Ce samedi 27 octobre en soirée, le “Festival des Libertés” à Bruxelles diffusait pour sa soirée de clôture le film “Last men in Aleppo” qui venait de gagner le prix du meilleur documentaire du festival.
L’annonce du prix est terminée. La salle s’éteint. Commencent 107 minutes de plongée dans les six derniers mois d’Alep avant sa chute aux mains du régime.
On suit la défense civile syrienne, les casques blancs. Le film fait le choix de mettre le focus sur trois d’entre eux: Khaled, Subhi et Mahmoud. On les voit foncer dans les décombres après un bombardement. On les voit sortir l’un après l’autre les enfants d’une famille de sous les décombres.
Certains sont morts, d’autres vivants mais en sang d’autres encore ont évité le pire. On voit les sauveteurs retourner voir la famille quelques jours plus tard et toute la reconnaissance de celle-ci envers leurs sauveteurs. Pendant cette première partie de film, on pourrait croire que cette vie fait sens. Ils sont utiles à la communauté et vivent finalement aussi de belles histoires.
Mais ce sentiment va très vite passer. Car le film n’épargne pas le réel à ses spectateurs. Et le réel, ce sont des bombardements russes et syriens qui ne s’arrêtent jamais. Constamment, ils doivent repartir et repartir encore dans des décombres, affronter toujours plus de cadavres, de morts de proches, de collègues.
Les heures de sommeils se réduisent et c’est dans un état de constante torpeur que nos protagonistes se trouvent. Confrontés à l’absence de perspectives positives, coincés avec comme seule issue la mort. Je ne dirai pas comment le reportage se termine, mais rien ne sera épargné à nos sauveteurs.
Personnellement, voir ce film m’a fait revivre, avec davantage d’immersion évidemment, cette seconde moitié de 2016 où, sur twitter, je suivais heure par heure le siège d’Alep: les attaques aériennes et les morts de contacts militants.
Alep, point de rupture
J’écrivais à l’époque “Jamais dans l’histoire une telle immersion « sécurisée » en plein cœur de l’horreur n’avait été possible. Vous avez les tripes retournées. C’est la rage et l’impuissance qui se côtoient. C’est la rage de l’impuissance.”
Ce n’était pas que des mots, Alep a vraiment été point de rupture dans ma vie militante. Il y a eu un avant et un après. Alors ce soir en voyant le film “Last men in Aleppo” ce sont tous ces sentiments qui sont remontés.
D’abord c’est la pure tristesse qui vous submerge. Si j’ai réussi à maîtriser mes émotions à la sortie du film avec mes amis, une fois ceux-ci quittés ce sont les sanglots qui m’ont envahi. Je ne pleure jamais. Vraiment jamais. Et là, ça me dépassait. C’était des larmes de tristesse mais de honte aussi.
Qu’avons-nous accompli pour les aider ? J’écrivais à l’époque : “Alors aujourd’hui je me suis réveillé toujours aussi impuissant que la veille, mais avec une conviction chevillée au corps : face à l’indécence nous ne pouvons plus nous permettre de lâcher du terrain. Nous devons mobiliser largement au sein de la société civile concernant ce qu’il se passe en Syrie, mais au delà aussi, sur la montée des autoritarismes. Et dans ce combat, nous ne pouvons plus nous permettre de fermer les yeux sur les positions de certains. Il faut tracer une ligne rouge. Quelle que soit notre famille politique, nous ne pouvons plus tolérer désormais que des gens qui font l’apologie de massacres puissent militer à nos côtés.”
Pas de leçons mais colère pure
Ma conviction à l’époque était qu’Alep tombait mais qu’au moins “rien ne serait plus comme avant”. Je voulais que cette chute ait un sens. Qu’elle puisse servir de vaccin contre le mal qui avait eu raison d’elle.
Or c’est ça aussi que Last men in Aleppo m’a renvoyé dans la figure : non seulement Alep est tombée mais personne n’en a tiré de leçon. La société dans laquelle j’évolue, ou même juste le monde militant que je côtoie, ne semble absolument pas moins exposée au risque de l’autoritarisme ou plus consciente des solidarités internationales indispensables. Tout cela ajoutant encore au tragique de ces morts.
Et enfin le dernier sentiment qui m’a saisi, c’est de la colère pure. Je voyais repasser devant moi ces messages, ces commentaires d’activistes belges que je connais et qui systématiquement pendant le siège d’Alep passaient leur temps à nier, équivaloir, ou relativiser les crimes. Et à nouveau, ces comportements iniques ne semblent pas avoir connu de conséquences. Défendre le plus grand criminel contre l’humanité du 21e siècle ne semble visiblement pas avoir la moindre conséquence politique.
Écrire cet article a été le premier truc qui m’est venu en rentrant chez moi. Il n’est pas un papier porteur d’espoir, il est âpre, mais la lutte souvent l’est aussi.