Nous proposons ici la retranscription d’un entretien réalisé avec Thomas Sibille, d’Al Bayyinah, en juin 2024. Il nous a semblé essentiel de proposer une version écrite, et donc durable, de ce récit sur une aventure culturelle française, celle des librairies musulmanes et de l’édition musulmane, malheureusement toujours abordée dans les médias de manière négative et par des ignorants en quête de sensationnalisme islamophobe.
Nadia Meziane : Salam, bonjour, On va commencer par te présenter brièvement pour les non musulmans. Tu es propriétaire d’une librairie, Al Bayyinah à Argenteuil, tu es aussi éditeur, à la tête de deux maisons d’édition. Tu es également auteur et plus globalement, tu es un des acteurs importants de la communauté musulmane qui s’implique aussi dans sa vie quotidienne. Or tu n’es pas né musulman et avant de faire l’histoire de ta librairie et des librairies musulmanes, je voulais revenir sur ton parcours, qui ne correspond pas tellement aux clichés qu’on peut avoir sur les convertis. Tu n’es pas issu d’un quartier populaire, tu ne t’es pas converti parce que tu étais issu de l’immigration et par imitation. Tu n’es pas non plus dans le cliché islamophobe, celui de la perte de sens qui affecte des Occidentaux en quête d’une identité et qui se tournent vers une religion de “conquête”. Tu viens d’une famille qui est chrétienne et je souhaitais que tu nous présentes cette histoire, qui a été la tienne au début des années 2000.
Thomas Sibille : Je suis effectivement né dans une famille catholique. Au départ, quand j’ai grandi, on habitait dans un presbytère. Mes parents s’occupaient de l’organisation et de la gestion du lieu de culte. Ma mère enseignait, et enseigne toujours, le catéchisme et mon père s’occupait, et s’occupe toujours, de l’église au quotidien. J’ai eu une éducation religieuse dès mon plus jeune âge : lorsque j’étais petit, je lisais par exemple des bandes dessinées sur l’Abbé Pierre ou sur des grandes figures du christianisme. J’ai donc toujours eu un lien avec Dieu et avec la Foi. Même dans mon adolescence, je continuais de fréquenter l’église et d’y aller le dimanche. J’avais des lectures quotidiennes de la Bible avant de me coucher, par exemple. Le dimanche soir, nous avions des réunions de famille où nous prenions un passage de la Bible que nous discutions ensemble. J’ai été baptisé, j’ai fait ma communion, ma profession de foi, je suis allé jusqu’à la confirmation.
Arrivé à l’âge de 18/19 ans, en lisant un passage de la Bible, j’ai commencé à me poser certaines questions. J’ai bloqué sur un passage de l’évangile de Jean dans lequel il dit :
“ Ne sois pas triste que je parte, car il faut que je parte pour qu’il vienne. Il ne parlera pas en Son Nom mais il dira ce qui lui a été révélé et il s’appellera le Paraclet.”
J’ai donc cherché à savoir qui est le Paraclet, jusqu’à découvrir que le Paraclet était pour les musulmans l’annonce du dernier des Prophètes, Mahomet, qui viendrait justement compléter les messages de Jésus, de Moïse, d’Abraham, etc… Cela m’a interpellé, car c’étaient des choses que je n’avais jamais entendues, je n’avais entendu parler d’islam que très vaguement et je n’avais pas vraiment d’idées de ce que c’était. Je n’imaginais donc pas qu’on puisse, dans la Bible, avoir un passage qui parlerait du Prophète qui était pour moi le Prophète des musulmans et qui pour moi n’avait pas de liens avec Jésus, Moïse, Abraham , etc…
J’ai donc commencé à lire le Quran et en lisant, j’ai été frappé, d’une part de la similitude entre la Bible et le Quran, mais surtout de découvrir le monothéisme pur et que la Trinité n’existait pas réellement dans la Bible. Au fur et à mesure de mes lectures et de mes prières, j’ai été convaincu qu’il fallait que je me convertisse à l’islam. Mais, n’ayant pas un environnement proche musulman, et bien je ne savais pas comment faire. Je suis donc resté comme cela, à attendre ou à me poser des questions, tout en sachant que j’avais envie de sauter le pas. Jusqu’à envoyer un jour un message à un ami du lycée, avec qui je n’avais pas de relations particulières mais dont je me rappelais qu’il était musulman, pratiquant, et qu’il allait régulièrement à la mosquée. Je lui ai expliqué mon envie de devenir musulman : il m’a invité à venir à la mosquée avec lui, un week-end, je me suis converti et c’est comme cela que j’ai fait mes premiers pas dans la religion musulmane. Forcément, au départ, cela a été un peu difficile pour mes parents, puisqu’ils m’ont élevé d’une certaine manière et ils voyaient, donc, un peu comme une trahison le fait que je devienne musulman. Nous avons eu une rupture pendant un certain nombre d’années : aujourd’hui c’est fini, nous avons de très bonnes relations, on se voit régulièrement. Mais au départ, c’est vrai que cela a été un petit peu difficile.
Pour ce qui est de la librairie, au départ, j’étais commercial, j’avais fait des études de commerce. Je n’avais pas l’idée d’ouvrir un jour une librairie. Mais c’est vrai que dès que je suis entré dans l’islam, j’aimais beaucoup lire, j’avais besoin d’en savoir toujours un peu plus sur ma religion. Donc, dès qu’un livre sortait, j’avais l’habitude de l’acheter. Et même quelquefois, j’en achetais plusieurs pour donner autour de moi, de façon à ce que tout le monde puisse être renseigné au maximum. Et puis un jour, j’ai eu des problèmes de santé qui ont abouti à ce que je ne puisse plus conduire. Comme j’étais commercial, et donc en permanence sur la route, je me suis retrouvé bloqué à ne plus pouvoir travailler. Un jour, en passant avec un ami à Argenteuil, derrière la mosquée, nous avons vu un local avec écrit “ Bail à céder”. Et il m’a dit “Qu’est ce que tu en penses, on pourrait essayer d’ouvrir une librairie à cet endroit là.”. Nous sommes entrés dans le local pour connaître le prix du bail. Nous n’avions pas les moyens, nous avons cherché une solution pour trouver l’argent et nous avons trouvé une personne qui a accepté de s’associer avec nous. C’est comme ça que l’aventure a commencé en 2008. Voilà comment je suis entré dans l’islam en 2002 et comment je suis entré dans le monde du livre en 2008.
N.M: Justement, nous sommes non seulement dans une période très islamophobe, mais également dans une période où beaucoup de gens se convertissent. Et ce que je constate, notamment dans les milieux de gauche où j’évolue, c’est que ce sont souvent des personnes isolées, qui ne connaissent pas d’autres musulmans et qui rencontrent très vite des difficultés avec leur entourage. As-tu des conseils à donner, d’abord sur ce qu’on doit faire quand ça nous tombe dessus, parce que c’est aussi cela, quelque chose qui nous tombe dessus. On n’ose pas toujours aller dans une mosquée. Ca c’est la première chose. Pour la seconde, tu as parlé tout à l’heure d’une réaction assez dure de ton entourage. Tu t’es retrouvé un peu tout seul et dehors. Des années après, saurais-tu comment mieux faire pour que ton entourage le prenne bien et pas forcément tomber dans les pièges qu’on peut avoir au début : être agressif, ne pas vouloir comprendre la réaction des gens qui nous connaissaient avant et qui pensent qu’on est devenu totalement une autre personne ?
T.S : Je pense que cela fait aussi partie du cheminement. Lorsqu’on découvre quelque chose, forcément, on a tendance à y aller à fond et pas dans la nuance. Donc, peut-être faire des erreurs, mais cela permet aussi de se construire. C’est normal d’en passer par là, car on est dans quelque chose sur lequel on n’a pas suffisamment de recul pour nuancer certaines choses et avoir une autre approche. C’est un passage un peu obligé.
Maintenant, ce qui est important, c’est de se rendre compte de l’importance de ses parents, de l’importance de la famille. Même si l’on a des choix différents des leurs, il faut toujours chercher à garder le lien.
Bien sûr, certaines personnes peuvent se dire “ On n’a pas les mêmes idées, on se sépare “. Mais non au contraire, il faut garder un lien, discuter, aller vers le dialogue. Et c’est comme cela que l’on peut espérer qu’ils aient une meilleure compréhension de nos choix. Mais si l’on se coupe, si l’on est durs, que l’on estime que tout le monde doit respecter notre choix sans même avoir fait l’effort d’aller expliquer pourquoi, c’est forcément la rupture. Donc au lieu d’attendre de la part des autres qu’ils acceptent tout de suite notre choix, essayer plutôt d’aller vers eux, expliquer les raisons de notre choix. Et même s’il y a rupture au départ, toujours garder la main tendue pour que la personne commence à accepter où à chercher à comprendre. Cela, c’est pour les relations familiales.
Concernant les personnes qui sont isolées et qui n’ont pas d’entourage musulman, il ne faut pas hésiter à aller à la mosquée. C’est un lieu de paix, un lieu agréable, dans lequel les gens sont bienveillants. La personne y sera une invitée, ce n’est pas comme si c’était quelqu’un qui doit prouver quoi que ce soit. La personne vient comme elle est, elle va trouver tout de suite des gens avec qui elle va bien s’entendre, qui vont l’accueillir et l’aider dans ses premiers pas. C’est assez important, surtout si elle subit une rupture familiale et si elle a des difficultés avec son entourage. Car dans ce cas, la personne reste seule chez elle, elle n’a personne à qui confier ses difficultés. En allant à la mosquée, elle va trouver des gens qui ont le même parcours qu’elle :ces personnes vont lui expliquer comment elles ont fait pour justement trouver cet équilibre entre la foi et la société. En tout cas, il ne faut pas avoir peur d’aller à la mosquée, c’est un lieu de paix et de tranquillité .
N.M: en parlant des mosquées, on va parler des librairies. Je suis assez vieille pour avoir connu cet autre monde, où déjà une mosquée quelque part, ce n’était pas si banal que cela. Mais alors les librairies, et même le concept de librairie musulmane, c’était quelque chose que 99 pour cent des français et même des musulmans et des issus de l’immigration musulmane ne concevaient pas quand j’étais adolescente. J’aimerais bien que tu nous parles de ce phénomène là. Parce qu’on parle souvent de l’islam sur internet et on y reviendra après. C’est vrai que c’est la plus grande visibilité aujourd’hui. Mais derrière cela, il y a à mon avis, ces lieux là, qui seront très importants à terme. Aujourd’hui tu n’es vraiment plus le seul libraire, peux tu nous raconter cette histoire là ?
T.S: je pense que ça témoigne d’une prise de conscience et d’une maturité des musulmans. Au départ, beaucoup de musulmans le sont parce que leurs parents le sont. Ils pratiquent l’islam par rapport à l’enseignement familial ou l’enseignement qu’ils ont à la mosquée. Mais au bout d’un certain moment, on se pose des questions, en fait: qui on est, en quoi on croit, quelles sont les spécificités de ma foi, qui sont les gens qui ont porté cette Foi et ont marqué l’histoire ?
On essaie donc d’avoir des outils autres que l’héritage familial ou la transmission qu’on a à la mosquée. Donc le livre devient important, d’autant qu’en islam, on donne énormément d’importance à la connaissance, et il y a cette incitation au savoir.
Certes sur internet, on a accès à beaucoup d’informations, mais comme c’est éparpillé, et quelquefois décousu, cela a tendance à générer de l’émotion mais pas de la réflexion. L’importance du livre, c’est de permettre à la personne de se construire spirituellement et intellectuellement. Si les musulmans au départ n’en ont peut-être pas ressenti le besoin, nous sommes arrivés à une génération qui veut savoir ce qu’est l’islam au delà des clichés qu’il peut y avoir sur internet, au delà du simple héritage familial. Il y a donc une véritable soif d’apprendre. Nous, quand on a commencé avec la librairie en 2008, le livre ne faisait pas forcément partie intégrante de la vie du musulman. Il achetait des livres pour les besoins essentiels, apprendre à faire la prière, ou comprendre un peu les règles du jeûne pendant le Ramadan, par exemple. S’il y avait un cours sur un sujet particulier à la mosquée, il prenait le livre qui allait lui servir de support. Mais il n’y avait pas forcément un rapport au livre très important. Or on le voit aujourd’hui en entrant dans une librairie, il y a tellement de choix, dans tous les sujets possibles et imaginables, que ce soit lié à la croyance, à la jurisprudence, à la spiritualité, à l’histoire, aux côtés plutôt civilisationnels ou bien des réflexions et des pensées sur la question sociale. Cela montre que les musulmans ont vraiment envie d’explorer de fond en comble l’islam et ses possibilités.
Non pas garder seulement l’islam en tant que lien spirituel avec Dieu mais aussi dans sa dimension temporelle, dans sa dimension civilisationnelle, sociale. Donc je pense qu’on est arrivés à un moment de maturité des musulmans; ce qui explique que les rayons des librairies soient si chargés et qu’il y ait beaucoup de librairies qui ouvrent un peu partout, parce que cela répond à une véritable demande et à une véritable attente.Ce que je remarque aussi ces dernières années, c’est que les librairies musulmanes ne sont pas fréquentées uniquement par des musulmans.
Il y a également beaucoup de personnes qui ne sont pas musulmanes, qui à force d’entendre parler de l’islam jour et nuit dans les médias avaient peut-être peur au départ d’entrer dans les librairies musulmanes : parce que c’était de petits lieux, parce qu’il n’y avait pas beaucoup de choix, parce que c’était exigu. Maintenant qu’il y a des grandes librairies qui ouvrent partout, que c’est éclairé, lumineux et qu’il y a beaucoup, beaucoup de livres, on se dit pourquoi ne pas entrer moi aussi et regarder. Au final, cela crée des discussions déjà intéressantes et cela permet aussi pour ces personnes qui ne sont pas musulmanes, de pouvoir découvrir l’islam à travers les textes et non pas à travers les préjugés existant dans les médias ou alimentés par certains hommes politiques..
N.M: Il y a un rayon chez toi dont personne ne parle, pas même les islamophobes, c’est celui des romans et notamment la science-fiction. J’ai découvert cela en venant à Argenteuil et j’ai été stupéfiée, car cela je ne l’avais pas imaginé. Il y a effectivement une très forte dimension politique dans ces romans, mais comme dans toute la littérature et notamment la Sf qui a toujours été un mode de discours sur le très proche futur. Mais ce n’est pas que cela et j’aimerais que tu nous parles un petit peu de la fiction musulmane et comment de jeunes auteurs sont venus te voir, si c’était uniquement parce qu’ils voulaient publier dans une maison d’édition musulmane ou si c’était aussi parce qu’il y a une impossibilité ailleurs, et à partir de quand cela a commencé à émerger.
T.S: Comme je te le disais au départ, ce qui était proposé dans les librairies musulmanes, c’était essentiellement des livres qu’on va qualifier d’utilitaires, comment faire la prière et ainsi de suite, des choses basiques. Au bout d’un moment , les musulmans ont eu une demande plus forte, c’est à dire OK, j’apprends à pratiquer ma religion, mais je veux aussi la comprendre, je veux aussi remonter l’histoire, je veux aussi en savoir un peu plus. Ensuite, ces musulmans là ont des enfants.
Et au bout d’un moment, comment transmettre aux enfants cet héritage qui nous est cher, la vie du Prophète, l’éthique, la spiritualité, comment le transmettre aux enfants avec des supports adaptés ? Donc au fur et à mesure, les parents n’ayant pas de support se sont mis à faire des supports pour leurs propres enfants . Et ceux qui aimaient la lecture et l’écriture se sont dit pourquoi ne pas proposer des choses plus élaborées, comme des romans.
Je pense en l’occurrence à un roman qui s’appelle Saladin. Saladin, c’est une saga de Lyess Chakal qui parle d’un jeune collégien qui arrive à l’école en cours d’histoire. Sa prof lui parle de l’histoire avec un prisme qu’on va dire occidental et lui connaît l’histoire que son père lui a appris avec un prisme islamique. La nuit lorsqu’il s’endort, il remonte le temps, et il découvre l’histoire. Sa prof, lorsqu’elle s’endort, remonte aussi le temps et ils se retrouvent nez à nez dans des moments historiques importants aussi bien de la civilisation islamique que de la civilisation occidentale. Et donc cela permet à l’enfant d’approfondir son histoire mais aussi de découvrir une histoire commune, de vivre ses valeurs et son éthique et donc de pouvoir se l’approprier de manière autre qu’avec un support de cours très classique et très théorique. Comme ça a bien fonctionné, ça a donné des idées à plein d’autres parents, plein d’autres auteurs. Maintenant c’est lancé il y a beaucoup de choses et je pense que cela témoigne de la maturité de la communauté musulmane et également du besoin des jeunes d’avoir une littérature qui leur parle et leur ressemble.
N.M: Est-ce que tu peux nous présenter un peu tes maisons d’édition ?
Je gère deux maisons d’édition. Al Bayyinah et Héritages. Al Bayyinah est plutôt une maison d’édition religieuse qui va traiter des sujets liés à la croyance, la jurisprudence, des choses un peu techniques, pointues qui parlent au musulman qui a besoin d’approfondir ses connaissances On a du lancer vers 2011, je pense. Et au fur et à mesure, je me suis rendu compte que pour le musulman, plein de choses sont naturelles parce qu’il vit dans un environnement et avec une éducation qui lui permettent de comprendre de suite certaines choses.
Une personne non musulmane qui va lire un livre qui s’adresse à un musulman, il y a plein de choses qu’elle ne connaît pas et donc elle va soit ne pas les comprendre, soit même les comprendre de manière erronée.
Et je me suis dit qu’on avait eu, en France des auteurs musulmans qui y ont vécu et écrit et qui ont su s’adresser aux gens de leur époque pour présenter l’islam de la meilleure manière, avec esthétique pour passer au delà des préjugés qu’il peut y avoir et pour délivrer un message qui s’adresse à tous, aussi bien aux musulmans qu’aux personnes qui ne sont pas musulmanes et qui ont pu être des témoins de l’histoire d’une présence musulmane beaucoup plus ancienne qu’on ne l’imagine et qu’il n’ya pas eu que des musulmans qu’on a pointés du doigt mais aussi des intellectuels , des militants qui ont apporté du positif dans l’histoire de France en tant que musulmans.
J’ai donc décidé de lancer les éditions Héritages de façon à avoir une littérature plus vaste qui puisse toucher des musulmans comme des non musulmans mais aussi montrer qu’il y a un patrimoine intellectuel et spirituel musulman en France, plus vaste qu’on ne l’imagine et qui peut être une source d’inspiration. Pour des musulmans pour qu’ils ne se voient pas toujours à travers l’œil de celui qui ne les aime pas. Et pour qu’ils puissent se dire “ Il y a des musulmans qui ont vécu avant moi, et moi aussi je peux l’investir dans la société, moi aussi je peux apporter quelque chose à la société , moi aussi, je peux être une source d’enrichissement, je n’ai pas à être vu seulement comme un paria . Et s’ils ont développé des choses au niveau intellectuel ou action sociale, moi aussi je suis capable de reproduire cela “. Il s’agit de donner des exemples qui ne soient pas seulement des exemples lointains, le Prophète et les Compagnons qui sont certes des exemples vivants, mais qu’aussi dans cette société là , il y a eu des grandes figures: je pense au professeur Muhammad Hamidullah ou Malek Bennabi, des personnes qui étaient soit venues en France et qui sont restées en France, qui ont appris et apporté leur pierre à l’édifice ou des gens qui étaient français, qui se sont convertis à l’islam et qui n’ont pas renié leur identité mais qui ont été parfaitement musulmans sans avoir honte de ce qu’ils étaient et en proposant quelque chose, en participant à la vie intellectuelle du pays.
C’était donc un peu l’idée en lançant la deuxième maison d’édition Héritages qui est plus généraliste et fait émerger un héritage méconnu de la présence musulmane en France.
N. M: peut-on parler de ton aventure algérienne puisque tu as évoqué certains noms qui se rattachent à cela. Je suis d’origine algérienne mais je ne sais même pas exactement d’où je viens comme une partie de notre immigration pas forcément honteuse mais peut-être aussi celle qui se pose le plus de questions . C’est donc avec grand plaisir que je regarde toutes tes vidéos et ce que tu fais là bas depuis un certain temps, comment tout cela est arrivé ?
T.S: En fait, quand il y a eu le basculement politique en 2015, enfin un peu avant mais 2015, avec les perquisitions a été le moment le plus important, j’ai commencé à lire beaucoup de livres politiques pour essayer de comprendre un peu la situation, les enjeux et les rouages.
L’ histoire de l’Algérie revenait toujours, à cause du code de l’indigénat, d’une certaine répression là bas qui parfois ressemble à ce qui se passe ici, toutes proportions gardées, bien sûr.
C’est donc de là que j’ai commencé à m’intéresser à l’histoire de l’Algérie parce que cela revenait régulièrement dans tous les livres universitaires et historiques que je lisais. M’intéressant à l’Algérie, j’ai commencé à découvrir de grandes figures comme Malek Bennabi, justement; ou Ibn Bâdîs, Mohammed Al Bachir Al Ibrahimi, les membres de l’association des oulémas. J’ai vu que dans un contexte extrêmement difficile, à travers l’éducation, à travers l’accès à la connaissance, ils ont permis de redonner confiance à un peuple qui avait été spolié, à qui on avait nié son identité . Ils ont réussi à le faire renouer avec son identité , renouer avec sa foi et et à créer une telle dynamique qu’au bout de quelques années, ils avaient un certain nombre d’écoles ouvertes dans tout le pays. Des femmes qui ne savaient pas lire avaient désormais accès à l’écriture, des enfants à qui l’on apprenait qu’ils descendaient des Gaulois découvraient qu’ils avaient un héritage extrêmement riche.
Je me suis rendu compte qu’avec la plume, on peut soumettre les canons.
Ces exemples ne sont pas propres à l’Algérie, ils sont universels. Mais ils sont une histoire proche de nous, que nous pouvons mobiliser pour faire réfléchir, conscientiser les musulmans sur l’importance de la connaissance, l’importance d’être fier de son identité, et surtout de participer à l’échelle sociale et locale: ne pas prendre l’islam comme une religion qui se vit seulement à la mosquée mais qui est aussi civilisationnelle. Montrer que musulman en France, je ne suis pas quelqu’un condamné à rester en retrait, je ne dois pas évoluer en vase clos. Musulman j’ai quelque chose à dire, moi aussi j’ai le droit d’apporter ma pierre à l’édifice, moi aussi j’ai le droit d’émettre des critiques de certaines choses ou bien d’encourager certaines démarches et donc de participer à la vie de la société.
Pour cela, j’ai trouvé que ces exemples là étaient vraiment riches. De fil en aiguille, j’ai réédité certaines de leurs oeuvres, des biographies et puis j’ai eu la chance de pouvoir aller directement en Algérie rencontrer des membres de leur famille comme le fils de Mohammed Al Bachir Ibrahimi, et d’aller visiter leurs lieux de naissance, là où ils ont évolué, et voir encore plus la difficulté, les conditions dans lesquelles ils vivaient. Et si aujourd’hui l’Algérie est libre, c’est le fruit de l’effort de ces gens. Cela nourrit l’optimisme et l’espoir pour nous, quand quelquefois on se dit qu’on ne peut rien faire . Si eux, dans des contextes aussi difficiles que les leurs ont pu faire beaucoup, nous dans un contexte quand même assez favorable, on peut aussi faire beaucoup, d’autant que nous n’avons pas pour objectif d’entrer en conflit avec l’autre mais d’être une source d’enrichissement , de participer. A partir de cet exemple positif, maintenant j’ai une attache avec l’Algérie, de par cet amour pour ces hommes, mais aussi de par cet amour pour le pays, la beauté des lieux, , la fraternité et la simplicité des gens qu’on trouve là bas. Et d’ailleurs, ce qui est frappant quand on va là bas, c’est que les gens disent : “Nous n’aimons pas les touristes mais nous aimons les invités” . Quand tu vas là bas et que tu n’es pas du pays, tu es invité et forcément un invité est bien accueilli, on le met à l’aise et c’est vraiment ce qu’on ressent quand on va là bas. .
N.M: Tu as dit un mot: évidemment il y a toujours le moment où ces mauvais mots arrivent . Tu as dit “ perquisitions” . Je pense que les gens qui nous ont écoutés jusqu’ici ont entendu parler d’une histoire de savoir, de culture, de construction. Notre histoire n’est pas que celle-là, et justement par rapport au savoir, je suis arrivée dans toute cette histoire et je te connais grâce à une maison d’édition, Nawa qui a été dissoute dans des circonstances ignobles et terribles. Alors je n’avais pas lu leurs livres à ce moment là, mais peu importe: cela a été une humiliation formidable et justement une tentative de destruction de tout espoir. Vraiment. Parce que si tu ne peux même plus écrire et si tu ne peux même plus lire de manière autonome, qu’est ce qui nous restera ? Tu présentes ici ta librairie de manière très juste, mais elle est présentée par d’autres gens, de manière plus rock;n roll, dirons nous. Il y a ce mot à ton propos , que j’aime bien dire, comme cela les choses sont claires et l’on peut repartir du début : dans les médias et sur certains comptes X très influents, tu es appelé “salafiste” , et c’est essentiellement un stigmate. Les gens n’ont pas la moindre idée de ce qui peut être entendu par là .
Certains rajoutent “salafiste fiché S”. Toi , c’est allé jusqu’à avoir un jour dans un article le numéro de ta fiche S, on ne sait pas si c’est classé par ordre alphabétique ou autre.
Mais justement comment es tu passé de devenir musulman à devenir salafiste aux yeux de la France et pas dans le bon sens de ce terme ?
T.S: Quand tu le vis, c’est difficile d’arriver à l’analyser, je ne sais pas trop. Mais j’aurais d’autres réflexions, nées en moi en 2015, quand j’ai été perquisitionné, Je me suis dit que si j’ai été perquisitionné, c’est que l’image que je renvoie de moi est celle d’un individu qui peut être dangereux. Si je suis un individu qui peut être dangereux , au delà de la politique du gouvernement, comment moi je m’exprime en dehors de mon cercle proche ? A ce moment là ma vie se limitait à être à ma librairie et à côtoyer des musulmans, ou bien je suis à la maison, où bien je suis à la mosquée. Donc je n’ai pas de relations avec le reste de la société . Cela m’a donc fait un déclic, je me suis dit qu’il fallait apprendre à se faire connaître. Si on a pu penser cela de moi, au delà de la politique gouvernementale dont on peut parler après, c’est que des personnes non musulmanes, potentiellement ont peur quand elles me voient. . Ou bien elles imaginent de moi des choses qu’une personne me connaissant saurait fausses. Je me suis donc dit qu’il fallait que j’aille de l’avant et à partir de moment là, j’ai commencé à essayer de m’investir plus dans la société, d’aller à la rencontre des gens, de participer ne serait-ce qu’à des rencontres inter-religieuses ou autres. A aller dans la société civile pour dire “ Je suis musulman, je fais partie de la même société que vous, voilà qui je suis, voilà ce que je pense”. “La librairie est ouverte, venez regarder par vous mêmes qui nous sommes et ce qu’on fait “. Sinon, c’est facile de tomber dans la victimisation, de se dire que personne ne nous aime, qu’on est seulement victime d’une politique d’état, que j’ai été perquisitionné . Oui mais et après ? Je reste comme ça et j’attends la prochaine perquisition ? Ou bien je vais de l’avant ? En fait l’idée c’est qu’il faut apprendre à se connaître pour savoir qui on est et où on va , il faut apprendre à connaître les gens avec qui on vit pour savoir ce qu’on a en commun et ce qui peut nous lier et il faut aussi chercher à se faire connaître : il y a une propagande et beaucoup de désinformation via les réseaux sociaux pour stigmatiser les musulmans. Mais nous, va-t-on attendre que les gens viennent vers nous pour dire “Finalement vous êtes bien ou vous n’êtes pas bien ? “. Non, il faut aussi que nous fassions l’effort d’aller vers les autres pour leur dire qui on est et comment nous pensons. Ensuite que chacun se fasse sa propre idée: les perquisitions c’est démesuré par rapport à ce qu’on est .
Après les perquisitions de 2015, des articles ont été écrits, des livres, dans lesquels on me dépeint d’une manière qui est totalement fausse, mais pour moi finalement ça a été un bien dans le sens où j’ai réalisé qu’il fallait que j’aille vers l’autre , discuter avec lui, et comme cela on va arrêter de me faire dire ce que je ne pense pas ou ce que je ne dis pas. C’est moi qui vais montrer ce que je suis: ensuite si les gens continuent à avoir peur et à imaginer que je suis tel ou tel, au moins j’aurais fait le nécessaire.
Voilà l’état d’esprit dans lequel cela m’a mis après. Comment j’ai pu être perçu de cette manière ? Je pense que le monde est tel que le musulman reste dans son coin, la personne non musulmane reste dans son coin, le musulman va dire “Eux ne m’aiment pas” et le non musulman va dire “ Eux ne m’aiment pas, ils sont radicalisés”. Et donc il ya un mur qui ne devrait pas exister, mais aussi des responsabilités des deux côtés, au delà de la politique d’état qui vient surenchérir derrière. Et si personne des deux côtés ne décide de casser ce mur imaginaire et d’aller vers l’autre, on peut rester comme ça encore des années et des années, ça ne changera pas.
Donc la répression m’a plutôt poussé vers l’ouverture, aller vers les gens pour déconstruire cet imaginaire et pas juste me dire que j’étais une victime de la politique d’état et me replier sur moi-même.
N.M; justement, moi je suis beaucoup plus sévère que toi, peut-être parce que je rajoute la composante raciale du rapport de la France à nous . Je suis de la partie de l’immigration musulmane qui toute sa vie a été avec les autres, et je pense très sincèrement que c’est de leur faute à eux et pas de la nôtre. Nous on fait ce qu’on peut et je crois qu’on a vraiment tout tenté: c’est à dire rester tranquilles dans notre coin, on a tenté de s’intégrer, on a tenté d’être comme eux , on a tenté de leur parler et je pense que c’est à eux aujourd’hui de savoir quels sont leurs désirs, c’est à dire s’ils veulent ou pas nous reconnaître dans le cadre d’un “nous” partagé ou pas.Nous on existera toujours de toute façon. Donc je te trouve très indulgent et je trouve ça très drôle par rapport à l’image que tu renvoies .
T.S:: pour porter un jugement général, ,je vais être d’accord avec toi.. Mais en tant qu’individu, je constate qu’il y a un problème de communication et de perception.. Donc est-ce que je reste comme cela en disant ‘C’est de votre faute ? “. Ou alors à mon niveau, je me dis la chose est telle ok mais je ne vais pas tomber dans la chose impossible “ Personne ne m’aime, les gens sont islamophobes , je reste dans mon coin” ou la chose facile “ C’est bon, je suis musulman, je suis sauvé, je suis dans la vérité”.
Non. Il faut dépasser cela et aller vers l’autre. Il ne faut pas non plus essentialiser les groupes humains: certes, il y a une situation donnée, mais plein d’individus à l’intérieur qui peuvent être amenés à évoluer. Je pense que toi, avant que tu entres à la librairie, peut-être que tu avais des idées préconçues sur les librairies et que tu te disais “ Je n’entrerais jamais là bas”.. Une fois que tu es entrée, tu as finalement vu que ce n’était pas comme tu l’imaginais.
Mais ça n’est possible que si moi, je t’ouvre la porte.
De toi même, tu ne vas pas forcément décider de la franchir. Il y a un moment où la situation est telle qu’elle est, et la situation me rappelle un entretien entre Hassan II et un journaliste sur qui devait faire un pas vers l’autre. Le roi du Maroc lui avait dit “ Moi je parle votre langue, vous ne connaissez pas la mienne. Je connais votre histoire, vous ne connaissez pas la mienne”.
Donc effectivement il y a un travail à faire dans la société française pour essayer de comprendre les musulmans qui sont une réalité sociologique mais il y a aussi individuellement un travail de présentation de nous mêmes à effectuer.
N.M: : Effectivement je connais le travail que tu fais et ta librairie a été très importante pour moi parce que je ne serais jamais allée dans une mosquée . C’est à cause, enfin, grâce à Darmanin sinon je n’aurais jamais même osé aller voir des activistes musulmans . Du coup, Gérald a brisé ma timidité, qu’il en soit à jamais remercié. . Mais je pense que la plupart des gens ne savent pas ce que ça coûte, dans le contexte de l’islamophobie d’état, ce que tu fais, c’est à dire d’aller vers les autres, les non musulmans. Et je voudrais qu’on parle un peu de ce qui s’abat sur vous justement quand il n’y a pas de séparatisme et que vous cherchez à le briser . On a parlé de perquisitions, mais ce que vit ta librairie, au quotidien n’est pas seulement cette forme très violente d’islamophobie d’état. Mais c’est aussi du harcèlement permanent , de la diffamation dans les médias dans lesquels tu es très rarement invité pour répondre. Peux tu nous expliquer le contexte de ta vie quotidienne, de tout ce que tu traverses en animant une librairie, en la faisant vivre ? Je crois que c’est aussi très important pour des jeunes qui voudraient se lancer dans des projets, qui se disent “ Non ça va pas être possible avec tout ça.
T.S : Si je raconte tout ça, ça va décourager tous ceux qui veulent se lancer, du coup.
N.M : Je ne pense pas parce que tu réussis, tu y es.
T.S: Bon. Perquisitions bien entendu. Contrôles réguliers de ce qu’on appelait avant le GIR qui regroupe toutes sortes de services, volonté de chercher des prétextes pour pouvoir nous fermer, que ce soit au niveau de la sécurité ou autres, des procès pour rien en permanence.
Lorsqu’on importe de la marchandise de l’étranger, des blocages systématiques, jusqu’à aller analyser les couvertures de livre en laboratoire pour voir si ce n’est pas une matière interdite, fermeture de comptes bancaires.
Il y a tellement de choses que je ne sais même pas ni par où commencer ni par où finir. Une volonté de différents services de vouloir nous empêcher de fonctionner normalement à tous les niveaux possibles de l’activité. Malgré cela, on a quand même réussi à se développer, on a quand même réussi à avancer. Ce sont donc des difficultés qui sont exagérées par rapport à l’activité, mais bon maintenant ça fait partie du jeu et de mon quotidien , on a continué à faire ce qu’on fait et malgré tout je pense qu’on va continuer à le faire.
NM: concernant le soutien, parce que beaucoup de gens viennent chez toi mais aussi dans d’autres espaces musulmans de ce type là, en pensant que ça fonctionne, que vous êtes des pro et que ça va toujours être là . On le sait, il y a eu ces derniers mois des tentatives de fermeture administratives de librairies notamment dans les Alpes Maritimes . La loi Séparatisme a de toute façon conduit à la fermeture de nombreux commerces . Tu as quand même un public important qui serait dévasté si ta librairie fermait, même temporairement mais qui peut-être ne sait pas quelle aide il peut apporter, comment on peut soutenir, comment prendre des initiatives pour que ça change, pour que vous vous sentiez moins seuls . Quand on mène des initiatives, celles là où d’autres, on a une communauté qui pense qu’on s’en sort très bien mais à des moments on aurait besoin de soutien plus vaste.
T.S: Je pense que le soutien, on a en a besoin quand on subit une injustice et que c’est difficile. Sinon le soutien quotidien , c’est le fait de venir régulièrement nous voir, acheter des livres, partager , participer à la dynamique. Parce qu’en fait nous quand on propose un livre, l’idée c’est que la personne le lise et se nourrisse de cela, que ça lui fasse du bien, qu’elle en parle. Ce n’est pas notre projet à nous, c’est un projet qui est, on va dire, pour la société en elle-même. Pour les musulmans, pour qu’ils puissent se nourrir spirituellement , pour les non musulmans afin qu’ils puissent découvrir une autre facette de l’islam que celle existante dans les médias . Le meilleur soutien, on va dire, c’est de participer à cette dynamique.
Après le soutien dans les moments difficiles, c’est de ne pas détourner le regard quand quelqu’un vit une difficulté. Je me rappelle quand j’avais été perquisitionné, il y avait une personne que je voyais à la mosquée tous les matins et qui avait pour habitude de me déposer chez moi quand c’était terminé à la mosquée. Le jour où elle a su que j’étais perquisitionné ,elle a tourné la tête et fait comme si elle ne m’avait pas vu, à partir de là, elle partait de son côté et moi je rentrais à pied. Ce sont des petites choses qui sont anodines mais c’est dans ces moments là de la difficulté qu’on a besoin que les gens ne détournent pas le regard.. Qu’ils ne viennent pas te soutenir parce qu’ils ne peuvent rien faire, mais au moins qu’ils ne regardent pas à côté. . Mais sinon, après , quotidiennement, c’est vraiment le partage du bonheur de pouvoir lire et de pouvoir faire lire, de pouvoir faire découvrir un peu plus le beau contenu qu’il y a dans les livres.
N. M: Je suis désolée de revenir dessus, je sais que c’est un terme clivant, mais aujourd’hui on en est à un stade de bêtise où on voit dans les journaux des titres comme “ le salafo-frériste Machin “ ce qui est totalement lunaire, peut on revenir sur le terme de “ salafi “ et ce qu’il signifie réellement au départ par rapport à cette espèce de monstruosité idéologique, psychologique, sémantique qu’on a construit en France , et puis peut-être qu’on revienne sur la loi de 2010, sur le niqab . Quelle est la réalité de ce courant et quelle est la différence avec d’autres dans l’islam ?
T. S: En fait la difficulté, avec ce terme ou d’autres, c’est que ce sont des fourre-tout. Donc on ne sait pas réellement à quoi cela renvoie et ça ne correspond pas vraiment à une réalité sur le terrain. Le salafisme en tant que tel , revenir aux prédécesseurs, c’est une chose que tout le monde, enfin tout musulman comprend. C’est à dire que dans son interprétation de la religion, on se fie aux premières générations de l’islam qui ont reçu la Révélation, qui l’ont appliquée et qui sont donc des bons exemples à suivre. Après cela peut se matérialiser de toutes sortes de manière :il y a eu le salafisme, dans les années 2000 en tant que mouvement réformateur qui appelait les gens à justement dépasser un petit peu certaines innovations et habitudes qui avaient été prises dans les pratiques religieuses pour revenir à quelque chose de plus puritain , on va dire . Mais aujourd’hui, je ne dis pas que cela n’existe plus mais en tout cas cela a été dépassé par beaucoup de musulmans.
Beaucoup sont passés par là dans leur retour à l’islam parce que c’était une manière d’avoir un contact directement avec le texte, de se rapprocher de sa religion vraiment dans un contexte où l’on n’avait pas eu d’éducation islamique.
Donc cela a été un moteur, on va dire, idéologique au départ pour redonner un dynamisme religieux à beaucoup de personnes
. Mais arrivés à un certain moment comme tout courant, , il y a un sectarisme qui peut exister qui fait que finalement, lorsqu’on pratique la religion, on dépasse ce côté sectaire. On a de la nuance et on voit les choses d’une manière beaucoup plus large . Je dirais qu’à l’heure actuelle, le salafisme tel qu’il a été dans les années 2000, ce dynamisme pour ramener des gens à la religion n’existe plus vraiment et n’a plus lieu d’être puisque les musulmans se sont émancipés de tout cela: si avant il y a avait des courants très définis, comme tablighs, frères musulmans, salafis, aujourd’hui non. Il y a des gens qui sont passés par un de ces courants , mais tout le monde s’est un peu retrouvé sur le fait qu’on est musulmans et qu’il s’agissait de voies par lesquelles on est passés pour se construire. Beaucoup de gens l’ont largement dépassé et maintenant c’est surtout un fourre-tout pour pouvoir criminaliser des gens ou les accuser de plein de choses qu’on imagine qui ne sont pas réelles.
N.M: Justement parlons actualité, ces derniers mois quelque chose de très émouvant et magnifique a lieu, la mobilisation d’une communauté, mais aussi d’êtres humains contre un génocide . Cela a été très difficile, pas seulement à cause de la répression d’état, mais aussi parce que cela se passe comme d’habitude pour notre jeunesse. A chaque fois qu’elle fait quelque chose de noble et de beau, alors qu’elle devrait être félicitée, c’est le contraire, c’est à dire qu’on lui reproche de faire de belles choses . Comment vis-tu ce moment, d’abord quel est ton rapport à la Palestine, et comment vois tu les perspectives pour soutenir tant que faire se peut même si ce sont plutôt les Palestiniens qui nous soutiennent et l’avenir de ce mouvement dans un moment où le génocide s’intensifie .? En tant qu’éditeur, en tant qu’homme de savoir , comment vois tu la contribution des intellectuels ?
T.S: déjà quand on voit cela, on se sent les mains liées, on est frustrés de voir devant nous un peuple se faire détruire, un massacre aux yeux de tous, et personne n’intervient. Forcément il y a donc la frustration. Après mon rapport à l’Algérie fait que que je regarde son histoire : l’Algérie a subi la colonisation, des massacres extrêmement importants, c’est à dire ce que subit la Palestine aujourd’hui mais aujourd’hui l’Algérie est libre. Il y a donc toujours cet optimisme , ils sont en train de subir et donc nous on doit se mobiliser chacun à son niveau, chacun par rapport à ce qu’il fait, ce qu’il est capable de faire, ne serait-ce qu’en parlant de la Cause. C’est tellement invisibilisé dans les grands médias qu’il faut absolument en parler, diffuser le maximum d’informations pour que les gens se rendent compte de ce qui est en train de se passer, pour qu’il y ait une prise de conscience générale , même si on n’a pas de possibilité d’action. Mais il faut toujours rester optimiste, se dire que dans d’autres moments de l’Histoire, car ce génocide là n’est pas le premier et peut-être pas le dernier , à la fin ce sont toujours les Opprimés qui gagnent.
L’oppresseur a le dessus mais il se tue lui-même. Il massacre des gens mais il se tue humainement. Celui qui perd sur le coup , c’est celui qui meurt. Celui qui perd réellement, c’est celui qui a tué, car il a perdu son humanité en massacrant une population et ces gens là qui sont en train de mourir, on leur espère qu’ils sont au Paradis.
Donc en tant que croyants, on a un espoir pour eux. Et dans tous les cas, ce qui est construit sur le Mal et l’Oppression ne peut pas durer. La preuve en Algérie , l’Algérie est libre. Demain Gaza sera libre, la Palestine sera libre.
Maintenant, nous à notre niveau, que peut-on faire ? Certes nous sommes frustrés de ne pouvoir rien faire réellement mais en tant que croyants, nous avons les invocations. Et surtout ce sont les Palestiniens qui nous donnent une leçon de vie: malgré tout ce qu’ils subissent, une simple vidéo où on les voit sourire, courageux, les femmes qui continuent d’avoir des enfants montre qu’eux sont en train d’alimenter la Vie , pendant que les autres créent la mort en tuant, en montrant leur propre mort à eux, c’est à dire la perte de leur humanité.
NM: On est dans un moment très particulier, même si toi et moi, on le prend relativement bien, on va dire, celui de la dissolution de l’Assemblée Nationale par celui qui a dissous des maisons d’édition, des associations, un peu tout le monde finalement. Car c’est l’essence du macronisme : quand on est soi même le Néant et le vide, on ne peut propager que cela. Malgré tout, dans la communauté, c’est un moment d’intense questionnement, d’intense remise en question sur les rapports avec les autres forces politiques. Je pense que cela aussi c’est voulu, parce que ce n’est pas le RN qui est à la manoeuvre, c’est encore une fois le gouvernement qui voit la force et la confiance qu’ont pris non seulement les jeunes musulmans et les moins jeunes mais aussi ceux qui nous ont rejoints. On voit très bien que dans la jeune génération, la question de l’islamophobie ce n’est pas un sujet, ils et elles l’ont dépassée ensemble, et la conscience de cela a poussé à ce moment où on essaye de nous faire peur et de nous dire que nous ne sommes rien que nous n’avons pas d’autre solution qu’aller nous cacher sous une table . Comment prends tu ce moment et quels sont les conseils que tu pourrais donner en tant que musulman qui a déjà connu d’autres moments qui semblent la catastrophe finale ?
T.S: je ne sais pas si je pourrais donner des conseils, mais la réflexion que cela m’inspire, c’est qu’à chaque moment politique important, tout le monde se réveille en cherchant une solution. Mais la politique est l’investissement au quotidien qu’on a dans la vie de la Cité, et ce qui est sûr, c’est que beaucoup de musulmans de par le contexte social et politique sont en retrait de la vie. Comme ils sont en retrait de la vie, leurs revendications politiques sont souvent uniquement d’avoir une extension de la mosquée pour avoir une salle supplémentaire . Mais où sont-ils quand il faut aller en sortie scolaire, quand il faut participer aux discussions avec les professeurs dans les réunions, quand il faut aller ensemble à la mairie pour telle ou telle lutte, et ainsi de suite ? Là c’est le moment de se remettre en question , ce n’est pas le fait de voter qui va avoir un impact ou pas. Ce n’est pas cette considération là qu’il faut avoir, c’est au quotidien comment je m’investis dans la vie de la Cité pour peser . En tant que citoyen musulman, moi aussi , j’ai quelque chose à dire, j’ai quelque chose à faire . Mais avant d’avoir des droits, on a des devoirs et pour avoir des droits, il faut être à la hauteur de nos devoirs en tant que musulmans.
Nous en tant que musulmans on a tendance à toujours être des hommes d’action, on doit être des témoins ET des acteurs . C’est donc le moment de nous poser la question de notre participation à la société en tant que musulmans, à tous les niveaux, à tous les points de vue, chacun par rapport à sa réalité.
A partir du moment où on participe aussi à la vie de la cité, tous les partis politiques auront envie de nous prendre en compte. Mais si notre participation se limite à se mobiliser de temps en temps pour appeler à voter de tel côté ou de tel autre côté , on sert juste de tremplin pour une personne qui après aura une politique dans laquelle nous ne compterons pas . Et nous ne compterons pas parce que les portes étaient fermées mais aussi parce que nous n’avons pas cherché à les ouvrir et à participer. Mon conseil est donc peut-être celui-là: nous devons être des acteurs de la société er ne pas rester en retrait en imaginant que les autres ne nous aiment pas ou que nous sommes incapables de faire quoi que ce soit. A tous les niveaux, chacun a quelque chose à faire.
N.M: ce qui a structuré ma vie dans la cité ( sans majuscule ) quand j’étais une gamine pauvre, ça a été la bibliothèque municipale , puisque j’ai grandi dans une banlieue rouge où il y avait encore un vague reste d’une utopie qui est très ancienne . Ce vague reste était une bibliothèque vraiment fournie, j’ai été très étonnée quand je suis venue ensuite à Paris ou dans des villes de droite, je me suis rendu compte que ma bibliothèque était mieux que celles de villes riches . Aujourd’hui malgré tout, le lien entre la classe et la religion musulmane est très fort: même si une génération a pu émerger et faire partie des classes moyennes supérieures, nous sommes pour la plupart assez pauvres . Or l’accès aux livres , est souvent la dernière chose qui nous vient à l’esprit, en plus il y a la facilité internet, les vidéos qui ne sont évidemment pas la même chose . Qu’est ce que tu conçois , par rapport à l’exemple d’autres pays , est ce que tu penses à un modèle de bibliothèques qui pourraient être ouvertes à tous ?
T.S : Justement, ce que j’ai remarqué, c’est que depuis un certain temps , beaucoup de mosquées ouvrent des bibliothèques, on peut donner l’exemple de la mosquée de Créteil ou de celle de Gennevilliers . De grandes mosquées ont pris cette problématique en main et mettent maintenant à disposition des fidèles et même des personnes extérieures à la mosquée qui voudraient venir soit de venir lire sur place ( certaines bibliothèques ne sont pas dans la mosquée mais proches de la mosquée pour les personnes qui n’ont pas l’habitude de fréquenter la mosquée et ne seront pas forcément gênées de devoir entrer, à Créteil il y a beaucoup d’étudiants qui y viennent ), soit la possibilité d’emprunter des livres . Donc cet accès est en train de se mettre en place. Les bibliothèques privées n’existent pas encore mais au vu de ma maturité actuelle, cela devrait arriver rapidement. Surtout ce que j’ai remarqué, c’est qu’il y a de plus en plus de groupes de lecture: beaucoup de personnes qui aiment lire sont conscientes que les gens en face n’aiment pas lire ou n’ont pas forcément l’habitude, veulent créer un engouement , et soit à travers des mosquées, soit à travers des associations ou même des groupes informels mettent en place des groupes de lecture. Cela permet à des personnes qui n’auraient pas accès aux livres pour des raisons financières, ou soit parce qu’elles n’ont même pas l’idée de lire, d’avoir des livres accessibles dans un groupe qui se réunit régulièrement . Sur une année cela peut être la lecture d’une dizaine de livres.
N.M: Question finale, nous sommes nombreux et nombreuses à ne pas dormir la nuit au regard de la situation politique, que peut on lire pour se changer les idées et garder l’espoir, disons trois livres .
TS: le premier livre, je dirais le Quran. S’il y a un livre qui peut donner espoir, c’est le Quran puisqu’il nous relate les histoires des peuples qui nous ont précédés et à travers leurs exemples, on a aussi des leçons à tirer pour nous-mêmes. Et Je pense notamment à l’histoire de Pharaon et de Moîse qui revient régulièrement dans le Quran. Qui nous parle de Dieu et de nous mêmes. Je pense qu’il n’y a pas meilleur livre, surtout la nuit, si on veut avoir de l’espoir .
Et le Quran ne s’adresse pas qu’aux musulmans, c’est un livre qui est une Miséricorde pour tous les êtres humains en général : même une personne qui n’est pas musulmane peut chercher dans le Coran une réponse à ses questions existentielles et à ses réflexions.
Ensuite parmi les autres livres qui peuvent être intéressants , je dirai de manière générale les livres de Malek Bennabi, sans donner un titre particulier. Mais pour moi c’est un penseur extraordinaire car il essaie d’expliquer aux personnes musulmanes comment rendre leur religion efficace, comment sortir de l’entre-soi, du retrait de la vie pour aller vers l’autre, redynamiser les liens sociaux, et permettre çà l’islam de reprendre sa dimension civilisationnelle. Et c’est quand même quelque chose qui nous manque pour être acteurs dans la société. Je pense que ses livres sont indispensables pour débloquer cela .
Et enfin, toujours pas de titre en particulier mais les livres du professeur Muhammad Hamidullah , un savant qui a vécu en France une vingtaine d’années , qui a écrit de nombreux livres et en l’occurence une biographie du Prophète qu’il a offert en cadeau à la France. Lui était apatride, il venait d’une région annexée par l’Inde, il a refusé de reconnaître cette annexion, il s’est retrouvé apatride et il a vécu vingt ans en France. Au bout d’un moment il s’est dit que les français ne connaissaient pas le Prophète, alors que le Prophète était l’homme qu’il aimait le plus , que les français l’avaient accueilli et que lui n’ayant pas de père allait leur offrir le fruit d’années de recherche , une biographie du Prophte adressée en cadeau à la France.