"Je n'ai pas vécu la liberté, mais je l'ai écrite sur les murs" (la révolution syrienne)

Le vaccin et les combattantes du care

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Pourquoi des soignantes ne veulent pas être vaccinées contre le Covid 19 ?

Pas toutes bien sûr mais beaucoup, trop nous dit-on pour enrayer la nouvelle vague pandémique qui nous menace une fois encore.
Je n’ai pas de réponse bien sûr et ne suis pas plus informée que vous tous, mais des souvenirs me reviennent du temps où j’étais moi aussi soignante où je menais cette vie là dans des services d’urgence dans les maternités. C’était il y a longtemps, mais je n’ai rien oublié et je ne suis pas sûre que malgré les progrès techniques et informatiques cette vie précisément ait tellement changé. Au contraire d’après ce que je lis les contraintes sont encore plus dures la solitude plus intense car les temps d’échanges aussi bien avec les patientes qu’entre collègues, essentiels dans ces professions qui exigent une grande attention à l’autre et une disponibilité physique et psychique constante sur de longues heures, se réduisent au fil du temps.

Les combattantes du care ces femmes et ces quelques hommes qui jour et nuit se relaient pour soigner soulager parfois ramener à la vie, accompagner la naissance parfois la mort, être là debout vigilantes, efficaces. Ce sont celles-là que nous avons applaudies chaque soir lors du grand confinement.

Combattantes car lorsque nous étions soi disant en guerre contre le virus au début de la pandémie, elles étaient « en première ligne » prenant tous les risques à l’époque où il y avait si peu de masques et de blouses et encore moins de vaccins. Parce que le care ce mot anglais, intraduisible, semble-t-il, couvre non seulement le soin mais l’attention à l’autre la vigilance, le souci. « Prenez soin de vous » fut une formule récurrente pendant toute cette période au lieu du classique au revoir ou plus récent « bonne journée ». Non la journée ne sera pas bonne elle sera inquiétante pour nous tous et nos proches et nous aurons peur de mourir et de voir nos grands parents, nos parents mourir dans une solitude extrême. Alors nous comptions entièrement sur elles, ces vigilantes efficaces pour nous protéger et même nous aimer.

Mais maintenant les vaccins sont là et ce sont eux qui nous protègent nous empêchent de mourir et réduisent les risques de cette pandémie. Et la situation se renverse au lieu de la litanie des longues listes des malades et des morts nous recevons celle des vaccinés à une ou deux doses et le pourcentage quotidien de ceux qui échappent à la vaccination qui n’est pas encore obligatoire. Et parmi eux une partie des soignantes. Elles ne sont pas hostiles au vaccin, au contraire elles vaccinent à tour de bras, à l’hôpital, dans les lieux publics, dans les centres de vaccination et même dans les Ehpad. Elles ne sont pas particulièrement complotistes ou même antivax même si parmi les médecins certaines « célébrités » des médias cherchent à les entrainer comme nous tous vers l’irrationnel et la mort.
Non, tout simplement elles attendent, elles ne sont pas convaincues, elles n’ont pas le temps, elles redoutent les effets secondaires, non par peur d’être malades mais pour ne pas avoir à prendre un jour de congé impossible dans le contexte actuel de pénurie de soignants dans les services.

Et pourtant de jour en jour monte la menace celle de la « fracture vaccinale », ceux qui sont protégés et protègent les autres et ceux qui ne le sont pas, parce que maintenant que tous et toutes quel que notre âge et notre situation sanitaire nous pouvons (nous devons) nous faire vacciner, certains refusent ou hésitent ou remettent à plus tard.
Alors comment comprendre qu’une femme (ou un homme parfois) si dévoué à apporter du soin à autrui refuse de prendre le risque minime de se faire vacciner ? Les effets secondaires graves sont rarissimes, des millions d’humains sont vaccinés dans le monde sans problème, l’épidémie recule vite lorsque le taux de vaccination augmente, nous savons tous et les soignants en premier qui ont une formation médicale que le vaccin évite en grande partie même celui-ci dont l’efficacité en ce cas n’est pas absolue pour l’instant mais dix fois plus opérante que son absence.

Pourquoi cette résistance ? Et comment ne pas stigmatiser celles et ceux qui résistent et qui n’ont, semble-t-il, pas conscience du danger pour eux et pour les autres. Comment ne pas les rejeter vers l’ennemi, le contaminateur, celui qui transporte la peste qui empoisonne les puits ? Voilà le danger, presque autant que le virus lui-même, que cette peur, ces conduites irrationnelles, comme si l’être humain était toujours rationnel, n’entraîne le rejet la haine la désignation du bouc émissaire. Car malgré toutes les précautions l’acte de soin implique une proximité un contact un toucher une intrusion et donc un danger.

Je ne cautionne pas cette résistance elle me semble dangereuse mais je la comprends. J’étais moi-même inconsciente de ce danger autrefois. Il faut imaginer cette vie et ce qu’elle peut produire dans nos corps et nos esprits : le temps n’a plus de limite, il s’étend au-delà des contingences physiologiques, des nuits de garde sans dormir sans se nourrir ou alors à toute vitesse d’un repas froid sur le coin d’une table ou d’une paillasse, les urgences qui s’enchainent, les courses à travers les couloirs, debout toujours, les gestes intrusifs qui pénètrent le corps de l’autre, l’oxygène, l’anesthésie, le douleur la peur la souffrance et la joie lorsque la vie gagne sur la mort. Comment vivre cette intensité sans abandonner la conscience de son propre corps de sa propre vie de ses affects, du souci de ses enfants que l’on a laissé seuls parfois ou à la garde d’étrangers lorsque le conjoint n’est pas là pour prendre la relève. Vivre l’urgence sans prendre le temps de s’arrêter pour réfléchir.

Il y a chez le soignant une forme de toute puissance : comment puis-je faire du mal à l’autre puisque je le soigne et pourtant nous savons que le remède porte en lui-même la marque de son contraire, le poison : c’est le pharmakon [1].
Le soignant courageux se sent invulnérable jusqu’à ce qu’il craque ou qu’il repousse ses limites. Il ne m’arrivera rien je suis protégé par ma cuirasse mes vêtements blancs ou bleus mon masque ma compétence, l’hôpital lui-même aseptisé et ses protocoles et sa technique. Je continuerai malgré tout je ne prendrai aucun jour de repos même pour me faire vacciner c’est ma revanche. Je n’ai pas peur de la contagion au contraire je l’affronte tous les jours je ne risque rien vous voyez bien !

Ce métier est une vocation, traditionnellement vécu comme sacrificiel et il en reste des traces. Or dans ce sacrifice ce souci permanent de l’autre, qui se soucie de moi, qui prend soin de ma vie ? Sans cette réciprocité, ce partage le soignant ne peut envisager de se protéger ou se soigner, au risque même de se mettre en danger ainsi que ceux qu’il soigne ; quel paradoxe et quelle jouissance aussi, parfois. Car il arrive dans ces moments extrêmes de vouloir même prendre pour soi le risque de tomber malade ou de mourir pour que cela s’arrête enfin dans la gloire et non dans l’échec. Des jeunes soignants médecins ou infirmières se suicident nous le savons. La mort est proche la maladie la drogue l’excès de résistance aux émotions mais aussi l’impuissance à sauver, l’extrême épuisement et le sentiment de toute puissance conduisent parfois à ce passage à l’acte sacrificiel sans que personne n’ait rien vu venir. La liberté du choix passe aussi par ces gestes ultimes, se mettre en danger mettre l’autre en danger jusqu’à l’extrême. Comment l’éviter ?

Sans le temps de la réflexion, de la parole, du souci de soi il n’y a guère de solution. J’imagine ces groupes de réflexion, d’échanges éthiques essentiels pour nos professions qui permettraient loin de l’exigence rationnelle et de la loi ou la contrainte d’élaborer un choix juste pour soi et ses proches et ses patients. C’est un rêve.

Alors je suis favorable à l’obligation vaccinale pour les soignantes quelles qu’elles soient : médecins, infirmières, sages-femmes, kinés, accompagnantes bénévoles toutes celles qui risquent d’être contaminées au contact d’un public fragile et qui risquent de les contaminer en retour. Je crois que cette obligation non seulement évitera en partie la propagation de la maladie tout en soulageant mes consœurs d’une immense culpabilité à devoir faire ce choix pour elles mêmes et à échapper au renoncement à leur liberté de transgresser ou de mourir. Et si vraiment elles ne s’y résolvent pas elles peuvent changer de voie et ce serait probablement une possibilité de mettre un terme à la souffrance du care.

NOTES

1 Pharmakon : concept issu de la mythologie, de la philosophie et de la médecine ou pharmacologie de la, Grèce ancienne : il signifie en même temps, remède et poison ou bouc émissaire (humain ou animal sacrifié pour sauver la cité). Homère et Platon l’utilisent entre autres. Il est repris dans la philosophie contemporaine par Derrida qui qualifie l’écriture de Pharmakon remède et poison en même temps parce qu’elle fixe les traces fait l’histoire mais enferme et fige en même temps. René Girard le convoque pour qualifier le bouc émissaire, concept central de sa pensée. Nous pouvons l’évoquer pour les vaccins mais aussi pour tous les boucs émissaires de notre temps

2 J’écris « soignante » au féminin comme sage-femme car même s’il y a des hommes dans ces professions leur genre social est féminin.

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