L’actualité semble ressasser en boucle un même récit: En France, au Brésil, aux Etats-Unis, tous les faits marquants de ces dernières semaines semblent épouser des méandres semblables. Car il s’agit bien d’un climat politique désormais transnational, mariné d’obsessions qui ont envahi le débat public depuis l’entrée dans les années 2000.
Parmi ces obsessions, qui sont le fruit de discours politiques construits, la haine des médias et celle des minorités sont sans doute celles qui structurent le plus la parole politique et citoyenne.
Ces dernières semaines, l’actualité semble sans cesse ponctuée de mêmes faits: scandales politiques divers, violences racistes, antisémites et homophobes, montée des discours et des candidats d’extrême-droite. Ce qui peut apparaître comme un phénomène récent plonge en réalité ses racines dans la séquence politique que nous avons traversée depuis le 11 septembre 2001.
Cet événement politique hors-normes a en effet ouvert la voie à des discours et contre-discours dont nous voyons aujourd’hui, en quelque sorte, l’aboutissement. Car c’est bien dans cet événement rendu « fondateur » que sont venus s’ancrer des récits de rupture, en grande partie portés par l’extrême-droite, qui ont eux-mêmes fomenté des obsessions propres à notre époque.
La première ligne narrative qu’a augurée cette ère de « lutte contre la terreur » a épousé une sémantique civilisationnelle, basée sur le « nous » et le « eux », venant charrier le vieux clivage opposant la « civilisation » à la « barbarie ». C’est en effet à cet imaginaire que sont venus s’arrimer les discours post-attentats: il s’agissait de choisir son camp, d’être d’un côté ou de l’autre, et de s’attacher à combattre « l’ennemi », à l’extérieur d’abord puis au sein même de nos pays.
Cette rhétorique a nourri la défiance envers les minorités, ethniques, culturelles, religieuses, sexuelles, à l’intérieur de nos sociétés. Il s’est agi de faire de « l’Islam », puis des « Musulmans » une sorte de problème à régler. Plus globalement, au travers de la propagande portée par l’extrême-droite et par certains régimes autoritaires à travers le monde, il a été progressivement question de désigner toutes les minorités comme les principales menaces pour la vie en société.
C’est de cette opération politique dont nous faisons aujourd’hui les frais: les minorités ont été prises pour cibles, en même temps que le discours fasciste se banalisait et avalisait ce reniement des valeurs démocratiques et universalistes portées par le « Plus jamais ça » post-Seconde guerre mondiale.
Dans une dynamique similaire, une deuxième ligne narrative, prétendant faire face à la première mais en réalité portée par les mêmes acteurs politiques, s’est elle aussi imposée: celle du désaveu à l’égard de ce qui a été présenté comme le « système » politique et médiatique, au service des seuls nantis.
Cette rhétorique anti-système, prétendant pourfendre en vrac « la finance » et « le libéralisme », s’est manifestée par un rejet de plus en plus grand à la fois des représentants politiques, mais aussi des médias, perçus comme leurs fers de lance. Avec le temps, de plus en plus de femmes et d’hommes politiques se sont eux-mêmes emparés de cette posture, faisant des journalistes une cible de discrédit.
On a pu observer de manière particulièrement tangible cette rhétorique à l’œuvre en France durant la campagne présidentielle de 2017, durant laquelle tous les candidats se sont à la fois illustrés par leur affiché rejet du « système » en place et par des déclarations parfois très virulentes à l’égard des médias et de leurs supposées compromissions.
Cette ligne narrative prétendument hostile au pouvoir est ainsi devenue avec le temps, et particulièrement depuis la campagne de Donald Trump aux Etats-Unis en 2016, une arme pour imposer un agenda politique, en surfant abondamment sur la défiance ambiante à l’égard du travail de la presse. Cette dernière est devenue à l’aune de ce basculement un objet de haine non seulement dans les discours citoyens mais aussi, désormais, au plus haut niveau du pouvoir en place.
Ces deux obsessions contemporaines sont aujourd’hui omniprésentes. Pas un seul fait d’actualité qui ne puisse être lu et compris au travers de ces deux prismes: à la fois celui de la haine à l’égard des minorités et celui de la haine à l’égard du « système » démocratique, se cristallisant de manière particulière dans la posture anti-media. Comme si le récit collectif dans lequel nous ont entraînés les discours de propagande de ces quinze dernières années était désormais inexorablement bicéphale: à la fois civilisationnel et anti-système. Visant à la fois ce qui est perçu comme « exogène » à nos sociétés, mais aussi ce qui en fait l’ADN même, à travers sa culture pluraliste et démocratique.
Les réponses face à la montée du fascisme à travers le monde pêchent trop souvent par une lecture réductrice, ne tenant pas compte de ces deux versants conjoints des discours de haine contemporains. Nous assistons trop régulièrement à des diagnostics partiels, en ce sens qu’ils entendent contrer l’une ou l’autre de ces dynamiques mortifères, mais beaucoup plus rarement d’affronter les deux ensemble.
A gauche par exemple, on assiste trop souvent à des tentatives de contrer la haine à l’égard des minorités par une posture anti-media, faisant de ces derniers les responsables de l’impasse civilisationnelle. De la même manière, on observe régulièrement certains acteurs citoyens et politiques vouloir combattre la rhétorique anti-système, complotiste entre autres, par la stigmatisation de certaines minorités, les rendant seules responsables du marasme ambiant.
L’enjeu réside dans notre propension collective à redonner corps et foi dans le récit démocratique, ce qui ne pourra se faire que hors du champ de ce double récit marqué du sceau du désaveu et du discrédit. A cet égard, il convient de dire avec force que ce ne sont ni aux minorités ni aux médias que doit incomber cette lourde tâche. Face à ce défi, nous avons par contre à renouer la confiance nécessaire pour en faire non plus des objets de haine obsessionnelle, mais bien de véritables alliés.