion sur la laïcité, convoquée par Marlène Schiappa, qui parmi mille autres intervenants possibles a notamment choisi Laurent Bouvet, chef de file du Printemps Républicain, Catherine Kintzler, membre de ce même mouvement et Raphaël Enthoven, sympathisant actif. Trois acteurs exactement sur la même ligne, dont deux du même mouvement politique pour une réunion censée fixer la ligne du parti. On aurait difficilement pu faire plus orienté dès le départ. Si à la même réunion, deux responsables du CCIF avaient été invités, le Printemps Républicain aurait déjà hurlé à la victoire totale de l’islamisme.
Nier l’islamophobie
Mais il s’agit toujours et encore de se présenter comme la minorité menacée, le dernier rempart isolé contre la submersion communautariste et relativiste. Faute de grives, on mange des merles, et c’est donc Aurélien Taché à qui échoit le rôle de collabo des « islamistes » et de représentant secret du CCIF, voir directement des Frères Musulmans. C’est sa position, très modérée qui va incarner le danger et permettre d’exiger de « dissiper les ambiguïtés ».
Dissiper les ambiguïtés, c’est d’abord nier l’islamophobie. Aurélien Taché s’y refuse: issu d’une circonscription qui comporte des quartiers où vivent des issus de l’immigration, il la dénonce en termes encore une fois extrêmement mesurés. Rappelant des évidences, comme la permanence et le côté exacerbé des polémiques sur l’Islam, alors que pour lui, les musulmans sont tout simplement des électeurs comme les autres. Il se refuse aussi à considérer que l’antisémitisme soit principalement issu du Coran. Pas de quoi casser trois pattes à un canard, même laïcard.
Mais c’est encore trop, et surtout, il paye pour deux: en effet, les islamophobes ont été ulcérés par les déclarations d’un Ministre beaucoup plus influent que Taché, Julien Denormandie qui, encore une fois, n’a fait qu’énoncer une évidence antiraciste: il faut combattre l’antisémitisme et l’islamophobie. Il l’a dit dans un contexte où des mosquées et des synagogues sont recouvertes de croix gammées, rappelons-le.
Mais pour la mouvance islamophobe, l’antisémitisme n’est à combattre que s’il émane de musulmans: le reste ne les intéresse pas, voire même les irrite. Parmi eux, Raphaël Enthoven est ainsi un de ceux qui s’est élevé avec le plus de virulence pour la réédition de Bagatelles pour un massacre. Un des membres du comité de direction du PR a la coquetterie littéraire provocatrice et n’hésite pas à clamer qu’il adore les poèmes de Brasillach, collaborationniste notoire, sans compter les communiqués du Printemps Républicain s’opposant à la “censure” de Charles Maurras. Pour le Printemps Républicain, les hommes bien de chez nous ont des droits que les musulmans « exogènes » n’ont pas.
Nier l’islamophobie, l’interdire de lutte antiraciste, la considérer même comme une invention destinée à accélérer l’islamisation de la France, c’est donc essentiel pour nos croisés: leur agenda, non dissimulé consiste en effet à revenir à la période précédente, celle où le premier Ministre, Manuel Valls était aux commandes et appliquait leur ligne théorique. Et cette ligne n’a plus rien à voir avec la laïcité. Il s’agit d’un modèle où la pratique religieuse sera entravée pour le seul Islam, où les interdictions de porter le voile se multiplieront, à l’université, dans l’entreprise, le rêve du Printemps Républicain étant une loi à chaque polémique qu’ils jugeront bon de créer de toutes pièces.
C’est cela qui est en jeu aujourd’hui: la faute du député Taché est d’incarner la ligne libérale classique sur laquelle d’ailleurs Emmanuel Macron a été élu. La campagne présidentielle s’est aussi jouée là dessus. Dans un contexte marqué par la dénonciation féroce et hallucinée des musulmans par de nombreux candidats, les positions simplement neutres d’En Marche ont contribué à ce qu’Emmanuel Macron incarne un rempart antifasciste, notamment au deuxième tour.
C’est cela que les islamophobes, unis de Fdesouche au Printemps Républicain veulent effacer, à travers l’effacement d’Aurélien Taché. Ils y sont aidés par une bonne partie de LREM, qui dans ce domaine, comme dans d’autres, souhaite surtout oublier qu’elle a été élue aussi sur l’antiracisme, et tenter ce qui a pourtant produit les échecs les plus pitoyables et les plus ridicules de ces dernières années, notamment celui de Manuel Valls: conquérir la base raciste de ce pays, celle qui a toujours préféré la copie à l’original et qui évidemment votera Rassemblement National.