Non le PDG de Twitter n’a pas décidé seul de supprimer le compte du président US. Non les plateformes ne sont pas en détention d’un monopole d’un service public et non, la suppression d’un compte n’est ni une censure, ni la régulation unilatérale du débat public. Ce qui vient d’arriver avec la suppression du compte Twitter de Donald Trump suite aux émeutes du Capitole est l’aboutissement d’un processus long et complexe, et d’une révolution dans la politique de modération des plateformes qui a pu avoir lieu dans le contexte de l’épidémie de Covid et grâce au mouvement antiraciste de Black Live Matters et des solidarités qu’il a engendré dans la société.
Petit retour en arrière
D’abord il faut se souvenir de pourquoi Trump était sur Twitter. Trump était sur Twitter afin de contourner l’organisation démocratique normale, ses régulations et ses contre-pouvoir, notamment les médias. Trump n’a eu de cesse d’insulter, menacer et mépriser les journalistes qui lui posaient des questions ou faisaient des enquêtes. Pour ce faire il a pu recourir à un outil qui est Twitter et grâce auquel il pouvait, en très peu de mots, dicter une politique sans avoir à s’en expliquer, ni en conférence de presse (qui étaient passées à insulter les journalistes) ni face à une opposition politique, ni face à sa propre administration. C’est ça que permettait Twitter, une parole en nombre de mots ultra réduits passé directement du leader charismatique au “peuple” sans aucun intermédiaire, limitation ou contrôle.
Twitter de son côté, ainsi que les autres plateformes, bénéficient d’une exception assez nuisible dont elles tirent grand avantage: ce sont des médias qui refusent toute responsabilité éditoriales. Une exception qui leur permet de contourner elles aussi les médias et dont elles font profiter leurs utilisateurs. Les plateformes ne sont pas légalement tenues pour responsables du contenu qu’elles hébergent. Il ne s’agit ici que d’une absence de responsabilité légales. Les plateformes sont tenues responsables par d’autres biais, la pression sociale, l’image, le rôle auquel elles aspirent dans la société et leur désir d’avoir le plus grand nombre d’utilisateur, ce qui les oblige à modérer certains contenus. Facebook est connu pour sa politique en matière de nudité par exemple parce que Facebook désire être une plateforme familiale où tout le monde peut être.
Les plateformes donc usent de certains procédés de modération et bannissent ce que le reste de la société bannit ou considère comme tabou et c’est ce qui fait que tout le monde peut y être. C’est paradoxalement la raison pour laquelle Trump est sur Twitter, parce que tout le monde y est, et qu’il n’est pas sur Parler ou Bitchute où la parole est totalement “libre” et où le contenu est repeint de saloperies néonazies. Les plateformes fonctionnent donc sur le contournement des médias traditionnels avec les bons cotés (on peut poster un statut sans connaitre le responsable de la rubrique opinion du Monde ou de Libé) et les mauvais côtés (Trump peut hurler “fake news” à des millions de gens sur un fait avéré sans qu’aucun journaliste ne vienne contextualiser ou investiguer ses délires.)
L’épidémie de la modération des contenus
L’élection de Trump avait déjà mis à mal ce fonctionnement des plateformes et imposé des réformes, des régulations et toute une politique de lutte contre la désinformation, les ingérences étrangères etc.
L’épidémie de Covid fut en réalité encore plus bouleversante pour les plateformes qui ont, durant toute l’année, accepté ce qu’elles refusaient de faire auparavant en terme de contextualisation et d’éditorialisation. Chaque contenu Covid était par exemple assorti d’une mention spéciale et d’un renvoi vers le site de l’OMS, sur Facebook, Youtube, Twitter. Cet engagement clair des plateformes en faveur de la santé publique a eu d’autres répercussions, notamment sur l’engagement des plateformes contre le contenu Q Anon, très sévèrement sanctionné.
Bon quand on dit sévèrement sanctionné, on reste dans une logique de plateformes, c’est à dire qu’on cherche à sanctionner uniquement de façon automatisée ou sur base d’alerte des usagers. Mais le contenu Q Anon est expressément jugé dangereux à la fois pour la santé publique car il incite à contrevenir aux mesures sanitaires et aussi jugé potentiellement violent au même titre qu’une milice violente. Pour dire combien ils ont peur du Q Anon, Facebook considère le contenu Q Anon aussi dangereux que le contenu “antifa”.
Ce n’est pas anodin car le contenu Q Anon fut un des piliers de la campagne de Trump, avec une résonnance internationale et des groupes de supporters de Trump en Europe qui allait dans les manifs antimasques avec des pancartes Q Anon. Bannir le contenu Q-Anon (ou faire semblant de le faire) c’était agir contre la campagne de Trump (et du coup Facebook a équilibré les choses en tapant aussi sur les “antifas”).
L’autre changement assez fondamental qui a eu lieu durant la pandémie est que les plateformes ont, sans en avoir l’air, accepté de reconnaitre certaines autorités comme pouvant dire le vrai. Et donc les discours allant contre ces autorités comme étant faux. Ce fut le cas de l’OMS, l’Organisation Mondiale de la Santé qui fut considéré par les plateformes comme référence de vérité par rapport aux discours sur la pandémie et les discours contraire à cette institutions jugés faux.
C’est une petite révolution dans le monde des plateformes qui n’avaient jamais voulu reconnaitre l’existence d’un vrai et d’un faux et qui se mettent soudain à étendre l’exception accordée à l’OMS et trouvent d’autres source d’authorité “authoritative sources” qui disent le vrai sur d’autres domaines. A partir de cette année (2020), toute personne qui recherchera sur notre plateforme des termes associés à l’Holocauste ou au négationnisme sera redirigé vers des informations vérifiées en dehors de Facebook”. Toute personne qui recherchera (en principe) du contenu Q Anon sur Facebook sera redirigée vers le “Global Network on Extremism and Technology (GNET)” et ce genre d’initiative s’étend.
Comment donc et pourquoi donc Trump a-t-il été banni?
Les soutiens de Trump, François Ruffin ou la macroniste Aurore Bergé, font croire que ce ban arrive comme ça, décidé d’en haut d’un coup d’un seul, c’est faux. Il arrive très tard, de façon extrêmement progressive, et grâce à l’action de base d’employés de ces plateformes qui se sont organisés et ont lutté collectivement pour faire pression sur leur patron.
On peut combattre Trump et le chaos qu'il a entraîné mais refuser de se réjouir de voir les GAFA décider seuls, sans contrôle du juge, sans recours possible, quel président en exercice a le droit d'avoir un compte ou non sur Twitter.
Cela n'aide certainement pas la démocratie. https://t.co/QhDpMFQDBg— Aurore Bergé (@auroreberge) January 9, 2021
La première “censure” de Trump sur Twitter a eu lieu cet été en plein mouvement antiraciste.
Twitter a commencé l’odieuse censure de Trump en ajoutant du “fact-checking” à certains tweets de Trump, qui, au même moment, parlait de fraude dans le vote par correspondance. Twitter avait ajouté une petite mention bleue “get the fact about mail in ballot” avoir les faits sur le vote par correspondance. Twitter s’en était expliqué ici car la sanction était absolument inédite et déclenchait clairement la guerre avec leur meilleur utilisateur. Il faut bien se souvenir que Twitter ainsi que toutes les plateformes ont été très sévèrement critiquées en 2016 pour leur rôle irresponsables dans les élections US ainsi que dans celles du Brexit. Les plateformes étaient donc particulièrement vigilantes et angoissées sur les possibles manipulations du processus électorales et ont toutes pris des mesures spéciales. Ici le tweet de Trump a été jugé comme pouvant nuire au bon déroulement de l’élection en induisant la confusion chez les électeurs choisissant le vote par correspondance. Personne des grands défenseurs de la liberté d’expression de Trump sur Twitter pour s’intéresser au débat à ce moment là, évidemment, mais la première action de Twitter contre Trump n’est donc pas arrivé une fois Trump “fini”, “sans risque” et “en tirant sur l’ambulance”, mais bel et bien en pleine campagne électorale.
Quelques heures plus tard, Twitter “censure” un autre tweet de Trump. Le réseau social restreint la visibilité d’un tweet de Trump qui menaçait d’envoyer l’armée et ses milices tirer sur les manifestants. “When the looting starts, the shooting starts” avait menacé le président.
La phrase “when the looting starts the shooting starts” n’est absolument pas anodine aux Etats Unis et s’inscrit dans une longue tradition de haine raciales depuis les années 60 (pour ceux qui pensent que Trump tweet n’importe quoi sans réfléchir, en réalité il connait parfaitement ses classiques)
Le mouvement de Twitter (qui encore une fois n’avait nullement censuré Trump mais réduit la visibilité du Tweet en le plaçant sous un contenu éditorial) était inédit là encore mais pourtant pas bien sévère. Twitter avait estimé tout à fait publiquement que ce tweet violait les Conditions Générale d’Utilisation mais qu’ils le laisseraient accessible par intérêt public. (Ce point est particulièrement important, on y revient plus bas. Pas seulement parce que les défenseurs de Trump proposent niaisement comme solution à la toute puissance des plateformes de faire une exception d’intérêt public pour les élus et gouvernements alors que c’est déjà le cas. Mais surtout car c’est par cette exception déjà en vigueur que les plateformes s’arrogent un pouvoir qu’elles n’ont pas à avoir)
Facebook avait immédiatement réagi à cette censure du tweet de Trump en annonçant que eux, jamais, ne censureraient Trump et qu’il était bienvenu sur Facebook. Mark Zuckerberg avait alors du subir une fronde interne des employés inédite à la Silicon Valley. Les employés de Facebook avaient organisé une manifestation d’une centaine de personnes, de nombreux autres travailleurs avaient refusé de travailler ce jour là en solidarité et nombre d’autres avaient menacés de démissionner dans ce qui a été décrit comme le plus sérieux mouvement de contestation au patron de l’histoire de Facebook.
Petit exemple des messages internes
“The hateful rhetoric advocating violence against black demonstrators by the US President does not warrant defense under the guise of freedom of expression,” one Facebook employee wrote in an internal message board, “Along with Black employees in the company, and all persons with a moral conscience, I am calling for Mark to immediately take down the President’s post advocating violence, murder and imminent threat against Black people.”
Le Patron, lui, était pour une liberté d’expression totale, y compris en matière de mensonge des élus, considérant que le public doit pouvoir décider par lui seul de quoi croire ou ne pas croire.
“Personally, I have a visceral negative reaction to this kind of divisive and inflammatory rhetoric,” Mr. Zuckerberg said in a post to his Facebook page on Friday. “But I’m responsible for reacting not just in my personal capacity but as the leader of an institution committed to free expression.”
Mark Zuckerberg avait essayé de s’en tirer ensuite en promettant 10 millions de dollars aux organisations des droits civiques qui avaient jugé la promesse parfaitement insultante. Facebook avait aussi du faire face à des menaces de boycott des annonceurs publicitaires qui avaient fait plonger son action en bourse.
Et Facebook s’en était sorti en adoptant, comme Twitter, la règle de l’exception d’intérêt public: laisser l’accès au contenu qui viole ses règles mais qui émane de politiciens et d’élus en raison de “l’intérêt public”.
L’indéfendable liberté d’expression fasciste repeinte en exception d’intérêt public.
La question de la responsabilité des plateformes de laisser l’accessibilité à la parole d’élus qui contreviennent pourtant à ses règlements a donc bien été prise en compte et a joué en faveur des discours de haine de Trump, jusqu’aux derniers mois de son mandat et encore lors des toutes premières sanctions de Twitter à son encontre. Twitter a décidé que certains élus auraient le droit de contrevenir à ses règles car c’était d’intérêt public. On a beaucoup vu, en faveur de Trump, l’argument du trop grand pouvoir des plateformes et de leur monopole sur ce qui serait devenu un service public. Cet argument est non seulement faux mais en plus problématique, puisque c’est cet argument sur lequel Twitter se fonde pour laisser Trump dire n’importe quoi contre ses propres règles. C’est parce que Twitter se prend pour une sorte de service public qu’il considère qu’il est de son devoir d’accorder à certains élus de la nation une politique différente, en raison de l’intérêt public de leur parole. En faisant ça Twitter et les plateformes effectivement cherchent à s’instituer comme un service public populiste, qui permet aux élus de contourner tout intermédiaire, modérateur, médiateur ou contre pouvoir en s’adressant directement au peuple.
Exemple avec Cédric O, ministre du numérique du gouvernement Macron est lui aussi sur la défense infondée de la liberté d’expression de Donald Trump, qui aurait été brimé par les Conditions Générales d’Utilisation (CGU) des plateformes qui régulerait le débat public. Twitter est devenu un espace public mais un espace public assez particulier, et surtout un espace où les politiques peuvent s’affranchir de toute limitation à leur parole. Un tweet est bien plus commode qu’une conférence de presse où il faudra répondre aux questions des journalistes, ou qu’une réunion de directeurs de cabinets qui vont expliquer à Jean Michel Blanquer qu’il est en plein délire et que ce n’est pas possible. Quand aux craintes que Twitter ou les plateformes réguleraient le débat public avec leurs seules CGU c’est tout simplement un mensonge. Trump a bénéficié tout au contraire d’une exception aux CGU, les patrons de Facebook et de Twitter admettant ouvertement qu’ils ont laissé Trump violer régulièrement les conditions d’utilisation pour le bénéfice du débat public parce qu’il était un élu.
“At present, we limit exceptions to one critical type of public-interest content – tweets from elected and government officials.” explique Twitter dans sa définition que donne Twitter de l’exception d’intérêt public.
Et cette exception est la directe conséquence de l’utilisation de Twitter comme outil populiste permettant aux dirigeants de contourner les contre-pouvoirs, comme c’est très clairement dit:
This is new territory for everyone – a service being used by world leaders to communicate directly to their constituents or other leaders, and at times, announce policy – and every decision we make sets a new precedent.
En d’autres termes, les plateformes vont appliquer une modération automatisée et aveugle à l’utilisateur de base et une modération humaine, équilibrées, réfléchie et contextualisée aux dirigeants. L’exception d’intérêt public.
D’un coup d’un seul les plateformes se sentent tout à fait responsables du contenu qu’elles hébergent avec un rôle historique, diplomatique et d’intérêt public rien de moins. Et un rôle qu’elles veulent fondamental: de permettre aux dirigeants de s’adresser directement aux électeurs sans médiateur (ou média), ou aux autres dirigeants mondiaux sans la pesanteur du protocole diplomatique et de l’administration des diplomates.
Et sortir de l’exception d’intérêt public n’est pas chose aisée. Cela n’a pu être fait que grâce à l’existence du mouvement Black Live Matters et à la mobilisation des employés des plateformes en sa faveur, contre la parole présidentielle qui appelait à tirer sur ce mouvement et contre les patrons qui trouvaient légitimes ces menaces de tirer sur des Noirs et des antiracistes.
Enfin Twitter, fort de ces élans de courage qu’il a pu avoir cet été grâce au mouvement social antiraciste et anti-Trump, a, durant la tombée des résultats électoraux, ajouté une mention “ceci n’a pas été prouvé” sous certains des tweets de Trump qui hurlaient à la fraude.
Twitter est cependant capable, parfois, de “censurer” la parole publique d’intérêt général d’un responsable politique: l’ex premier ministre Malaisien avait twitté suite à l’attaque de Nice “Muslims have a right to be angry and kill millions of French people for the massacres of the past”, son tweet avait heureusement été supprimé, dans le silence et le soulagement de tout le monde.
Enfin, lors des évènement du Capitole, Twitter a, pour la toute première fois, retiré des tweets de Trump (qui appelaient les émeutiers “patriotes” et leur envoyait des “we love you”) et imposé un ban de 12 heures, en avertissant d’une suppression définitive si les 3 tweets en question n’étaient pas supprimés. Ils le furent et Trump a pu réintégrer la plateforme et retrouver brièvement l’accès à son compte avant sa suppression définitive.
Durant l’émeute Facebook aussi a semble-t-il pris conscience du problème et pris la décision, après un ban de 24 heures de bannir Trump jusqu’au 20 janvier “until the peaceful transition is complete”. Mr Zuckerberg a déclaré que Facebook avait du retirer les posts du président “parce que nous avons jugé que leur effet – et probablement leur intention – serait de provoquer d’autres violences”.
La suppression définitive du compte personnel de Trump arrive après tout celà. Et surtout elle n’arrive pas sur décision unilatérale du PDG mais après une pétition, signée de 300 employés de Twitter (qui en compte 4000), réclamant la suppression du compte de Trump et que le réseau social soit plus responsable à l’avenir. Pas le patron donc qui décide d’en haut, les employés qui s’organisent et pétitionnent après des années d’exception. Comme pour Facebook.
Comme aussi pour Youtube l’appel à bannir Trump de Youtube n’arrive pas par le Patron de google mais par le syndicat des employés de google fondé il y a quelque jours à peine dans le plus grand secret (qui constitue la toute première organisation syndicale de la silicon valley et qui entend se consacrer précisément aux problèmes démocratiques et éthiques posée par Google)