La crise qui vient de s’abattre sur Le Média est assez symptomatique et aussi un révélateur de ce qu’est la critique des médias. Le Média et sa ligne éditoriale sur la Syrie n’est pas un accident de parcours mais une tentative courageuse de traduire la critique des médias en actes. Et il n’a pas démérité, il est un pur produit de la “critique des médias” et de ce qu’elle est destinée à produire.
L’expérience du Média c’était quoi ?
Fin septembre un collectif hétéroclite d’insoumis et de personnalités médiatiques lancent un manifeste pour un média citoyen appelant à “soutenir la création d’un nouveau média fondamentalement alternatif par sa gouvernance, son modèle économique et son fonctionnement”.
Après une com’ au lance-flamme (Le Média promettait littéralement de tout exploser) et une soirée de lancement où l’on explique entre Jack Dion et Bruno Gaccio, le principe des socios (ces actionnaires donateurs participatifs), le Média lance son premier journal TV le 15 janvier. Cette 1ere édition nous permettait de voir déjà un Claude el Khal propulsé correspondant au Moyen-Orient qui explique depuis son balcon de Beyrouth que les manifestations en Iran à 2000 kilomètres sont un complot de l’étranger.
Le 26 février le blogueur libanais Claude el Khal (de passage à Paris sur invitation de l’Institut Français), est de nouveau présenté face aux téléspectateurs pour faire un point sur la Ghouta. Il nous apprend que la ligne éditorial du Média sur les massacres ce sera de ne pas montrer d’images de ce qu’il s’y passe, parce qu’on ne peut pas les vérifier et qu’on ne peut pas faire confiance aux sources sauf à Robert Fisk. Rien de très original même si il y a de quoi être choqué par cette soudaine neutralité improvisée au moment où des centaines de gens sont massacrés par Assad et Poutine dans la Ghouta, pour les observateurs du conflit syrien il n’y a là rien de très nouveau, seulement du mauvais pro-Assad de fond de tiroir (il y en a des biens meilleurs et beaucoup plus finement pernicieux).
La même semaine, la direction de Le Média, Sofia Chikirou et Gerard Miller, “mettent fin à la période d’essai” de la présentatrice et rédactrice en chef Aude Rossigneux. Les socios qui pensaient posséder Le Média apprennent la chose par le journal le Monde que les socios cherchaient précisément à fuir et ils sont sommés de défendre la décision du patronat et le principe de fin de la période d’essai.
C’est alors la crise (parfaitement racontée par Ariane Chemin), Noël Mamère quitte l’aventure ainsi qu’une dizaine de signataires de l’appel qui se désolidarisent, de même que Catherine Kirpach, Léa Ducré, Marc de Boni, journalistes au Media qui s’en vont, certains tonitruants, d’autres plus discrètement.
A la base Le Media part d’une idée plutôt courageuse : passer de la critique aux actes. L’idée étant que puisque les médias sont tellement nuls, contrôlés par des milliardaires qui influencent le peuple en diffusant des idées libérales, alors nous allons créer notre média qui diffusera « d’autres idées ».
« D’autres idées » ça ne veut pas dire des idées de gauche (le mot n’a pas été prononcé lors de la soirée de lancement, pas plus que dans le manifeste) mais des idées « alternatives » c’est à dire « anti-système ». Ainsi, n’oublions pas que pour Aude Lancelin, journaliste star à Le Média, Michéa ou Philippe Murray sont des gens de gauche. C’est aussi le cas de tout un tas de gens à Le Média:
Kévin Boucaud Victoire, par exemple, lui aussi michéiste convaincu est journaliste à la fois sur Le Media et sur la très réactionnaire PolonyTV.
De même, Sofia Chikirou, la directrice, a connu une passion Sarkozyste ce qui devrait pourtant être un indice de ses ambiguïtés politique (en plus des citations de Mussolini que lui envoie Sapir sur Twitter pour la soutenir).
On aurait encore pu citer Gael Brustier, ancien de la Gauche Populaire (ce groupuscule identitaire de gauche qui est devenu le fameux “Printemps Républicain”). Mais Gael Brustier, au moment où nous écrivions ces lignes annonçait tout juste qu’il se retirait de Le Média.
Ce petit tour d’horizon des personnalités de Le Média nous montre qu’il s’agit d’un média ouvert pas nécessairement à « gauche » mais à « l’alternative ».
Ce n’est pas la France Insoumise.
Le Média a le goût, l’odeur et la couleur de la FI mais ça ne l’est pas. D’abord parce que ses acteurs insistent bien sur cette idée et répètent à longueur de temps que Le Média n’est pas la FI, cela doit donc être pris en compte. Et de fait si on considère Le Média uniquement comme le truc de la FI, on ne comprend plus rien. Par contre, il est évident que Le Média est construit par des Insoumis et donc sur le modèle de structure de la FI (et de très nombreuses organisations à la gauche radicale).
Si on regarde bien, Le Média voulait en fait être ce que la critique des médias fantasme que sont les médias : un organe de propagande au service des patrons propriétaires pour y diffuser leur idéologie. C’était d’ailleurs annoncé très clairement dans les vidéos promotionnelles : “vous socios, serez les patrons de Le Media, pour 55 euros par an achetez vous un média, tremble Bolloré, méfies toi Martin Bouygues, y’a bibi qui s’invite à la table — voilà voilà c’est ça!”
Et de ce point de vue les créateurs de Le Media ont tout bien fait : ils ont créé ce qu’ils pensent être un média mainstream en remplaçant le modèle capitaliste par un modèle d’organisation de gauche radicale type Front de Gauche ou FI, où un petit groupe de chefs autoproclamés représentent le peuple (c’est à dire les socios).
En fait Le Média ne fait rien d’autre que ce qui était prévu depuis le départ : dans les premiers signataires on trouvait déjà le propagandiste pro-Poutine et pro-Assad Olivier Berruyer, les souverainistes trans-courant de Le Vent Se Lève, les chouaristes de La Relève et La Peste, tout ce beau monde ayant été invité à la soirée de lancement. En outre les amis de Mélenchon aux commandes de Le Média n’ont jamais non plus fait mystère de leur ignominie sur le sujet de la Syrie.
C’est pour toutes ces raisons qu’il est étonnant d’en voir certains aujourd’hui prendre le prétexte de la ligne éditoriale ignoble de Le Média sur la Syrie pour tenter de jeter le bébé Le Média mais en gardant l’eau du bain de « la critique des médias ».
Ainsi Lundi Matin, le journal [proche] du Comité Invisible, réussit le tour de force de produire un article extrêmement critique vis à vis de Claude el Khal, mais qui autorise quelques levers de sourcils quand on se souvient que Lundi Matin faisait la promo du bouquin de Lancelin, ou publiait il y a quelques mois à peine les diatribes de Lordon sur la “classe des nuisibles” dont la “sous-sous classe des journalistes” était le “joyau”.
De même Daniel Schniedermann directeur du site “Arrêt sur Image” (qui dans sa nouvelle version se déclare “site de critique des médias”) n’en finit plus de retourner sa veste de critique des médias au sujet de la critique de Le Média.
La palme revenant quand même à Edwy Plenel, directeur de “seul nos lecteurs peuvent nous acheter” Mediapart, fier d’être ce “petit poisson courageux qui nage face à des requins dans une mer un peu pollué”, qui se vante sur France Inter d’avoir le courage de dire aux insoumis que Bachar al Assad est méchant, mais qui n’hésite pas à propager son petit narratif bien glissant qui transforme la révolution libyenne en une « guerre privée de Sarkozy ».
Comment donc la critique des médias arrive à se maintenir tout en se parant des vertus de la révolution syrienne?
En fait la critique des médias repose sur trois présupposés qui lui permette de tenir debout toute seule :
1) La seringue hypodermique
La seringue hypodermique date des années 20 où l’on pense, avec Harold Lasswell, que la démocratie est imparfaite à cause du peuple qui ne se comporte pas comme il devrait et que, pour une bonne démocratie, il faut que les médias infusent dans le peuple les bonnes idées. La critique des médias actuelle reprend cette idée sans changer une ligne (grâce à Chomsky) et en fait un paradigme explicatif de l’hégémonie culturelle. Si l’idéologie libérale est dominante c’est parce que les médias infusent les idées libérales dans le peuple. Chez Gramsci l’hégémonie culturelle permettait d’expliquer la domination du capitalisme, grâce à la seringue hypodermique on peut retourner la crêpe et expliquer l’hégémonie culturelle par la domination capitaliste des médias.
2) La prise du palais d’hiver
D’où la suite logique du raisonnement : si on prend les médias on gagne la révolution. Puisque hégémonie culturelle = les médias, alors si on prend les médias, on a l’hégémonie culturelle et les masses nous suivent et on change de monde. Du coup l’idée arrive assez vite pour la critique des médias de créer d’autres médias.
« Tel est donc le principal motif de notre critique des médias :
Si un autre monde est possible, d’autres médias le sont aussi
Pour qu’un autre monde soit possible, d’autres médias sont nécessaires »
Extrait de ACRIMED: Quelle critique des médias
La critique des médias a donc pour corollaire la création de nouveaux médias “alternatifs”, mais aussi une focalisation sur les médias comme la pierre philosophale qui rendra tout possible.
3) La prétention élitiste à la subjectivité
La suite logique de la prise du palais d’hiver c’est cette incompréhension face à la « neutralité » et à « l’objectivité » journalistique : mais pourquoi diable ces crétins de journalistes, alors qu’ils pourraient donner leur avis, persistent-ils à se dire « objectifs » et « neutres » ? Le journaliste, lui, est totalement décontenancé face à cette critique puisqu’il considère que son avis n’a aucun intérêt et il fait tout ce qu’il peut pour éliminer son opinion ou son biais de son travail. Ils s’y mettent d’ailleurs à plusieurs, dans des rédactions et avec des chefs qui leur demandent de “se mettre à la place du lecteur lambda”. Ainsi lorsque Aude Rossigneux est propulsée rédactrice en chef de Le Media, journal engagé et subjectif, elle déclare « je suis engagée pour la subjectivité ». Elle ne peut pas dire autre chose, journaliste au service de Le Media, webTV engagée.
Croisade contre la “vision dominante”
Lordon est parfaitement clair lorsqu’il part en croisade contre le fact-checking : les médias veulent diffuser l’idéologie de la vérifications des faits, il faut les en empêcher car la vérification des faits est forcément un piège pour imposer la vision dominante. Et Claude el Khal lorsqu’il prétend qu’il est impossible de savoir d’où viennent les images de la Ghouta est dans la parfaite application de cette doctrine de refus du consensus sur la vision dominante.
La critique des médias n’a pas complètement tort. Les faits n’existent pas d’eux même est sont aussi le produit d’un consensus social et l’établissement des faits est un consensus sur lequel repose la démocratie libérale. La démocratie libérale est le produit d’un consensus social et c’est pour cette raison que ce consensus, appelé “vision dominante”, est insupportable à la critique des médias.
Etablir des faits, c’est à dire établir le consensus sur ce qui sera considéré comme vrai ou faux par la société, permet le consensus social sur lequel repose la démocratie libérale. C’est pour ça que Lordon tient tant à tirer à boulets rouges sur l’établissement de faits (l’idéologie du fact-checking), et qu’il tient tant à l’idée « d’alternative » : l’idée « d’alternative » à la vision dominante c’est en fait l’alliance de toutes les forces politiques qui sont contre le consensus sur lequel repose la vision dominante.
Et c’est la raison pour laquelle cette alliance contre la vision dominante finit la plupart du temps par une alliance avec les forces hostiles à la démocratie libérale: Chomsky soutient [la liberté d’expression de] Faurisson, Lordon soutient [la liberté d’expression de] Berruyer qui, tout seul avec son stabylo magique, a autant raison que le journal le Monde: chacun sa version des faits donc plus de consensus…
La critique des médias et la révolution arabe, histoire d’un divorce
La révolution arabe correspond à la fin de l’espoir de la démocratie par internet. La corrélation de ces deux processus, révolution arabe et fin de l’espoir de la démocratie par internet, font que la critique de Lordon est indissociable du soutien à Berruyer. De la même manière les tenants de la démocratie par internet ne peuvent, paradoxalement, pas se trouver ailleurs que dans l‘excuse aux dictateurs.
L’arrivée d’internet amenait avec elle la promesse d’un renouveau démocratique et plus encore d’une nouvelle relation entre les citoyens, les médias et la démocratie. Les journalistes étaient faillibles, biaisés, dominés par leurs affects, leurs idéologies, en un mot : humains. Et ces humains là, par une scandaleuse division du travail social, s’étaient arrogés le droit d’organiser la pluralité des points de vues nécessaire à la démocratie. Ils tronquaient l’information dans le sens des puissants et de l’idéologie dominante, sélectionnaient certaines informations par rapport à d’autres de façon arbitraire et surtout décidaient de ce qui était vrai sur le seul critère de ce qui était vérifié.
Internet promettait tout l’inverse de ce que dénonce la critique des médias. Une information parfaitement neutre et objective, entièrement au service des utilisateurs/citoyens, élaborée en commun de façon transparente sans autre hiérarchie que le mérite. Dès lors qu’internet existe, plus besoin de journalistes neutres et objectifs et la critique des médias ne comprend même pas comment ils peuvent encore prétendre exister (par exemple, Thomas Guénolé, politologue insoumis et ses tentatives désespérées de “outer” les journalistes).
La révolution arabe, lorsqu’elle arrive en 2011, correspond au point culminant de la croyance de l’internet sauveur de la démocratie. Des solidarités se nouent entre activistes du net (comme Telecomix) et révolutionnaires arabes, de même que sont exposés les liens entre surveillance du net et dictatures (Amesys en Libye, Blue Coat en Syrie). Internet permet aussi de redéfinir le paradigme orientaliste : on pensait l’Arabe incapable de démocratie et bien grâce à internet il a pu faire une révolution démocratique.
La révolution n’est pas un dîner de gala. Et la révolution arabe est venu le rappeler : internet ne suffit pas. La révolution est un acte de violence et nécessite des outils de violence, c’est à dire des armes. Le moment est arrivé, précisément lors des révolutions syrienne ou libyenne où s’est posé la question du soutien de la gauche à la lutte armée pour défendre la révolution. Soutenir l’intervention occidentale en Libye, demander des livraisons d’armes pour les révolutionnaires en Syrie, c’est la fin du rêve de l’internet libérateur et le retour du problème de la violence révolutionnaire.
Le point de clivage culminant c’est septembre 2013 et la non-intervention suite au massacre chimique de Bachar al Assad. A ce moment, la démocratie internet devient définitivement autant un outil au service de la révolution qu’une force anti-révolutionnaire dédiée à la propagation du rapport du MIT, de l’incertitude, du doute et du récit « Syrie 2013 = Irak 2003 ». Et le narratif qui s’établit devient celui d’un internet détenteur de vérité sur les mensonges des armes chimiques, face aux « editocrates » qui réclament une intervention et au vieux journal papier honni « le Monde » qui ramène des preuves matérielles de l’utilisation d’armes chimiques sur les civils anti-Assad.
C’est le moment de bascule où internet montrait qu’il n’était pas un outil d’émancipation démocratique, qu’il ne parvenait pas à vaincre seul les dictateurs (il faut des armes) mais pire, qu’internet pouvait tout à fait devenir un outil au service de la propagande des dictateurs et des fascistes. Facebook devait amener la démocratie aux Arabes et, quelques années plus tard, c’est Twitter qui permet permet au fascisme de se faire élire en posant Trump à la présidence des US.
Et entre la révolution arabe et l’idéal du net devenu outil de propagande des dictateurs et des fascistes, la critique des médias a tranché, elle ne pardonnera jamais à la révolution arabe d’avoir été du côté de l’intervention occidentale impérialiste USA Obama Hollande. Et elle fera tout pour qu’internet ne soit pas rendu responsable de l’élection de Trump (comme en témoigne aux Etats-Unis les efforts par exemple de Glenn Greenwald pour démontrer que les réseaux russes sont un mythe et n’ont joué aucun rôle dans l’élection.)
Sept mois après la non intervention occidentale en Syrie, en mars 2014, « les Décodeurs » devenaient une rubrique à part entière et se mettaient à vérifier les rumeurs et intox circulant sur le web. C’est le dernier clou du cercueil de l’idéal de démocratie par internet : des humains qui reviennent dans le processus. Le crime des Décodeurs est qu’ils osent remettre un processus humain dans la belle machine algorithmique neutre, qui promettait la démocratie par l’avènement de la vérité contraire aux médias dominants.
En quelques années de révolution arabe, le modèle de démocratie internet a montré qu’il était incapable de tenir le processus révolutionnaire et qu’il permettait aux forces fascistes et contre révolutionnaires de se payer la démocratie. Et comble de l’horreur, des journalistes, face à ces constats d’échecs, sont en train de développer des outils hybrides mi-homme mi-algorithme tel que le Décodex qui promettent de corriger les failles du modèle de démocratie par internet en remettant des humains dans le processus. C’est ce qui explique pourquoi Lordon s’en prend tant aux Décodeurs et pourquoi à chaque fois qu‘il le fait il ne peut faire l’économie du soutien à un pro-Assad, tantôt Berruyer, tantôt les staliniens du WSWS.
Une semaine par an où on peut être pour Lordon et contre Assad
Cependant il y a un moyen, ou plutôt un moment, où on peut prétendre à la critique des médias et être anti-Assad; être fan de Lordon et soutenir le peuple syrien. Ce sont les moments de massacres médiatiques comme lors de la chute d’Alep ou du massacre de la Ghouta. Dans ces moments on peut tout à fait désigner Assad comme le responsable, dénoncer les massacres, critiquer celui qui ne les dénonce pas et se faire passer pour un compagnon de la révolution, alors qu’on a jamais osé assumer de réclamer l’armement des rebelles et/ou l’intervention militaire occidentale contre Assad.
A ces moments la cause syrienne est à vendre. Elle est vendable car des civils se font massacrer par Assad et Poutine au vu et au su de tous et ça ne coûte plus grand chose de dire « c’est horrible ». Evidemment quand vient la question « qu’est-ce qu’on peut faire ? » personne ne va oser dire « intervention militaire occidentale, livrer des armes aux rebelles, no fly zone ».
Parce que si on dit « intervention militaire » le pro-Assad va répondre « comme BHL », si on dit « livrer des armes » le pro-Assad va répondre « comme la CIA qui veut faire un regime change » et si on dit « no fly zone » le pro-Assad va répondre « comme Hillary ». Et qu‘on a beau être concerné depuis trois minutes par la cause syrienne, cet engagement n’ira jamais au point d’assumer d’être le suppôt de BHL, de Hillary Clinton ou de la CIA.
Ces moments comme la chute d’Alep et le massacre de la Ghouta sont des moments de grande émotion, où se forme un consensus dans l’opinion qui est reproduit dans les médias et où la parole et la dénonciation permettent un positionnement politique. On en parle, donc on peut dénoncer et dénoncer permet de solidariser avec ceux qui dénoncent. La parole permet une véritable action politique et une prise de conscience, mais paradoxalement ce sont aussi des grands moments de machine à laver où n’importe qui peut faire passer une « prise de conscience » pour un engagement politique: du Syrian Washing à grande échelle.
Ces moments où Hollande et Hamon peuvent à la fois “dénoncer” mais en même temps demander à Macron de faire pression sur la Russie pour qu’elle fasse pression sur son allié syrien. C’est à dire demander à Macron de faire ce qu’il fait déjà et qui ne sert déjà à rien.
Alep et la Ghouta ce sont aussi ces moments où l’on peut, en à peine trois semaines, tresser des lauriers à Lordon qui défend Berruyer et dénoncer ce « camarade » qui nuit à la lutte. Ou alors comme Alain Gresh, le M. Moyen-Orient du Monde Diplomatique farouchement pro-Assad depuis 2011, qui retweet Lundi Matin sur la Syrie, l’occasion est trop belle…
C’est dans ces moments que Mélenchon et Le Média deviennent tellement utiles: ils sont le fond de la piscine qui permet de remonter. La seule véritable erreur de Le Media n’est pas d’avoir adopter une ligne éditoriale ignoble sur la Syrie, mais de l’avoir énoncée juste la mauvaise semaine.
Mais pourquoi s’accrocher à la critique des médias ?
Mais alors qu’est-ce qui pousse donc à s’accrocher à cette critique des médias comme des moules sur un rocher ?
Elle est profondément inefficace sur les médias eux mêmes puisqu’elle rate complètement son objet en parlant non pas de médias mais de démocratie. Elle est de plus en plus inefficace sur l’opinion comme en témoigne la pétition de Jean -Luc Mélenchon qui réclame la création d’une instance citoyenne de contrôle des médias et n’a récolté en trois mois d’existence que 180 000 signatures (plus que 420 000 à récolter pour être au second tour). En fait le média bashing cartonne auprès des militants mais a tendance à lasser un peu.
Cependant la critique des médias telle qu’elle existe a quelques avantages très intéressant qu’il sera difficile d’abandonner :
D’abord elle permet de masquer efficacement la faiblesse de la critique politique actuelle. La critique de l’économie libérale est éculée et incapable de se renouveler. On avait Marx, le capitalisme, le prolétariat, la lutte des classes et on finit avec « les 1%; la finance; les banques; la faute à l’euro; l’oligarchie… » difficile de faire rêver avec ça. Du coup pour renouveler, on critique l’économie libérale dans les médias. Et là ça marche beaucoup mieux. Ça permet de critiquer l’économie libérale en faisant semblant d’avoir une critique porteuse et actuelle (puisqu’elle parle de média qui s’occupent d’actualité) et de faire fantasmer le militant sur la prise du palais d’hiver. Le même principe vaut aussi sur tous les sujets : avoir un avis sur le conflit israélo-palestinien c’est un peu redondant. Avoir un avis sur la façon dont les médias couvrent mal le conflit israélo-palestinien c’est bien plus efficace. Cette extrême faiblesse de la critique de gauche explique pourquoi la gauche radicale tient tant à se réfugier dans la critique des médias.
En fait la critique des médias est une façon qu’ont les classes dominantes de garder le rapport de domination en leur faveur. La défiance envers les médias ou les institutions d’une manière générale fait partie de la culture des classes populaires. La critique des médias est en faite une récupération de cet élément de culture populaire par les classes moyennes et bourgeoises qui se l’approprie, la reformule avec des mots compliqués pour ensuite la retraduire aux classes populaires. Du coup lorsque la critique des média est retranscrite, retraduite, remâchée par les classes bourgeoises et resservies aux classes populaires et bien ça marche: on ne fait que leur resservir ce qu’elles connaissaient déjà. Et les Lordons ou Ruffins se sentent investit du rôle qu’ils affectionnent tout particulièrement: d’être les lumières des classes populaires pouvant les guider vers leur émancipations.
Le complotisme permet d’achever la hiérarchisation, c’est pour cela que le complotisme et la critique des médias sont si liés. Pour Lordon (ou Acrimed) le complotisme c’est une forme débile de critique des médias qu’ont les classes populaires. Ces classes populaires ne sont pas au niveau intellectuel de la critique des médias mais elles ont un bon instinct qui s’exprime sous forme de complotisme et ne demande qu’à être élevé au rang supérieur de critique des médias. Évidemment tout ce beau montage tourne un peu sur lui même, le complotisme n’étant pas spécialement un truc de classes populaires mais bien une création des classes dominantes. (Nous empruntons cette critique à Luftmenschen Faut-il jeter le Diplo avec l’eau du complot ? qui explique parfaitement cette posture.)
L’autre avantage et corollaire, est que la critique des médias permet d’avoir une théorie critique immédiatement holiste et applicable à n’importe quel sujet social. Critiquer les médias c’est s’offrir le luxe de critiquer n’importe quel sujet dont parlent les médias, c’est à dire virtuellement n’importe quel sujet. Et comme la critique des médias est valide pour tous les sujets, ça donne l’impression qu’elle tient debout toute seule. Elle est forcément valable puisqu’elle marche pour tout. Ça permet aussi de devenir rapidement expert de l’expertise avec un avis valable sur tous les sujets, commode pour certains égos pressés.
Il y a un dernier élément qui permet d’expliquer pourquoi on tient tant à la critique des médias, étrangement c’est le côté positif de la critique des médias qui n’ose jamais s’assumer comme tel : les médias représentent le dernier espace de démocratie dans lequel on a confiance. Qu’un politicien mente, aucun problème, c’est normal ils sont corrompus, mentent tout le temps, dissimulent la vérité, racontent des choses pour plaire à leur électorat etc. Aucun scandale là dedans mais qu’un journal soit accusé des mêmes maux voilà quelque chose d’intolérable. Ce côté positif est essentiel pour comprendre comment la critique des médias réussit à autant s’enfermer sur elle même : nous critiquons les médias pour améliorer la démocratie, pour répondre à une exigence démocratique ; les journalistes persistent dans leurs erreurs, refusent de nous entendre ; c’est parce qu’ils sont eux mêmes aliénés par le système il faut continuer de les critiquer pour les libérer et le cycle reprend…