La guerre est affaire de symboles. On a tendance, dans notre modernisme gavée de géopolitique pseudo-réaliste, à oublier combien la guerre est affaire de symboles. Mais en réalité, les hommes sont plus prêt à mourir pour une médaille ou un idéal que pour un pipeline. Et le nerf de la guerre ce n’est pas l’argent ou le pipeline, ce sont des hommes qui sont prêt à donner leur vie pour quelque chose.
C’est parce qu’on oublie combien la guerre est affaire de symboles qu’on oublie combien la guerre est affaire de narration, de mythes, de récits qui permettent de mettre en scène ces symboles et de les rendre compréhensibles et accessibles. Même le pipeline, si réaliste, est obligé de devenir un symbole et de se mettre en scène dans le récit nihiliste d’une grande partie d’échec entre grande puissances.
Le récit de « la chute du dernier bastion rebelle » est ainsi devenu, au sujet de la Syrie, un narratif privilégié qui permet, un peu à tout le monde, de raconter la guerre en Syrie en éliminant l’élément gênant de la révolution syrienne.
Transformer la révolution en cause
Une révolution est une force motrice de l’histoire. Elle a son narratif propre puisqu’elle écrit l’histoire. Une révolution est, sur le plan historique, le dépassement de la dialectique pour créer une nouvelle dialectique historique. Exemple concret dans le cas syrien : dépasser la dialectique Dictature / Islamiste par une exigence radicale de liberté et de démocratie pour tous les syriens.
La cause c’est le symbole. C’est la possibilité de transformer la révolution en symbole, de la vitrifier, qu’elle ne bouge plus et qu’elle serve de bibelot qu’on met sur sa cheminée ou de médaille qu’on accroche à son veston. Autant on est au service de la révolution, autant la cause on se l’arrache, elle appartient tantôt à celui ci, tantôt à celui là, elle sert les égos. Pour la cause il faut faire quelque chose. On lui donne et on attend en retour, de pouvoir se l’attribuer puisqu’on lui a donné. On peut juger de la bonne ou mauvaise direction que prend une cause, des alliés et des ennemis qu’elle choisit, penser la cause en terme stratégiques, la calculer et la planifier.
La Révolution c’est autre chose, on vit par et pour elle et elle transcende chacun des aspects de notre vie, une vie qu’elle a transformé radicalement. On n’a rien à lui donner, on prononce son nom un jour et c’est l’être tout entier qui lui appartient, à tout jamais. On ne choisit plus sa direction on ne peut plus juger des chemins qu’elle emprunte, elle est sa propre narration.
Et peut-être plus important encore, une révolution ne meurt jamais tant qu’il reste des humains pour y croire, quand bien même on aura pris soin de crucifier un à un tous les spartakistes.
« le dernier bastion » depuis 2014
La première fois que l’idée du « dernier bastion » est utilisée pour raconter la Syrie c’est au moment de la chute de Homs. En 2014, après un siège d’une barbarie sans nom, les violations de cessez le feu, l’assassinat planifié de journalistes Marie Colvin, Gilles Jacquier, Remy Ochlik), c’est “l’évacuation” et “la chute” du “dernier carré rebelle”.
La chute de Homs est un coup très sévère, les militants eux même racontent la chute du “dernier carré”. Mais l’habileté d’Assad va être de réussir à imposer ce narratif de “reconquête” à partir de la victoire symbolique de Homs. En se concentrant justement sur les symboles, aidé par les experts qui découpent le territoire syrien en “Syrie utile” et le reste du territoire (qu’il convient “d’aérer” en éliminant quelques millions de personnes), ils expliquent en détail l’importance stratégiques des villes (reconquises par Assad) par rapport aux “provinces” et aux “villages” de l’opposition…
Ainsi, bien qu’Assad, pourtant directement soutenu par l’Iran et ses milices, perde la guerre jusqu’à ce que Poutine soit obligé d’intervenir en septembre 2015, le narratif du “dernier bastion” alimente l’idée d’une lente mais inéluctable reconquête d’Assad, dernier bastion après dernier bastion. Poutine alimente bien sûr ce narratif en annonçant tous les ans un nouveau “retrait des troupes russes” de Syrie.
A chaque fois qu’on utilise ce narratif c’est pour signifier l’affaiblissement de la révolution. Et à chaque fois que ce narratif est utilisé il est repris par les ennemis de la révolution pour en signifier la fin. C’est tout le paradoxe du narratif du « dernier bastion » : il est nécessaire pour évoquer une défaite et faire comprendre l’affaiblissement de la révolution mais il est immédiatement utilisé (comme chaque victoire du régime) pour essayer d’entériner l’idée que la révolution est définitivement terminée, que ses jours sont comptés, que la fin est proche et inéluctable.
Le « dernier bastion » permet aussi à la propagande d’Assad de gagner tous les logisticiens et géopoliticiens de comptoir qui prétendent fonder leur logique sur la stratégie, le réalisme… pour ceux là, le « dernier bastion » permet d’escamoter l’espoir, l’incertitude et, avec elle, les raisons de la lutte. Avec le « dernier bastion » est accolé la question « mais pourquoi s’obstinent-ils alors qu’ils ont perdu ?»; et avec cette question les réponses islamophobes classiques « ce sont des islamistes qui utilisent les civils comme boucliers humains ». Le siège médiéval et les populations affamées disparaissent au profit d’un narratif où les victimes de la barbarie d’Assad deviennent des victimes de ceux qui s’opposent à la victoire déjà acquise d’Assad.
Dans ce « dernier bastion » on retrouve aussi un fantasme de boucler la boucle, de finir par là où ça a commencé. Avant, pour Homs et pour Alep le narratif était « la capitale de la révolution », histoire de bien signifier que la chute de ces villes devait constituer le début de la fin de la révolution syrienne. Pour Idleb, Deraa ou les campagnes en général on préfère rappeler que ces endroits qui sont désormais le “dernier bastion” ont été “le berceau”. On réinvente l’origine de la révolution dans ces lieux qui vont tomber pour pouvoir affirmer que c’était ici que tout a commencé, c’est le berceau, c’est l’une des premières places à se révolter et pourtant c’est ici que tout va se terminer, tourner la page…
Croire et faire croire que la fin du Califat serait la fin de la révolution
Mais pour Idleb ce narratif a été rallié par de nouvelles forces.
En effet, avec la fin du califat, partisans du califat et islamophobes vont joindre leurs forces pour poser là que c’en est fini et bien fini de toute opposition à Bachar al Assad, à part celle de l’Etat islamiste. Qu’il ne reste que des « enclaves » ou des « poches » freinant une « reconquête » inéluctable. La vengeance de Daech : vous n’avez pas voulu du Califat ? Vous aurez Bachar al Assad.
Ce narratif est donc soutenu non seulement par tous ceux qui souhaitent la victoire de Bachar al Assad sur les islamistes barbus mais aussi par tous ceux qui souhaitaient que le califat soit l’alternative à Assad et qui doivent abandonner ce rêve. Cette alliance permet d’incarner au mieux ce que représente la contre-révolution. C’est le retour de l’ancienne dialectique : dictature contre “islamistes”. Et cette ancienne dialectique cherche à définitivement enterrer l’espoir démocratique qui représente son dépassement. Puisque le califat est tombé alors Idlib va tomber, Idlib doit tomber, et avec Idlib, tout l’espoir de la révolution.
C’est pour cette raison que les syriens reprennent les manifestations du vendredi à Idleb. Dans ce dernier bastion où l’on se doit d’imaginer les terroristes intégristes renforçant leur règne oppressif et imposant une chape de plomb et de Charia pour empêcher les gens de fuir, les habitants se terrant dans des abris, les bandes armées aiguisant leurs armes, prêts aux pires extrémités pour se défendre d’un Assad prêt à d’encore pires extrémités pour vaincre, le seul espoir des civils serait de se soumettre à une barbarie pour s’épargner une barbarie pire encore… Mais en fait dans ce “dernier bastion” les habitants sortent en masse dans la rue manifester pacifiquement et à visage découvert.
Avec ces manifestations c’est toute la puissance de la force révolutionnaire qui s’exprime. Les images de manifestations parlent d’elles mêmes. Il n’y a pas besoin de les expliquer, ni même de les commenter, elles circulent immédiatement sur les comptes des soutiens à la révolution syrienne et font office de preuve.
Car ces images réaffirment l’autonomie politique de la révolution. Lorsque les syriens manifestent, la révolution reprend tout son sens. Son autonomie politique renverse tous les égos, les analyses et les esthétisations. On ne pense plus à rédiger une tribune pour “sauver Idlib”, toujours la même tribune où on change seulement le nom de la ville “à sauver”, la seule chose qui vient à l’esprit c’est de partager ces images, de s’emplir de leur force, d’avoir le coeur serré et les larmes aux yeux devant le courage et l’espoir.
Lorsque la révolution est affaiblie, elle n’est plus autonome. C’est là qu’elle peut être récupérée, vitrifiée, transformée en cause, esthétisée et purifiée. Lorqu’elle s’exprime, en revanche, c’est impossible. On ne peut la récupérer seulement la suivre, on ne peut la peindre seulement la regarder, on ne peut la sauver, seulement la soutenir.
L’esthétisation et la pureté
L’esthétisation et la pureté sont les deux maux dont va souffrir la révolution lorsque son autonomie politique faiblit. Les deux maux vont ensemble en réalité, car il faudra purifier pour esthétiser et l’esthétisation permettra d’effacer les petits défauts et de purifier. Untel va trouver que les drapeaux turcs dans les manifestations ça nuit à l’image de pureté qu’il souhaitait avoir, un autre va se précipiter sur les images de manifestations pour montrer que les femmes sont voilées. Comparé aux « Kurdes » (la cause esthétisée pure par excellence), les femmes voilées ça fait moche parait-il.
Les manifestations, en montrant des images de foules exprimant leur autonomie politique empêchent aussi de faire ce que cherche l’esthétisation : des portraits de victimes. Les images de manifestations sont l’exact inverse des portraits de victimes individuelles que promettait le narratif du « dernier bastion de la révolution » : de si beaux jeunes gens qui, hier chantaient leur espoir de liberté et aujourd’hui crient de douleur dans la poussière, le sang et la mort.
L’esthétisation est à ne pas confondre avec la mémoire. Partager le portrait d’un martyr et rappeler qui il était c’est de la mémoire. Prendre le portrait d’une victime et en peindre une icône pour la cause, c’est de l’esthétisation.
La pureté, elle, est à ne pas confondre avec le respect de l’autonomie des lutte. Ainsi lorsque la révolution faiblit et perd en autonomie, apparaissent des injonctions à se soumettre, ici à un journal cherchant des alliés politiques douteux, là à un égo cherchant une posture dans la gauche radicale, là bas à défendre Tariq Ramadan ou Edwy Plenel parce qu’une fois untel ou untel aura exprimé un soutien. Lorsque la révolution est puissante, ces injonctions cessent comme par magie
En attendant le dernier bastion, le cinquième depuis le début de la révolution, est toujours debout et la révolution syrienne est belle et bien debout…