C’est un livre pour les idiots utiles de la tyrannie des minorités. Un livre pour les bisounours déconnectés et has been, qui croient encore que bien penser n’est pas une tare, qu’il vaut mieux être politiquement correct que d’extrême-droite, et que démocrate droit de l’hommiste bon teint est moins une insulte que sale fasciste.
Un livre décalé, hors du temps qui développe une idée tout à fait surannée.
Affirmer comme principe fondateur que les hommes naissent libres et égaux en droits serait un bon socle pour définir l’orientation de l’avenir de l’humanité.
Rires. Sarcasmes. Déconstruction. Paradoxes brillants et non conformistes. Les droits de l’homme franchement ? 1789, vraiment ? Et pourquoi pas mai 68 ?
L’ouvrage de Justine Lacroix et Jean-Yves Pranchère « Les droits de l’homme rendent-ils idiot » n’est pas un livre pour 2019. Disons le franchement, il ne trouvera pas son public. Pour que ce soit le cas, il aurait fallu que son contenu arrange une force politique influente dans le temps présent. Ce n’est pas le cas. Il n’épargne personne.
Certes, il fait une critique acérée du mythe populiste de la démocratie formelle, réduite à l’existence de scrutins électoraux exprimant la volonté du Peuple. Il rappelle que le vote n’est qu’une des conditions de la démocratie, que sans droit à l’information libre et éclairée, sans protection des opposants politiques, la Majorité n’est pas démocratique . Dans des pays comme la Russie, la Hongrie ou le Brésil, là où l’on tue des journalistes, là où les voix discordantes sont tabassées et torturées, là où le pouvoir en place a tous les moyens de hurler sa propagande raciste, LGBTophobe et nationaliste, l’électeur n’est pas un Sujet Libre mais l’Objet de démagogues qui imposent autoritairement leur définition du Peuple, délimité d’abord par le ciblage de ceux qui en seront exclus.
Certes JYP et JL détruisent méthodiquement la rhétorique des antisystème contre le libéralisme politique, rhétorique selon laquelle les droits sociétaux et les libertés civiles seraient le corollaire individualiste et égoïste de l’oppression économique et s’opposeraient aux droits sociaux.L’on aurait pu croire cette rhétorique définitivement morte avec Staline, mais ce n’est pas le cas, même dans certaines parties de la gauche radicale, où opposer le sociétal et le social est devenu banal. Que le socialisme ait été une proposition de dépassement des droits de l’homme originels, vus comme un socle à étendre et à consolider, et pas à détruire a de nouveau été largement oublié. Jean Yves Pranchière et Justine Lacroix le rappellent, la déconstruction de certaines hypocrisies fondées sur l’appel formel aux droits de l’homme n’est pas la même chose que la désignation de ceux-ci comme un ennemi idéologique en soi. A l’heure où il est de bon ton de soutenir des autocrates comme Maduro ou Assad, au nom de la destruction de l’Ordre Etabli, le rappel est vital.
Mais et c’est toute la force de l’ouvrage, celui-ci ne se contente pas de démonter les ressorts idéologiques populistes. A aucun moment, JYP et JL ne versent dans l’antifascisme purement formel qui consisterait à en appeler à l’existant des démocraties occidentales, celles qui ont inscrit dans leurs lois fondamentales les déclarations des droits de l’homme successives, celles dont les dirigeants comme Emmanuel Macron prétendent lutter contre le populisme. Bien au contraire, c’est le récit glaçant d’un glissement qui est narré avec une grande acuité. Celui de régimes où les droits humains, sans être ouvertement sortis de l’ordre juridique finissent par ne plus concerner qu’une partie de la population, Sujet de la politique, pendant qu’une autre partie en devient simplement l’Objet, le Problème à résoudre.
Evidemment, c’est à propos des réfugiés que la démonstration est la plus terrifiante. D’ores et déjà, le processus par lequel ils sont exclus, factuellement, du champ d’application des droits humains, est presque terminé. Les camps d’internement, les bidonvilles, les centres de rétention géants sont ces lieux où les droits de l’homme ne sont plus qu’une fiction, des lieux qui cohabitent avec l’Europe des hommes « normaux », ceux qui ont le droit et la possibilité de revendiquer leurs droits. Nul ne peut nier ce constat, puisque le débat public l’avalise chaque jour, notamment en France où la question des droits fondamentaux n’est plus jamais évoquée par les politiques que comme frein à une politique efficace de l’immigration. Mais Jean Yves Pranchère et Justine Lacroix montrent que le champ de l’Exclusion ne s’arrête plus aux seuls réfugiés, qu’en matière anti-terroriste, aussi, l’exception devient la règle quand il s’agit de criminaliser, non plus sur les actes mais aussi sur le soupçon. Et que de manière bien plus large, la destruction des droits sociaux dépossède de leurs droits civils réels une partie grandissante de la population, pour qui les droits civils restent de l’ordre de l’abstrait inatteignable pratiquement.
C’est là où l’ouvrage pose une parenté fondamentale; comme les populistes d’extrême-droite, les dirigeants européens classiques, inspirés par l’ultralibéralisme abandonnent de plus en plus ouvertement l’universalisme, et c’est sans coup d’Etat, sans hélicoptères ni rafles et exécutions dans des stades que le glissement peut s’opérer vers un régime autoritaire. Le fascisme par la désaffection progressive de la démocratie, tel est l’un des risques . Un risque d’ailleurs contenu dans l’ultra libéralisme contrairement aux idées reçues à la mode, selon lesquelles le libéralisme politique et les droits humains individualisés seraient la face pile de la médaille de l’ultra libéralisme économique. Cette billevesée , propagée notamment par Gauchet ou Michéa ne tient pas devant les positions pro-autoritaires de théoriciens phares de l’ultra libéralisme comme Hayek qui trouvait Pinochet plus prometteur qu’Allende, et se revendiquait notamement d’Edmond Burke, violemment opposé à la Révolution française et aux droits de l’Homme…au nom de la défense du libéralisme économique. Il ne tient pas, surtout au regard de l’Histoire récente, qui a vu l’émergence d’une alliance entre conservatisme social, nationalisme échevelé, anti-progressisme et ultra libéralisme chez des dirigeantEs comme Tatcher, Trump ou Bolsonaro. Qu’un Emmanuel Macron, après avoir fait sa campagne électorale en grand défenseur du libéralisme politique ne cesse d’imiter jusque dans les postures patriotiques.
Une querelle de famille donc , le débat entre populistes assumés et libéraux économiques défenseurs purement formels de la démocratie réelle.
En réalité le progressisme est désormais orphelin de toute famille concrète dans l’espace politique dominant en Occident.
Mais ce que proposent Jean Yves Pranchère et Justine Lacroix n’est pas non plus le fantasme décolonial de l’Occident considéré comme l’Empire du Mal par essence, dont toute l’histoire , la philosophie et la politique ne serait que celle de l’oppression. Ce qui se dessine en creux dans cet inventaire de tous ceux qui désormais rient des droits de l’homme tout en combattant férocement pour les faire disparaître, c’est bien l’histoire et l’avenir possible d’un autre Occident, celui des millions d’hommes et de femmes pour qui les droits de l’homme avaient réellement une vocation universaliste.
Repartir de là, 1789, de ce moment qu’il est absurde de réduire à une histoire d’hommes blancs, de ces jours et de ces nuits où une tyrannie millénaire s’est écroulée, et où ce pari fou, celui de l’égalité a été écrit au cœur d’une révolution. Repartir de là, pour dépasser, pour approfondir, pour créer, pour contredire, ce qu’ont fait à leur manière, les protagonistes des mouvements ouvriers du 19ème siècle, mais aussi les résistantEs à la barbarie nazie, unis sous ce socle minimal , mais aussi quoi qu’on en dise une bonne partie des anti-colonialistes qui se sont fondés sur la revendication d’égalité universelle pour combattre les empires coloniaux qui l’avaient inscrite au fronton de leurs Républiques sans la faire vivre.
Evidemment, au regard de l’air du temps, le pari paraît parfaitement idiot . D’autant qu’il est formulé sereinement, et que le livre tout entier, pour porter une critique acérée de l’orientation actuelle des débats politiques et de ses stars intellectuelles réactionnaires ou pire, le fait avec une honnêteté et une précision argumentative parfaitement surannées à l’heure des attaques ad hominem, des envolées pamphlétaires et des débats à tenir en arguments de 140 signes. “Les droits de l’homme rendent-ils idiot” ne seront donc d’aucune utilité pour Twitter, ce qui compromet gravement le succès du livre.
A court terme. La défense des droits de l’homme a l’air bête, à l’heure actuelle, au temps des provocations sordides et des retournements de sens, dans ce moment où les dictatures sont plus photogéniques que les combats pour l’égalité, où sous couvert de déconstruire un progressisme qui n’a jamais été parfait, on n’aime rien tant que le détruire en s’alliant avec les pires réactionnaires.
Timides et silencieux à force de se faire traiter de cons et de naïfs, nous sommes pourtant de plus en plus nombreusEs à ne plus supporter l’insulte à l’intelligence , à la raison et à l’humanisme dans lequel le débat public est tombé. Nombreux à ressentir un manque, un socle sur lequel s’appuyer pour défendre les humains et leurs droits universels contre les identitaires et leurs lois mortifères.
C’est ce socle là qui se dessine dans un livre utile pour l’avenir, à défaut d’être audible dans le présent.
Les Droits de l’homme rendent-ils idiot
Justine Lacroix, Jean Yves Pranchère
Seuil, La république des idées.