Alors que l’on se réjouit en France de vendre quelques Rafales à l’Inde de Narendra Modi, ce dernier sera accueilli en grande pompe par le président Macron ce 14 juillet à Paris. Au pouvoir depuis presque dix ans, Modi et son gouvernement sont directement responsables de la montée de l’islamophobie en Inde, islamophobie qui cimente un projet suprémaciste assumé.
Si les attaques sur la société civile se multiplient, des universitaires indiens se mobilisent pour décortiquer cette mécanique autoritaire, étudiant aussi bien la mise au pas de l’université que les liens entre islamophobie et suprémacisme hindou
Nous publions ici deux textes traduits du South Asia Multidisciplinary Academic Journal, leur lecture met en lumière les raisons de l’entente entre les deux chefs d’état : “la plus grande démocratie du monde” et le “pays des lumières” sont engagés sur la même pente autoritaire et raciste.
Pendant que notre gouvernement tisse des liens avec l’extrême-droite islamophobe indienne, des camarades appellent à les rejoindre le 13 juillet à partir de 17 heures sur la pelouses des Invalides.
Où Sont les Intellectuels conservateurs en Inde? Par RAMACHANDRA GUHA
La vie politique indienne est aujourd’hui fondée sur un paradoxe :
alors qu’un parti politique de droite est au pouvoir, les intellectuels de droite se font rares. Et c’est exceptionnel parmi les démocraties dans le monde. Les Etats-Unis, le Royaume-Uni ou l’Allemagne possèdent des traditions intellectuelles conservatrices, qui continuent de fournir une assise aux partis politiques comme les Républicains en Amérique, les Conservateurs en Angleterre ou les Chrétiens Démocrates en Allemagne. Mais à contrario, alors que le Bharatiya Janata Party (BJP) est très influent en Inde, il ne peut s’assurer le soutien que d’un nombre restreint d’intellectuels reconnus ou largement publiés.
Ce déficit a été particulièrement frappant en août dernier, lorsque Y Sudershan Rao a été nommé président de l’Indian Council of Historical Research (ICHR). Le conseil a depuis étendu son influence sur les programmes scolaires de Dina Nath Batra [l’ancien secrétaire général du réseau scolaire du Rashtriya Swayamsevak Sangh (RSS), le mouvement paramilitaire nationaliste d’où est issu le BJP].
La liste des publication de Rao est mince: il n’a écrit qu’un livre peu remarqué en 25 ans, et n’a jamais publié dans une revue à comité de lecture. Depuis qu’il est entré en poste, il a manifesté, par ses déclarations, son incapacité à distinguer les faits de la fiction, ou l’histoire des mythes. Les prétentions académiques de Dina Nath Batra sont encore plus fragiles. Il soutient en effet que lorsque dieu a créé l’homme, il a mis les différents types d’humanité dans un four; les souches retirées trop tôt devinrent blanches, celles retirées trop tard devinrent noires, et enfin celles retirées juste à temps devinrent brunes, la couleur parfaite des indiens par conséquents destinés à régner sur le monde.
Les relations entre Rao et Batra et le Rashtriya Swayamsevak Sangh (RSS) remontent à loin. Même si le RSS se présente comme une organisation culturelle, il s’agit bien d’une organisation intensément idéologique et profondément politique. Son but ultime est l’avènement d’un rasthra Hindu, un état dirigé par et pour les Hindus. Le RSS entretient des liens étroits avec le BJP – comme il le faisait avec son prédécesseur, le Jana Sangh – et lui fournit des cadres, des ministres et un flot ininterrompu de conseils.
L’influence de Rao et de Batra sur les politiques publics n’est pas fondée sur une reconnaissance académique mais sur la force de leurs liens avec le RSS. Leurs déclarations et propositions ont essuyé beaucoup de critiques, largement méritées, dans les média. Ce qui aurait pu être évité si, au lieu de Rao et Batra, le nouveau gouvernement avait promu et parrainé des universitaires ayant publiés des livres et des articles, et dont les opinions politiques étaient favorables à l’administration en place. Mais cette alternative n’était malheureusement pas disponible puisque les intellectuels répondant à ces deux critères n’existent pas.
Il s’agit ici de distinguer la production des idéologues de celle des intellectuels. Chaque discipline académique a ses propres protocoles pour déterminer la constitution d’un savoir rigoureux. Les historiens se plongent dans des sources primaires, que ce soit des lettres, des manuscrits, des documents officiels, des dossiers judiciaires ou des inscriptions sur des temples. Les sociologues et les anthropologues font de longues études de terrains sur les endroits qu’ils étudient. Leurs travaux originaux et personnels sont ensuite édités et analysés, puis enfin présentés sous forme d’articles académiques dans des journaux universitaires ou sous forme de livres publiés par des éditeurs reconnus. Le jugement académique porté sur ces travaux provient principalement d’autres chercheurs ; une première fois avant leur publication, lors du processus de revue par les pairs tel que pratiqué par les publications et les éditeurs scientifiques, puis une seconde fois après leur publication, par l’évaluation du nombre de citation de ces travaux.
Il convient d’établir une distinction entre les intellectuels et les idéologues, ces derniers étant plus intéressés par la promotion de leurs idées politiques ou religieuses que par l’accroissement de la connaissance. Les écrits des idéologues sont rarement fondés sur de la rigueur ou de la recherche de longue haleine. Ils ont tendance à sélectionner soigneusement les faits afin de défendre des conclusions prédéfinies. Evidemment, les intellectuels sont également des citoyens, avec leurs propres opinions quant à ce qui constitue une société juste et prospère. Leur production académique reflète – de façon plus ou moins flagrante – leur positionnement politique. Si la distinction entre un idéologue et un intellectuel n’est pas absolue, elle doit tout de même être soulignée. En effet, contrairement aux intellectuels, les idéologues se soucient peu de la réception de leur travail par les chercheurs. Ils souhaitent influencer non pas tant l’évolution des connaissances que les évolutions sociales ou politiques.
Il y a beaucoup d’idéologues de droite en Inde, actifs dans nos journaux, nos chaînes de télévision et sur les réseaux sociaux, mais très peu d’intellectuels de droite. Cette rareté contraste avec la prédominance d’intellectuels crédibles provenant du centre ou de la gauche de l’échiquier politique. Si je devais dresser une liste des historiens indiens les plus respectés de ma génération, les noms de Seema Alavi, Shahid Amin, Nayanjot Lahiri, Rudrangshu Mukherjee, Janaki Nair, Chetan Singh, Upinder Singh et AR Venkatachalapathy y figureraient certainement. Bien que ces chercheurs ne révèlent pas publiquement pour quel parti ils votent, leurs travaux publiés sont éloquents quant à leur orientation intellectuelle, très éloignée de celle prescrite par le RSS ou proposée par le BJP.
Passons maintenant à la discipline des sciences politiques. Les chercheurs les plus influents travaillant en Inde aujourd’hui incluent Rajeev Bhargava, Peter DeSouza, Zoya Hasan, Niraja Gopal Jayal, Gurpreet Mahajan, Pratap Bhanu Mehta, Suhas Palshikar et Valerian Rodrigues. Tous se décriraient comme des libéraux ou des socialistes. En ce qui concerne la sociologie, on peut dire la même chose d’Amita Baviskar, Dipankar Gupta, Surinder Jodhka, Nandini Sundar, AR Vasavi et Susan Visvanathan, qui sont parmi les chercheurs indiens les plus respectés actuellement actifs dans ce domaine.
À première vue, la discipline de l’économie, la plus influente des sciences sociales dans le façonnement des politiques publiques, pourrait sembler être une exception. Si nous définissons la position “de gauche” ici comme préférant un rôle accru de l’État dans l’économie, et la position “de droite” comme favorisant le marché, il y a indéniablement eu un basculement vers cette dernière tendance ces dernières années. En 1954, lorsqu’une version préliminaire du Deuxième Plan quinquennal a été présentée à 24 économistes indiens, 23 d’entre eux ont approuvé la proposition de donner à l’État une “position dominante” dans l’économie. Si un document similaire circulait aujourd’hui, peut-être que trois économistes indiens sur quatre soutiendraient que le marché et les entrepreneurs individuels, plutôt que l’État et ses bureaucrates, devraient jouer le rôle principal dans la génération de la croissance économique et la lutte contre la pauvreté.
L’économie est la plus technique des sciences sociales, reposant largement sur des méthodes d’analyse quantitatives. Les orientations politiques ou philosophiques des économistes sont donc beaucoup plus discrètes que celles des sociologues ou des historiens. Cela dit, il me semble que les économistes favorables à l’économie de marché les plus admirés en Inde sont, presque sans exception, socialement libéraux. Prenons l’exemple du doyen du domaine, Jagdish Bhagwati, qui vit et travaille aux États-Unis mais exerce une influence considérable sur la vie intellectuelle indienne. Le désenchantement de Bhagwati vis-à-vis des politiques économiques axées sur le bien-être et les subventions du régime de l’Alliance progressiste unie dirigée par le Congrès, et en particulier du Conseil consultatif national de Sonia Gandhi, l’a conduit à soutenir Narendra Modi et le BJP, qu’il considérait comme plus favorables à l’entrepreneuriat, à l’innovation et à la croissance économique.
Cependant, malgré son orientation ancienne et constante en faveur de la libéralisation du marché, Bhagwati reste un grand admirateur de Jawaharlal Nehru, avec qui il partage un engagement en faveur du pluralisme religieux et social. Lors de sa dernière visite en Inde, l’économiste s’est exprimé contre le RSS et ses affiliés, dont le Vishva Hindu Parishad, dans plusieurs discours et interviews. Bhagwati a également averti le Premier ministre Modi du danger pour son programme économique s’il ne prenait pas fermement position contre les extrémistes religieux au sein de son parti et de la famille élargie des organisations Hindutva, connues sous le nom de Sangh Parivar.
À cet égard, Bhagwati est représentatif. Pratiquement tous les économistes d’importance défendant le libre-marché en Inde refusent de discriminer les citoyens en fonction de leur religion, sont attachés aux droits des gays et des lesbiennes, etc. Bien qu’ils puissent soutenir ou voter pour le BJP en croyant qu’il est relativement favorable au marché, ils n’approuvent en aucune manière les soupçons du parti à l’égard des minorités religieuses et sexuelles. Ashok Desai, ancien conseiller économique en chef du gouvernement, a récemment écrit de manière claire et catégorique : “Aucun économiste respectable n’a des inclinations nationalistes hindoues : cette idéologie est erronée du point de vue économique.”
Il est certain que quelques chroniqueurs influents dans les médias indiens seraient ravis d’endosser les étiquettes “conservateur” et “de droite”. Cependant, leur production se limite à des colonnes de mille mots et à des mots en l’air à la télévision, ce qui ne favorise nullement des débats subtils ou substantiels sur l’histoire, la politique et la société.
Il existe également des voix influentes de droite sur les réseaux sociaux. L’une d’entre elles est Subramanian Swamy, qui compte plus d’un million de followers sur Twitter. Swamy a autrefois enseigné l’économie à Harvard, mais cela fait 40 ans qu’il n’est plus actif dans le monde de la recherche. Aujourd’hui, il est bien plus connu pour propager des théories du complot sur les politiciens qu’il n’aime pas, pour diaboliser les minorités – en 2011, il a soutenu que les musulmans ne devraient pas faire partie de l’électorat général – et pour exiger que les livres d’auteurs de gauche soient brûlés. Autrefois un intellectuel, il n’est maintenant, au mieux, qu’un provocateur.
Peut-être que Arun Shourie est le seul intellectuel indien sérieux étant également socialement conservateur. Contrairement à Sudershan Rao ou Dina Nath Batra, ou même aux chroniqueurs de droite mentionnés précédemment, Shourie a publié plusieurs livres basés sur des recherches originales. Ces ouvrages développent des thèmes distinctement conservateurs, tels que l’importance de l’unité nationale et de la solidarité, les dangers d’une hétérogénéité culturelle excessive et la menace pour l’Inde provenant d’ennemis extérieurs – à savoir la Chine et le Pakistan. Shourie a été membre du parlement du BJP et ministre dans un gouvernement contrôlé par le BJP. Economiste de formation, il affiche ouvertement son orientation politique et sociale conservatrice, contrairement aux autres penseurs indiens favorables à l’économie de marché.
Pourquoi y-a-t-il si peu d’intellectuels conservateurs en Inde ?
Avant de répondre à cette question, définissons plus clairement ce que l’on entends par “conservateur”. Je fais appel ici aux travaux du sociologue Karl Mannheim, qui dans son œuvre classique “Idéologie et Utopie”, a établi une distinction encore utile entre trois grandes orientations politiques dans le monde moderne, à savoir le “libéralisme”, le “conservatisme” et le “socialisme”.
Mannheim soutenait que le libéralisme était une réponse rationaliste à la ferveur religieuse de la fin du Moyen Âge. Il cherchait un “entre-deux dynamique” entre l’oppression féodale et la “rancune des strates opprimées” représentée par des rebelles ayant des guidés par la religion. En tant que philosophie de l’action sociale, le libéralisme est tourné vers l’avenir, cherchant le progrès dans l’évolution humaine.
La critique conservatrice du libéralisme vise son absence de tangibilité. Les conservateurs se concentrent non pas sur les futurs possibles, mais sur la vie telle qu’elle est réellement vécue. Mannheim écrivait que “pour le conservatisme, tout ce qui existe a une valeur positive et nominale simplement parce qu’il est apparu lentement et progressivement.” Par conséquent, “non seulement l’attention se tourne vers le passé et l’effort est fait pour le sauver de l’oubli, mais la présence et l’immédiateté de tout le passé deviennent une expérience réelle.”
Est-ce que la première personne du pluriel de l’identité indienne inclut les musulmans et les chrétiens indiens, agissant et pensant en tant que musulmans et chrétiens ?
En ce qui concerne le socialisme, tout comme le libéralisme, il vise et aspire à un avenir où la liberté et l’égalité seront établies. Cependant, tandis que l’orientation du libéralisme est gradualiste, le socialisme cherche activement à renverser l’ordre capitaliste. Et tandis que le libéralisme est résolument anti-utopique, de nombreux socialistes croient qu’ils peuvent construire une société parfaite dans le futur.
Le livre de Mannheim était une réponse intellectuelle aux débats politiques de l’Europe d’entre-deux-guerres. “Idéologie et Utopie” a été publié pour la première fois en allemand en 1929, puis dans une traduction anglaise en 1936. Permettez-moi donc de me tourner vers une œuvre plus récente, “Comment être conservateur“, publiée en 2014 par le prolifique et respecté philosophe britannique Roger Scruton.
Selon Scruton, le point de départ du conservatisme est le sentiment que “les bonnes choses sont facilement détruites, mais pas facilement créées.” Les “bonnes choses” qu’il estime que la Grande-Bretagne devrait préserver sont “la paix, la liberté, la loi, la civilité, l’esprit public, la sécurité des biens et la vie de famille.” Scruton défend vigoureusement l’État-nation. Rejetant l’idée de citoyenneté mondiale, il insiste sur le fait que les personnes qui appartiennent à un territoire particulier avec une histoire partagée peuvent plus facilement créer une culture de communauté et de coopération.
Dans le même temps, il affirme, contrairement à d’autres conservateurs, que la raison et la loi plutôt que la foi ou la religion devraient guider les affaires publiques. En invoquant l’exemple du Liban, il écrit : “La démocratie sera toujours menacée dans les endroits où les identités sont confessionnelles plutôt que territoriales.” Scruton estime que les conservateurs devraient accepter et soutenir la prémisse fondamentale de la pensée post-Lumières : “la distinction radicale entre l’ordre religieux et politique, et la nécessité de construire l’art de gouverner sans dépendre de la loi de Dieu.” Le modèle de conservateur selon Scruton est le philosophe du XVIIIe siècle, Edmund Burke, qui “a défendu l’idée d’une société façonnée par le bas, par des traditions qui ont émergé de notre besoin naturel de s’associer“, plutôt que par le haut, imposée par un État puissant et une élite politique toute-puissante et omnisciente.
Le conservatisme, poursuit Scruton, repose sur l’acquisition et l’affirmation d’une “première personne du pluriel, c’est-à-dire un lieu, une communauté et un mode de vie qui nous appartiennent”. Pour lui, cette première personne du pluriel est de nature “nationale plutôt que religieuse”. Il affirme que “ce n’est pas au gouvernement d’imposer la religion au citoyen ou d’exiger une conformité doctrinale“, car “l’obéissance religieuse ne fait pas partie intégrante de la citoyenneté, et en cas de conflit, ce sont les devoirs du citoyen, et non ceux du croyant, qui doivent prévaloir“. Si les conservateurs, contrairement aux socialistes athées ou aux libéraux scientifiques, reconnaissent le rôle de la religion en tant que source de “paix, d’espoir et de réconfort“, ils “doivent reconnaître à autrui le droit d’être différent” quant au dieu ou aux dieux qu’ils vénèrent.
“À moins et tant que les gens ne s’identifient avec le pays, son territoire et son héritage culturel – de manière similaire à la façon dont les gens s’identifient à une famille – la politique du compromis (nécessaire au bon fonctionnement de la démocratie) ne se manifestera pas“, écrit Scruton.
Appliquer le modèle de Scruton à l’Inde pose immédiatement un problème fondamental. Est-ce que la première personne du pluriel de l’identité indienne inclut les musulmans et les chrétiens indiens, agissant et pensant en tant que musulmans et chrétiens ? Pour le conservateur britannique, le christianisme est l’un des fondements de sa philosophie. Scruton lui-même soutiendrait que le respect de la propriété, l’affirmation des liens familiaux et le développement d’une éthique de la charité sont les contributions du christianisme au conservatisme, mais il ne ferait pas de la profession de foi chrétienne une condition sine qua non pour faire partie de la communauté nationale. Pour lui, les musulmans britanniques et les hindous britanniques n’ont pas à se convertir au christianisme, ni même à reconnaître sa primauté dans la vie nationale.
En revanche, la tradition conservatrice en Inde, telle qu’énoncée par le RSS, le Hindu Mahasabha et les idéologues associés à ces groupes, affirme que l’appartenance nationale est étroitement liée à l’affiliation religieuse. Ainsi, la célèbre distinction de VD Savarkar entre pitrabhumi et punyabhumi : entre la terre de nos ancêtres et la terre sacrée de notre foi. Selon Savarkar, les deux coïncidaient pour les hindous et les sikhs de l’Inde, mais pas pour les musulmans et les chrétiens du pays. Les lieux saints hindous et sikhs se trouvaient en Inde même, tandis que les lieux saints musulmans et chrétiens se situaient ailleurs. Selon Savarkar, cela remettait immédiatement en question l’engagement patriotique des musulmans et des chrétiens indiens.
Pour les conservateurs britanniques tels que Scruton, la religion dominante n’est que l’un des nombreux facteurs nourrissant un ethos national. En revanche, pour le conservateur indien, l’appartenance religieuse est à la fois constitutive et définitive, et seuls les hindous, sikhs et jaïns sont considérés ici comme de vrais membres ou pur-sang de la communauté nationale.
Comme l’a souligné un jour l’historienne Dharma Kumar, ce modèle de citoyenneté hindoue-d’abord et hindoue-avant tout imitait la théologie politique de l’islam médiéval, selon laquelle seuls les musulmans pouvaient être des citoyens à part entière de l’État. Les juifs et les chrétiens, en tant que “gens du Livre”, étaient classés comme dhimmis : ils étaient des sujets plutôt que des citoyens, autorisés à travailler, prier et posséder des biens tant qu’ils se tenaient à l’écart de la politique et des affaires publiques.
Le conservatisme hindou moderne, qui a émergé dans la seconde moitié du XIXe siècle en réaction à l’impact du colonialisme occidental, se référait à un passé antérieur à la colonisation britannique et à l’islam. Notamment, tout au long du XIXe siècle et jusqu’au XXe siècle, la première personne du pluriel pour les conservateurs indiens excluait les intouchables ainsi que les musulmans et les chrétiens. Il faut se rappeler que, de son vivant, Mohandas Karamchand Gandhi avait ses critiques les plus farouches au sein de la droite hindoue. Un certain nombre de prêtres hindous influents ont même signé une pétition collective exigeant que Gandhi et ses partisans soient déclarés “non-hindous” pour avoir osé remettre en question l’intouchabilité, une pratique que ces prêtres estimaient être sanctionnée indiscutablement par les textes religieux.
La persistance de la campagne de Gandhi contre l’intouchabilité, ainsi que l’émergence d’une critique encore plus radicale de la caste formulée par B.R. Ambedkar, ont finalement conduit à l’effondrement de ce bastion conservateur, du moins sur le plan intellectuel et idéologique. L’intouchabilité est toujours pratiquée dans de nombreuses régions de l’Inde, mais aucun penseur ou politicien hindou ne cherchera désormais à la défendre.
Cependant, la réticence à inclure les musulmans et les chrétiens dans le premier groupe pluriel persiste. Les conservateurs les plus intransigeants croient que les adeptes de ces deux religions ne peuvent jamais être dignes de confiance. C’est pourquoi des campagnes sporadiques de conversion, ou comme les propagandistes le diraient, de “reconversion”, des musulmans et des chrétiens à l’hindouisme ont lieu. Même là où un changement de foi n’est pas demandé, on demande aux musulmans et aux chrétiens de déclarer leur engagement principal envers la terre des hindous, en se désignant respectivement comme musulmans hindous et chrétiens hindous.
À cet égard, le conservatisme indien est peut-être plus proche de son homologue américain que de son homologue britannique. Dans son livre de 2004 intitulé “Who Are We?”, le politologue Samuel Huntington a défini ce qu’il appelle le “credo américain”, dont les éléments constitutifs sont “la religion chrétienne, les valeurs protestantes et le moralisme, une éthique du travail, la langue anglaise, les traditions britanniques en matière de droit, de justice et de limites du pouvoir gouvernemental, ainsi qu’un héritage artistique, littéraire, philosophique et musical européen.” Selon lui, les États-Unis ont été créés en tant que société protestante, tout comme, pour un certain nombre de raisons, le Pakistan et Israël ont été créés “en tant que sociétés musulmane et juive…”
Selon Huntington, les États-Unis sont définis par une “culture nationale unique et pénétrante“. Ce credo américain a permis de maintenir l’unité de la nation en temps de paix et de guerre, et a fourni aux citoyens une identité commune et un objectif collectif. Dans la vision de Huntington, c’était un credo fondé sans équivoque sur le protestantisme. Comme il l’a écrit, “tout au long de l’histoire américaine, les personnes qui n’étaient pas des Anglo-Saxons blancs et protestants sont devenues américaines en adoptant la culture anglo-protestante et les valeurs politiques de l’Amérique“.
Dans la variante conservatrice moderne indienne, la religion joue un rôle encore plus hégémonique que dans la variante américaine ou protestante. Le noyau de la nation indienne repose ici sur la centralité de la religion hindoue, la propagation des valeurs hindoues telles qu’elles sont définies dans des œuvres comme le Bhagavad Gita, et la renaissance et la diffusion de la langue sanskrit, dans laquelle les épopées et les écritures hindoues ont été rédigées.
Le Premier ministre Modi lui-même a affirmé que l’existence du dieu à tête d’éléphant Ganesh prouve que les anciens hindous maîtrisaient la complexe science de la chirurgie plastique.
Pour les conservateurs européens ou américains, l’amour de son pays n’exclut pas nécessairement la possibilité d’absorber des influences culturelles, voire des migrants, venant d’autres pays ou continents. Le nationalisme du conservateur hindou, en revanche, est une curieuse combinaison de xénophobie et de triomphalisme. D’un côté, il cherche à exclure les étrangers et les influences extérieures, d’où la diabolisation des intellectuels occidentalisés supposément nourris d’un régime de “Macaulay, Mill et Marx”. D’un autre côté, il affirme que les hindous sont les héritiers d’une tradition culturelle et intellectuelle supérieure à celles des autres civilisations ou nations. Ainsi, certains ont avancé que les Vedas sont les plus anciens textes sacrés et que les Upanishads et le Gita sont les textes philosophiques les plus profonds. Le Premier ministre Modi lui-même a affirmé que l’existence du dieu à tête d’éléphant Ganesh prouve que les anciens hindous maîtrisaient la complexe science de la chirurgie plastique.
Les conservateurs hindous ont depuis longtemps cru que, une fois leur nation puissante et riche, ils étaient destinés à remodeler le monde à leur image. Les vues de Syama Prasad Mookerjee, fondateur du Jana Sangh, sont représentatives à cet égard. Lors d’une conférence à Bilaspur en décembre 1944, Mookerjee a insisté sur le fait qu’une réaffirmation de l’hindouisme apporterait “non seulement un soulagement aux millions de personnes qui souffrent en Inde, mais aussi au reste du monde“. Contrairement à l’Occident matérialiste, il affirmait que “l’hindouisme met l’accent sur la nature spirituelle de l’homme“. Aucun pays autre que l’Inde ne pourrait “offrir la synthèse correcte qui sera le facteur déterminant pour donner naissance à une nouvelle civilisation humaine”.
Le conservatisme hindou a tendance à être revivaliste, en se référant à un passé pur non contaminé par des influences étrangères ou des croyances étrangères. Pendant ce temps, le nationalisme hindou a tendance à être triomphaliste, cherchant à remodeler d’autres nations et cultures à son image. Ces deux tendances sont incompatibles avec la réflexion et l’autocritique, deux éléments cruciaux, voire indispensables, au travail intellectuel.
La prégnance des traditions libérales ou socialistes dans la vie intéllectuelle indienne
Pour comprendre pourquoi les chercheurs conservateurs sont si rares en Inde, permettez-moi de retourner la question et de me demander pourquoi les traditions libérales et socialistes ont été si dominantes dans la vie intellectuelle du pays?
Lorsque les premières universités modernes de l’Inde ont été fondées au XIXe siècle, le sous-continent était sous contrôle britannique. Contrairement à l’Occident, les sciences sociales telles que nous les connaissons ont ici pris forme sous domination coloniale. Dans le même temps, la société indienne elle-même était marquée par de profondes inégalités sociales et économiques.
Dans ce contexte de domination étrangère et de pauvreté endémique, les scientifiques sociaux indiens se sont naturellement tournés vers l’avenir plutôt que vers le passé, vers un futur où eux-mêmes et leur pays seraient libres, et où l’Inde se dresserait en tant que nation d’égaux. Pour emprunter les mots de Mannheim, le libéralisme et le socialisme étaient bien plus attrayants en Inde au XXe siècle que le conservatisme. Plutôt que de préserver ce qu’ils avaient, c’est-à-dire la domination coloniale et la pauvreté, les intellectuels indiens souhaitaient façonner et créer un monde exempt d’oppression politique et de discrimination sociale.
La diffusion de ces idées a également été facilitée par les politiciens nationalistes. Dans sa marche vers l’indépendance, l’Inde a été guidée par plusieurs générations de penseurs-activistes, des politiciens et des réformateurs sociaux qui ont rédigé des œuvres majeures de recherche ou d’analyse politique. Parmi les plus influents d’entre eux figuraient Gopal Krishna Gokhale, un libéral classique formé par John Stuart Mill et John Morley, qui exhortait les Britanniques à accorder aux Indiens les mêmes libertés démocratiques dont jouissaient leur propre peuple ; Jawaharlal Nehru, un socialiste modernisateur influencé à la fois par la révolution russe et par la pensée fabienne britannique ; BR Ambedkar, un économiste et théoricien du droit formé dans ces deux bastions de la pensée progressiste, l’Université Columbia et la London School of Economics ; Ram Manohar Lohia, qui a obtenu un doctorat en science politique à Berlin, et dont l’expérience personnelle de la brutalité nazie l’a fait adhérer au socialisme pour la vie ; et Jayaprakash Narayan, dont l’expérience d’études et de travail aux États-Unis pendant la Grande Dépression l’a orienté vers la gauche.
Gokhale, Nehru, Ambedkar, Lohia et Narayan étaient tous des écrivains prolifiques, commentant les affaires indiennes et mondiales et exposant des idées pour réformer l’Inde économiquement et socialement, une fois que le pays serait libre. Face à cette ligne de penseurs-activistes libéraux et de gauche, il n’y avait probablement qu’un seul penseur conservateur : VD Savarkar, devenu une icône de la droite hindoue après sa mort, mais qui a en réalité passé ses dernières décennies dans l’obscurité.
Deux des penseurs-activistes les plus importants de la période coloniale n’ont pas travaillé dans des cadres issus des catégories politiques occidentales. Ni Rabindranath Tagore ni Mohandas Gandhi n’étaient des libéraux au sens où l’était Ambedkar, ni des socialistes au sens de Nehru. Pourtant, ils ont tous deux écrit abondamment sur des questions d’intérêt public et ont été lus attentivement par les jeunes Indiens. Les critiques acerbes de Tagore à l’égard du nationalisme ont rendu les intellectuels indiens moins xénophobes dans leur approche du monde. Comme le poète, ils ont fini par croire qu’ils devraient se réjouir de la lumière d’une lampe allumée n’importe où dans le monde. Pendant ce temps, la campagne de Gandhi contre l’intouchabilité et sa lutte permanente pour l’harmonie entre hindous et musulmans ont encouragé les intellectuels indiens à imaginer un “nous” qui englobe plus que les seuls hindous de caste.
Ainsi, les tendances politiques dominantes de l’Inde coloniale tardive, ainsi que les politiciens les plus influents, ont encouragé la diffusion des idées libérales et socialistes parmi les intellectuels. Ces idées ont ensuite pris une forme institutionnelle. En 1930, DR Gadgil, admirateur de Gokhale et ami d’Ambedkar, a créé le premier centre de recherche en sciences sociales de l’Inde, l’Institut Gokhale de Politique et d’Économie. Un an plus tard, PC Mahalanobis, proche de Tagore et de Nehru, a fondé l’Institut indien de statistique, qui a coordonné l’élaboration des plans quinquennaux de l’Inde indépendante. En 1949, VKRV Rao, économiste formé à Cambridge et admirateur de Gandhi et Nehru, a créé l’École d’économie de Delhi, le principal centre d’enseignement et de recherche en économie du pays. (Avec la création d’un département de sociologie en 1959, l’École de Delhi est devenue également le principal centre du pays pour cette discipline.) En 1963, Rajni Kothari, ami de Jayaprakash Narayan, a créé le Centre for the Study of Developing Societies, qui est depuis lors reconnu comme le principal centre de recherche en sciences politiques du pays.
Pendant les années 1950 et 1960, l’attrait du marxisme chez les intellectuels indiens s’est également intensifié. Les succès apparents de l’industrialisation soviétique, qui ont permis aux Russes de vaincre les Allemands au combat et les Américains dans la course à l’espace ; le succès d’une révolution paysanne en Chine voisine ; l’appel vibrant à l’action dans les écrits économiques et sociologiques de Marx lui-même ; les inégalités de classe manifestes en Inde ; les succès électoraux des partis communistes au Kerala et au Bengale occidental – tous ont joué un rôle à cet égard. L’influence marxiste était particulièrement marquée dans la discipline de l’histoire, en partie grâce aux travaux pionniers du polymathe et érudit DD Kosambi, dont les écrits sur l’Inde antique utilisaient, bien que de manière non mécanique ou a-critique, un mode d’analyse marxiste.
Il serait possible, en exagérant seulement légèrement, de caractériser l’histoire intellectuelle de l’Inde indépendante comme une lutte des places et d’influence entre le libéralisme et la gauche. Certains centres, comme l’École d’économie de Delhi, étaient dominés par les libéraux ; d’autres, comme l’Université Jawaharlal Nehru, par les marxistes. Entre les libéraux et les marxistes se trouvaient les socialistes – influencés par Lohia et Narayan plutôt que par Marx ou Lénine. Les intellectuels socialistes mettaient en avant la communauté plutôt que l’individu ou l’État. Ainsi, ils demandaient plus de discriminations positives sur la base de la caste, et que la communauté villageoise soit le lieu du développement économique.
Les débats intellectuels entre ces trois courants étaient souvent stimulants et toujours vifs. Les libéraux estimaient que le colonialisme avait été à la fois bénéfique et néfaste pour l’Inde ; les socialistes et les marxistes dépeignaient le régime britannique dans les tons les plus sombres. Les libéraux demandaient à l’État de limiter ses pouvoirs afin de préserver l’autonomie de l’individu ; les marxistes souhaitaient que l’État intervienne activement dans la vie économique et sociale. Les libéraux préféraient que l’Inde établisse des liens plus étroits avec l’Occident ; les marxistes exigeaient une politique étrangère pro-soviétique.
Les marxistes insistaient sur la primauté de la classe ; les socialistes sur la primauté de la caste ; les libéraux sur la primauté de l’individu.
Absents de ces débats étaient les voix des conservateurs. En effet, bien qu’ils se désaccordent entre eux, les libéraux, les marxistes et les socialistes dominaient ensemble la vie intellectuelle de l’Inde indépendante. Ils contrôlaient les départements universitaires et les centres de recherche les plus influents, ainsi que des organismes financés par l’État tels que le Conseil indien de recherche en sciences sociales et le Conseil indien de recherche historique.
Ces chercheurs, qui ont émergé avant et peu après l’Indépendance, ont à leur tour formé et soutenu les générations suivantes de libéraux et de socialistes. Mais il ne s’agissait pas simplement d’un endoctrinement idéologique ; c’était en accord avec l’esprit de l’époque. Libérés de leurs chaînes coloniales, l’Inde et les Indiens étaient en ébullition, déterminés à se moderniser et à s’industrialiser, à propager les idées de raison et de rationalité, à éliminer certaine forme d’arriération – en particulier les préjugés de caste, à mettre fin à la pauvreté – en particulier à la pauvreté rurale. L’avenir les appelait ; le passé se dressait sur leur chemin.
Un peu de mon histoire personnelle semble pertinente ici. J’ai rejoint l’université de Delhi en 1974 pour entamer une licence. Dix ans plus tard, je terminais un doctorat à Calcutta. Au cours des 40 années que j’ai vécues et travaillées aux côtés de chercheurs indiens, j’ai rencontré, lu et été influencé par les paroles (qu’elles aient été prononcées ou imprimées) de centaines de chercheurs en sciences sociales et d’historiens. Parmi eux, beaucoup de marxistes, de maoïstes, d’ambedkarites, de lohia-ites, de libéraux, de libéraux classiques, de néhruviens et de gandhiens, dont beaucoup ont été mentionnés dans cet essai. Mais je ne me souviens pas d’avoir rencontré, que ce soit dans une salle de classe ou lors d’un séminaire, un seul qui se soit identifié comme “de droite” ou qui ait exprimé des opinions correspondant à cette description. Telle était, et peut-être est toujours, l’ampleur de la domination de la pensée libérale et de gauche dans l’académie indienne.
Dans la génération précédant la mienne, les principaux historiens indiens, jugés en termes de production savante et de renommée, incluaient Irfan Habib, RS Sharma, Ranajit Guha, Romila Thapar, Bipan Chandra, Amalendu Guha, Sumit Sarkar et Sabyasachi Bhattacharya, tous influencés à un degré plus ou moins élevé par le marxisme ; et Ashin Dasgupta, Dharma Kumar, Parthasarathy Gupta, Amales Tripathi, Rajat Kanta Ray, Mushirul Hasan et Tapan Raychaudhuri, tous libéraux. Parmi les principaux politologues figuraient les libéraux Rajni Kothari, Bashiruddin Ahmed et Ramashray Roy ; les marxistes Javed Alam et Partha Chatterjee ; et Ashis Nandy, un admirateur de Tagore et de Gandhi qui, comme eux, résiste fermement à être classé selon des termes conventionnels. Les sociologues éminents étaient MN Srinivas et André Béteille, tous deux se reconnaissant probablement sous l’étiquette “libérale” ; et TN Madan, qui, tout en travaillant sur des thèmes classiquement conservateurs tels que la famille, la parenté et la religion, se voit probablement comme un libéral. Même les économistes les plus connus et les plus influents des années 1960 et 1970 – tels que KN Raj, Amartya Sen, VM Dandekar, Amit Bhaduri, Krishna Bharadwaj, Pranab Bardhan, Prabhat et Utsa Patnaik et Ashok Rudra – tendaient à se situer à gauche du spectre idéologique.
Dans son livre “How to Be a Conservative”, Roger Scruton affirme que “en Grande-Bretagne et aux États-Unis, environ 70 % des universitaires s’identifient comme étant ‘de gauche'”. Mon expérience personnelle d’enseignement dans ces pays confirme cette affirmation. Dans les principales institutions académiques des États-Unis et du Royaume-Uni, les intellectuels conservateurs se voient comme étant assiégés. La situation dans les principaux centres de recherche en Inde est encore plus préoccupante. Ici, les conservateurs n’ont même pas le réconfort d’être une minorité significative. Ils sont non seulement marginaux, mais sont souvent absents complètement.
Demandons-nous maintenant : y-a-t-il eu jamais un seul intellectuel conservateur influent en Inde ?
La réponse doit être un oui nuancé. Trois noms viennent à l’esprit : les historiens Ramesh Chandra Majumdar et Radha Kumud Mookerji, ainsi que le sociologue GS Ghurye. Au cours de la première moitié du XXe siècle, ces chercheurs ont articulé avec éloquence une vision de la nation indienne enracinée dans la culture et la conscience hindoues. Bien qu’ils soient largement oubliés aujourd’hui, ils ont exercé une grande influence à leur époque et leur travail a eu un impact sur les débats publics sur le passé, le présent et l’avenir de l’Inde.
Né en 1888, RC Majumdar a eu une longue et active carrière professionnelle. Sa thèse de doctorat, publiée en 1918, était basée sur la prémisse selon laquelle l’esprit de coopération est très important dans la vie d’une nation. Dans cette œuvre, Majumdar affirmait que “l’Inde est actuellement très en retard dans cet aspect particulier de la culture“, mais “les choses étaient très différentes dans le passé“. Il cherchait à démontrer que “l’esprit de coopération était une caractéristique marquée dans presque tous les domaines de l’activité dans l’Inde ancienne et se manifestait dans la vie sociale, religieuse, politique et économique“. Le livre comportait deux chapitres sur les “activités collectives dans la vie politique” de l’Inde ancienne, ainsi qu’un chapitre sur les aspects collectifs de la vie économique, sociale et religieuse respectivement.
Majumdar avait été formé en tant qu’historien de l’Inde ancienne. Il a écrit des livres sur l’âge védique et sur l’histoire de l’ancien Bengale. Sa propre évaluation très positive de la période qu’il a choisie se reflète le mieux dans les titres de deux autres livres qu’il a écrits : Hindu Colonies in the Far East et The Study of Sanskrit in South-East Asia. Selon lui, la diffusion des idées et des institutions hindoues à l’étranger était une preuve de leur vitalité et de leur influence.
Dans les années 1950, alors qu’il approchait de l’âge de 70 ans, Majumdar s’est intéressé à la période moderne. Le fruit de son travail fut History of the Freedom Movement in India, publié en 1962. Dans sa préface, Majumdar explique pourquoi, après avoir consacré plus de 40 ans à l’étude de l’Inde ancienne, il entreprit, “à la fin ultime” de sa vie, d’écrire une histoire de la lutte pour l’indépendance indienne. Il remarqua ainsi :
L’histoire officielle du mouvement pour la liberté part du postulat selon lequel l’Inde n’a perdu son indépendance qu’au XVIIIe siècle et qu’elle a donc connu une expérience de soumission à une puissance étrangère pendant seulement deux siècles. La véritable histoire, en revanche, nous enseigne que la majeure partie de l’Inde a perdu son indépendance environ cinq siècles plus tôt, et n’a fait que changer de maîtres au XVIIIe siècle.
À partir de là, Majumdar affirme que l’Inde a été divisée en 1947 principalement parce que “l’intransigeance musulmane” a placé le “communalisme au-dessus du nationalisme” pendant le mouvement pour la liberté.
Majumdar a été très influent en son temps et était lu bien au-delà du milieu universitaire. Dans les années 1950, il a organisé et édité une série de livres intitulée “L’Histoire et la Culture du Peuple Indien“. Ces livres présentaient la culture indienne comme ayant atteint son apogée pendant la période ancienne, et comme ayant vu son intégrité et sa vitalité atteintes d’abord par les envahisseurs musulmans, puis par les Britanniques. La redécouverte des valeurs et des institutions du passé hindou classique est ainsi devenue une tâche essentielle dans la construction de la nation, désormais indépendante une fois de plus.
En écrivant ainsi, Majumdar allait à l’encontre du courant dominant de la pensée sur la lutte pour la liberté. Pour Gandhi, Nehru, Tagore et d’autres, la véritable rupture dans l’histoire de l’Inde était venue avec l’arrivée des Britanniques. Les Européens étaient véritablement étrangers, tandis que les musulmans étaient présents sur le sous-continent depuis beaucoup plus longtemps et s’étaient intégrés à la population indigène.
L’Islam est d’abord arrivé en Inde par le biais des commerçants arabes ; ainsi, les musulmans “Mapilla” du Kerala, une communauté qui remonte au moins au VIIIe siècle. Les envahisseurs turcs et d’Asie centrale venus plus tard dans le nord de l’Inde pouvaient être brutaux, mais les hindous qui se sont convertis à l’Islam à l’époque médiévale ne l’ont pas nécessairement fait pour échapper à la mort ou à la persécution. Souvent, les convertis étaient issus des castes inférieures et voyaient dans l’éthos comparativement communautaire de l’Islam une alternative attrayante aux hiérarchies rigides de l’hindouisme. Dans certains endroits, tels que le Bengale et le Cachemire, la conversion était dirigée par des mystiques soufis plutôt que par des armées maraudeuses.
Pour Gandhi en particulier, l’unité des hindous et des musulmans était fondamentale dans la construction du nationalisme indien. Selon lui, les activités des conquérants musulmans ne remettaient pas en cause cette revendication. Comme il l’a affirmé dans son livre de 1910, Hind Swaraj :
“L’Inde ne peut pas cesser d’être une seule nation parce que des personnes appartenant à différentes religions y vivent. L’arrivée d’étrangers ne détruit pas nécessairement la nation, ils s’y intègrent. Un pays ne forme une seule nation que lorsque cette condition est présente. L’Inde a toujours été un tel pays.”
Gandhi considérait le conflit hindou-musulman comme artificiel, causé, ou du moins intensifié, par la cynique politique de diviser-pour-mieux-régner des colons britanniques. D’autres nationalistes allaient jusqu’à parler d’une “culture composite“, selon laquelle, après le premier choc de l’invasion, hindous et musulmans avaient collaboré à la gestion de l’État, à la création de grandes œuvres d’art et d’architecture, et peut-être surtout dans le domaine de la musique classique indienne. Cette fusion culturelle aurait été le plus pleinement élaborée dans le nord de l’Inde, d’où le terme Ganga-Jamni tehzeeb, désignant la culture syncrétique censée avoir prospéré dans les régions arrosées par le Gange et le Yamuna.
C’était le destin historique de l’Inde que de voir de nombreuses races humaines, cultures et religions affluer vers elle, y trouver un foyer sur son sol hospitalier, et que de nombreuses caravanes y trouvent repos. Même avant l’aube de l’histoire, ces caravanes ont parcouru l’Inde, et vague après vague de nouveaux arrivants les ont suivi. Cette terre vaste et fertile a accueilli le monde entier dans son sein.
La déclaration la plus éloquente de cette théorie est peut-être venue de Maulana Abul Kalam Azad, dans son discours présidentiel lors de la session de Ramgarh du Congrès national indien en 1940 :
C’était le destin historique de l’Inde que de voir de nombreuses races humaines, cultures et religions affluer vers elle, y trouver un foyer sur son sol hospitalier, et que de nombreuses caravanes y trouvent repos. Même avant l’aube de l’histoire, ces caravanes ont parcouru l’Inde, et vague après vague de nouveaux arrivants les ont suivi. Cette terre vaste et fertile a accueilli le monde entier dans son sein. L’une des dernières de ces caravanes, suivant les traces de ses prédécesseurs, était celle des adeptes de l’Islam. Ils sont venus ici et se sont installés ici pour de bon.
Onze siècles complets se sont écoulés depuis lors. L’Islam a désormais autant de légitimité sur le sol de l’Inde que l’hindouisme. Si l’hindouisme a été ici la religion du peuple pendant plusieurs milliers d’années, l’Islam est également sa religion depuis mille ans. Tout comme un hindou peut dire avec fierté qu’il est Indien et qu’il pratique l’hindouisme, nous pouvons également dire avec une fierté égale que nous sommes Indiens et que nous pratiquons l’Islam. Je vais élargir cette sphère encore davantage. Le chrétien indien a tout autant le droit de dire avec fierté qu’il est Indien et qu’il pratique une religion de l’Inde, à savoir le christianisme.
Onze siècles d’histoire commune ont enrichi l’Inde de nos réalisations communes. Nos langues, notre poésie, notre littérature, notre culture, notre art, notre habillement, nos coutumes, les innombrables événements de notre vie quotidienne, tout porte la marque de notre effort conjoint.
… Cette richesse commune est l’héritage de notre nationalité commune, et nous ne voulons pas l’abandonner et retourner à une époque où cette vie commune n’avait pas commencé. Si certains parmi nous, hindous, désirent ramener la vie hindoue telle qu’elle était il y a mille ans et plus, ils rêvent, et de tels rêves sont de vaines fantaisies. De même, si certains musulmans souhaitent raviver leur ancienne civilisation et culture, qu’ils ont apportées il y a mille ans d’Iran et d’Asie centrale, ils rêvent aussi, et le plus tôt ils se réveilleront, le mieux ce sera.
Avant que RC Majumdar ne conteste cette thèse d’une culture composite, un autre historien bengali de l’Inde ancienne fit de même. Il s’agit de Radha Kumud Mookerji, dont les livres comprennent des biographies des empereurs Ashoka et Chandragupta, une histoire de l’Empire Maurya, une étude sur la navigation indienne dans l’Antiquité et une autre sur le gouvernement local dans l’Inde ancienne. Mais peut-être son intervention historiographique la plus puissante était une brève étude, quelque part entre une brochure et un livre, intitulée “The Fundamental Unity of India“, publiée pour la première fois à Londres en 1914 et rééditée dans une seconde édition révisée à Bombay 40 ans plus tard.
“The Fundamental Unity of India” avait comme cible principale l’affirmation selon laquelle l’unité politique en Inde était largement ou exclusivement le fruit de la domination britannique. Mais il avait également une cible secondaire: à savoir, la croyance croissante parmi les nationalistes qu’un futur État-nation indien, en raison de la présence d’une importante population musulmane, ne devrait pas être construit uniquement sur des principes hindous.
Pour Mookerji, la conscience de l’unité nationale indienne précédait l’arrivée à la fois des Britanniques et des musulmans. Ainsi, il souligne que les “Rishis d’autrefois” ont inventé le nom Bharatavarsha pour désigner l’ensemble de l’Inde. Ce nom dérive de Bharata, un héros historique qui, selon Mookerji, était pour l’Inde ce que Romulus était pour Rome. Comme preuve supplémentaire de l’ancienne unité de l’Inde, il cite un hymne célèbre du Rig Veda qui, en invoquant des rivières dans différentes parties du sous-continent, éveillait “la conscience du peuple à l’unité fondamentale de leur pays”.
Mookerjee soutient que “cette intense passion pour la patrie s’exprime en effet dans toute la littérature sanskrite“. Ainsi, le Vishnu Sahasranamam invoque les mille noms par lesquels le Seigneur Vishnu était connu à travers ce territoire appelé Bharatvarsha. Cette conscience nationale ancienne a été renforcée par Sankara, qui, au VIIIe siècle, a établi quatre lieux de pèlerinage – Badrinath-Kedarnath au nord, Rameshwaram au sud, Dwaraka à l’ouest et Puri à l’est – “afin que tout le pays soit connu du peuple et que toute la région soit considérée comme sacrée“. Ce réseau de lieux saints hindous faisait “penser et ressentir aux gens que l’Inde n’est pas seulement une simple agrégation de fragments géographiques, mais un seul organisme immense, empli d’un bout à l’autre du rythme d’un pouls unique et puissant”.
La pratique du pèlerinage, affirme Mookerjee, ne permet pas l’émergence d’un sentiment paroissial ou provincial qui pourrait entraver la croissance de l’idée de l’unité géographique de la grande mère patrie ; elle ne permet pas non plus que le confort matériel fasse obstacle au devoir sacré de connaître intimement sa mère patrie ; et elle adoucit les rigueurs des voyages d’antan en rompant l’itinéraire du pèlerin par des haltes saintes à de courts intervalles.
Mookerjee soutient également que, outre une religion commune, la politique a également joué un rôle dans “la création de cette conscience populaire de l’unité géographique indienne“. Il fait l’affirmation extravagante selon laquelle “l’histoire enregistre les noms de nombreux dirigeants indiens qui ont réussi à réaliser leur ambition d’établir une suzeraineté sur l’ensemble de l’Inde” – Harshavardhana, Samudra Gupta, Chandragupta et Ashoka étaient pour lui des exemples de tels dirigeants.
Ces exemples et illustrations confirment, du moins selon Mookerji, que “l’histoire hindoue ancienne montre de manière indubitable que la conscience politique du peuple avait dès les premiers temps appréhendé l’ensemble de l’Inde comme une unité.” Cela, suggère-t-il, était également illustré par la colonisation et l’indianisation de territoires tels que Java, Sumatra, Bali, le Siam et le Cambodge : cette propagation de la pensée et des institutions indiennes était sans aucun doute le travail d’innombrables colons et missionnaires, mené à travers les siècles, dont le zèle devait être nourri par une conscience nationale riche et stable développée sur un sol et un pays communs. Le mouvement de colonisation n’était (et n’est toujours) que la crête d’une vague d’enthousiasme populaire pour le pays, créée et soutenue par la réalisation de son individualité et de sa sacralité, une profonde appréciation de tout ce qu’il représente, ses idéaux et ses institutions.
Mookerji était un historien sérieux, mais bon nombre des affirmations de The Fundamental Unity of India sont intenables. Écrivant comme il le faisait en 1914, par “l’ensemble de l’Inde”, il entendait l’ensemble du territoire sous domination britannique directe et indirecte, incluant ainsi les prétendus “États princiers”. Pourtant, les anciens monarques qu’il mentionne avaient peu de présence dans le sud du territoire et étaient largement absents de l’ouest. Même les vastes zones qu’ils ont gouvernées ultérieurement sont passées sous le contrôle de nombreux rois, chefs, États et chefferies différents. Penser que le sentiment d’unité politique engendré par Ashoka au IIIe siècle av. J.-C. a perduré un millénaire plus tard, comme le suggérait Mookerji, défie toute raison.
Le langage utilisé par Mookerji mérite également d’être noté. Il utilise les termes “hindou” et “Inde” de manière interchangeable. Les musulmans et les chrétiens sont absents du récit, mais plus frappant encore sont les différentes castes, tribus, langues et sectes qui ont historiquement constitué une caractéristique marquante du paysage social indien. Le sanskrit n’était parlé ou compris que par l’élite sacerdotale; les hymnes que Mookerji considérait comme emblématiques de l’unité nationale étaient inconnus ou incompréhensibles pour la majorité de la population.
Ces simplifications et omissions étaient nécessaires pour “prouver” le point fondamental du conservateur historien, à savoir que le nationalisme indien était et devait toujours être hindou dans son essence. Le pronom de la première personne du pluriel dans la philosophie politique de Mookerjee est strictement (et étroitement) défini par la religion.
Il est toujours risqué d’interpréter les travaux publiés d’un chercheur à la lumière de sa biographie personnelle. Cependant, il se peut que cela ne soit pas totalement sans pertinence que Majumdar et Mookerji étaient tous deux des Bengalis hindous ayant atteint l’âge adulte à une époque de conflits religieux traumatiques dans leur province. Le Bengale a été partitionné sur des bases religieuses en 1905 ; après une protestation populaire menée par la classe moyenne hindoue de Calcutta, la partition a été annulée six ans plus tard.
La première édition de The Fundamental Unity of India a été publiée à la suite de cette première partition, et la deuxième édition à la suite de la deuxième partition, lorsque les districts à majorité musulmane du Bengale ont constitué le Pakistan oriental. Les deux divisions, entreprises à la demande de politiciens et de partis musulmans, ont également dû avoir un impact sur Majumdar, qui est né dans ce qui allait devenir le Pakistan oriental, et qui a ensuite enseigné pendant deux décennies à l’université de Dacca. Après 1947, lorsqu’il a vécu dans l’Inde post-partition, il n’a pas pu visiter son village ancestral ni la ville où il s’est d’abord fait connaître en tant qu’érudit et enseignant.
Un troisième intellectuel conservateur éminent de la fin de la période coloniale était GS Ghurye, qui, contrairement à Majumdar et Mookerji, venait de l’ouest plutôt que de l’est de l’Inde, et était un sociologue de formation plutôt qu’un historien. Ghurye a enseigné pendant de nombreuses années à l’université de Bombay, où il a supervisé plusieurs étudiants en doctorat tout en écrivant ses propres livres.
Alors que d’autres sociologues indiens étaient désireux d’étudier l’impact de la modernisation, Ghurye s’intéressait également à la persistance de la tradition. Ses livres comprennent des études sur les sadhus indiens, les costumes et la danse classique, ainsi qu’une étude comparative de la famille et de la parenté dans la culture indienne et européenne. En rédigeant ces travaux, il s’appuyait sur sa formidable connaissance du sanskrit, ainsi que sur ses vastes lectures en archéologie, linguistique, anthropologie et histoire de l’art. Sa vision de la société indienne était résolument basée sur les livres, reposant sur des matériaux trouvés dans la bibliothèque universitaire plutôt que sur des investigations de terrain sur la manière dont les Indiens vivaient et travaillaient réellement.
Comme Mookerji, Ghurye était profondément préoccupé par l’établissement d’une culture unitaire pour l’ensemble de l’Inde. L’anthropologue sociale Carol Upadhya écrit que l’une de ses préoccupations centrales était de “démontrer l’unité et l’antiquité de la civilisation indienne.” Il croyait que l’hindouisme est au centre de l’unité civilisationnelle de l’Inde et qu’au cœur de l’hindouisme se trouvent des idées et des valeurs brahmaniques qui sont essentielles à l’intégration de la société.
Cela se reflète dans les échanges de Ghurye avec l’anthropologue d’origine britannique Verrier Elwin sur le statut des tribus dans la société indienne. Dans une série de monographies et de brochures écrites dans les années 1930 et 1940, Elwin soutenait que les tribus du centre de l’Inde étaient culturellement distinctes des hindous. Bien que leur panthéon incluait parfois des dieux hindous, leur société n’était pas internement stratifiée par la caste, tandis que les femmes avaient beaucoup plus d’indépendance. Elles avaient également leurs propres traditions distinctes en matière d’art, de musique et de danse.
Alors que Ghurye était un érudit traditionnel qui travaillait à la bibliothèque, Elwin a passé 20 ans à vivre avec les adivasis qu’il étudiait. Sa vision était celle du “terrain” de la société tribale. Il a publié d’importantes monographies sur l’agriculture, la technologie artisanale, l’organisation religieuse, la criminalité et les pratiques sexuelles au sein de différentes communautés tribales. Ses riches recherches empiriques étaient présentées dans une prose vive et attrayante, ce qui lui a valu une large audience en Inde et à l’étranger.
En 1943, Ghurye a publié un livre attaquant Elwin intitulé “Les — soit disant — Aborigènes et leur avenir”. Dans ce livre, il affirme que “tout ce qui a une saveur hindoue perturbe M. Elwin” et offre de nombreuses illustrations des parallèles entre les croyances tribales et hindoues. Au lieu de considérer les groupes tribaux comme autonomes et distincts, Ghurye soutient qu’ils sont “les classes imparfaitement intégrées de la société hindoue“. Alors qu’Elwin croyait que l’Inde indépendante devrait accorder aux adivasis à la fois une autonomie culturelle et territoriale, pour Ghurye, la tâche de la nation en devenir était de les rapprocher de plus en plus du courant principal hindou.
En 1954, après avoir vécu avec et écrit sur les tribus de la péninsule indienne pendant deux décennies, Elwin s’est installé dans le nord-est du pays. Devenu citoyen indien, il a été nommé conseiller de l’administration de l’Agence de la Frontière du Nord-Est — l’actuel Arunachal Pradesh. En 1957, il a publié le livre influent “Une philosophie pour NEFA [North East Frontier Agency]”, réédité deux ans plus tard dans une édition élargie, avec une préface appréciative de Nehru, alors Premier ministre. Dans ce livre, Elwin plaidait une fois de plus en faveur de la protection des droits des tribus sur la terre et les forêts, ainsi que pour la préservation des traditions artistiques et culturelles tribales.
Elwin est décédé en 1964. En 1980, alors que Ghurye avait 87 ans, il a publié une nouvelle attaque, cette fois contre le travail d’Elwin sur le nord-est. Il accusait l’anthropologue de favoriser indirectement les mouvements séparatistes en promouvant “la perpétuation revivaliste des habitudes, des vêtements et des coutumes de NEFA“. Selon Ghurye, Elwin avait, consciemment ou non, collaboré à la “balkanisation de Bharat“, à la fragmentation potentielle de la patrie. Car Elwin était “un revitalisateur de presque tout le complexe culturel de ces tribus, un complexe qui est en totale contradiction avec le complexe culturel du reste de l’Inde (Bharat)“.
La peur de la diversité dissimulée derrière un plaidoyer pour l’unité nationale est un trope conservateur classique, également manifeste, par exemple, dans la méfiance envers les immigrants hispanophones parmi les conservateurs américains, ou envers les immigrants arabophones en Europe.
Majumdar, Mookerji et Ghurye étaient tous d’éminents chercheurs. Ils avaient chacun un impressionnant corpus d’œuvres publiées à leur actif. Ils ont tous enseigné pendant des décennies dans des universités, où ils ont transmis leur savoir — et leurs opinions — à des générations d’étudiants. En dehors de la salle de classe, ils ont supervisé des thèses de doctorat, contribuant ainsi à façonner davantage le cours de leurs disciplines respectives.
Il n’existe pas d’analogues contemporains à Majumdar, Mookerji et Ghurye, pas d’historiens ou de sociologues conservateurs aussi prolifiques et influents. Et cela fait plusieurs décennies que cela dure. Cela soulève la question : pourquoi l’Inde a-t-elle eu d’éminents intellectuels conservateurs alors qu’elle était sous domination étrangère, et pourquoi en a-t-elle vu si peu (voire aucun) depuis ?
Voici une réponse possible. À la fin de la période coloniale, alors que le mouvement nationaliste prenait forme, il y a eu des débats politiques et intellectuels intenses sur les contours possibles de la future nation: si les institutions politiques d’une Inde libre seraient définies par une seule religion, plusieurs religions ou aucune religion du tout ; comment la diversité linguistique et ethnique serait gérée?
Après l’indépendance, cependant, ces débats ont été clos par la victoire politique puis institutionnelle des points de libéraux et des socialistes, dont l’avocat le plus charismatique et influent fut le premier ministre indien, Jawaharlal Nehru.
Cela ne signifie pas que les positions de Nehru étaient hégémoniques, adoptées sans critique par les intellectuels. Notamment, ses critiques les plus articulés venaient de la gauche plutôt que de la droite. Parmi eux figuraient les socialistes Ram Manohar Lohia et Jayaprakash Narayan, ainsi que le communiste EMS Namboodiripad, qui ont tous attiré à eux, et à leurs partis, de nombreux écrivains et chercheurs talentueux. L’humeur générale était également favorable aux libéraux et aux socialistes, car une nouvelle nation souhaitait regarder vers l’avenir, laissant derrière elle les décombres de la tradition et du colonialisme pour construire une société juste et équitable.
La domination du BJP
À la fin de l’année 2014, des élections législatives ont eu lieu dans les États de Jharkhand et du Jammu-et-Cachemire. Leurs résultats ont marqué un tournant peu remarqué dans l’histoire politique de l’Inde indépendante. Pour la première fois, le BJP a obtenu plus de législateurs dans les assemblées d’État que le Congrès. Depuis mai 2014, il détient également la majorité à la chambre basse du parlement, et il est probable que, avec le soutien de ses alliés, il obtienne bientôt la majorité à la chambre haute.
Il semble assuré qu’à court ou moyen terme, la domination du BJP se poursuive. Son principal rival, le Congrès, n’a remporté que 44 sièges lors des élections générales de l’année dernière et a depuis perdu le pouvoir dans plusieurs États. Une renaissance du parti sous sa direction actuelle est extrêmement improbable. Cependant, puisque les membres du parti étant tellement habitués à être dirigés par une seule famille, il semble également peu probable que les congressistes de base renversent les Nehru-Gandhi. Le Congrès pourrait donc suivre le chemin du Parti libéral britannique, une machine politique autrefois dominante réduite à l’insignifiance dans les affaires de la nation.
Si la situation du Congrès est désastreuse, celle des communistes est catastrophique. Ces dernières années, ils ont perdu le pouvoir dans le Bengale occidental et au Kerala, les deux principaux États où ils étaient autrefois importants. Alors qu’au Kerala ils pourraient encore être une force, leur influence au Bengale occidental est destinée à diminuer encore davantage. Les communistes avaient autrefois une présence dans des villes industrielles telles que Mumbai et Kanpur, mais ils ont disparu là aussi.
L’avenir politique des partis socialistes qui avaient autrefois beaucoup d’influence dans le nord et l’est de l’Inde est également sombre. Ils ne sont plus motivés par les idées de Lohia ou Narayan et sont désormais des véhicules d’ambition individuelle ou familiale. Bien qu’ils soient actuellement au pouvoir au Bihar et en Uttar Pradesh, les anciens socialistes du Janata Parivar ont très mal performé dans ces États lors des élections générales. Ils pourraient avoir du mal à rester au pouvoir lors des prochaines élections législatives dans ces États.
La transformation du paysage politique de l’Inde est donc considérable. La gauche et le centre-gauche sont en désarroi. La droite est dominante et devrait l’être pendant un certain temps. Cependant, la montée en puissance du BJP n’a pas encore été accompagnée d’une croissance d’un travail intellectuel sérieux du côté droit de l’échiquier politique.
Le phénomène de domination politique d’une droite sans écosystème intellectuel pour la soutenir n’est pas inconnu dans l’histoire moderne. Il était répandu, par exemple, dans certains pays de l’Europe de l’entre-deux-guerres et de l’Amérique latine d’après-guerre, et plus récemment, lors de la décennie de règne de Mahinda Rajapaksa et de son parti au Sri Lanka.
Peu d’Indiens, je pense, souhaiteraient que leur pays suive la voie de l’Argentine de Juan Perón ou du Sri Lanka des Rajapaksa. Ainsi, le souhait souvent exprimé est que le BJP devienne davantage comme les démocrates-chrétiens d’Allemagne ou les républicains des États-Unis, c’est-à-dire un parti conservateur qui s’arrête bien avant d’être chauvin ou réactionnaire. Si cet adoucissement du BJP devait se produire, alors le parti devrait, comme ses homologues occidentaux, trouver ou encourager un groupe de chercheurs et de penseurs sérieux de droite.
Comment cela pourrait-il se produire ? Selon moi, la condition préalable à une renaissance intellectuelle conservatrice doit être la construction d’une première personne du pluriel qui ne repose pas uniquement sur la religion. Pour adapter les idées de Scruton au contexte indien, les penseurs conservateurs doivent reconnaître l’importance d’un “nous” national plutôt que religieux, où les hindous “concèdent aux autres le droit d’être différents” à travers les dieux qu’ils adorent. Ils doivent reconnaître que les chrétiens, les musulmans, ainsi que les animistes et les athées, ont droit à la pleine citoyenneté sans changer leur foi ou reconnaître la primauté des hindous, de l’hindouisme et de l’Hindutva.
Un obstacle majeur à la croissance de ce conservatisme non confessionnel est l’influence massive exercée actuellement par le RSS sur le paysage politique. L’organisation a toujours eu une profonde aversion pour ceux qui ne sont pas hindous. Le principal idéologue du RSS, M.S. Golwalkar, qui a été le chef du groupe de 1940 à 1973, a identifié les musulmans, les chrétiens et les communistes comme les trois groupes dont la fidélité à Bharat Mata était suspecte. Dans un discours à Delhi en décembre 1947, Golwalkar déclarait qu’ “aucune force sur terre ne pourrait les – les musulmans – retenir en Hindustan. Ils devraient quitter ce pays.” Neuf ans plus tard, il a fait remarquer que “quelles que soient nos croyances, le musulman y était totalement hostile. Si nous adorons dans un temple, il le profanerait… Si nous adorons la vache, il voudrait la manger. Si nous glorifions la femme en tant que symbole de la maternité sacrée, il voudrait la molester. Il était opposé bec et ongles à notre mode de vie sous tous ses aspects – religieux, culturel, social, etc. Il avait intériorisé cette hostilité jusqu’au plus profond de lui-même.”
Dans son livre sur le RSS, le pracharak devenu sceptique, DR Goyal, a brillamment résumé l’idéologie du Sangh comme suit : Les hindous vivent en Inde depuis des temps immémoriaux ; les hindous sont la nation car toute la culture, la civilisation et la vie ont été apportées par eux seuls ; les non-hindous sont des envahisseurs ou des invités et ne peuvent être traités comme des égaux à moins qu’ils n’adoptent les traditions hindoues, la culture, etc… l’histoire de l’Inde est l’histoire de la lutte des hindous pour la protection et la préservation de leur religion et de leur culture contre l’assaut de ces étrangers ; la menace continue car le pouvoir est entre les mains de ceux qui ne croient pas en cette nation en tant que nation hindoue ; ceux qui parlent de l’unité nationale comme de l’unité de tous ceux qui vivent dans ce pays ne sont motivés que par le désir égoïste de s’attirer les votes des minorités et sont donc des traîtres ; l’unité et la consolidation des hindous sont le besoin urgent de l’heure car le peuple hindou est entouré de tous côtés par des ennemis ; les hindous doivent développer la capacité de riposter massivement et l’offensive est la meilleure défense ; le manque d’unité est la cause fondamentale de tous les problèmes des hindous et le Sangh est né avec la mission divine de réaliser cette unité.
Goyal ajoute que “sans craindre la contradiction, on peut affirmer que rien de plus n’a été dit dans les shakhas du RSS au cours des 74 dernières années de son existence.” Il écrivait ceci en 1999, mais rien de plus n’a été dit dans ces shakhas au cours des quinze dernières années non plus. En effet, les récentes déclarations du sarsanghchalak actuel du RSS, selon lesquelles l’Inde est “une nation hindoue” et que les non-hindous doivent reconnaître leur parenté hindoue, voire se convertir à l’hindouisme, confirment que la succincte synthèse de l’idéologie du RSS par Goyal reste aussi valide que jamais.
Voici donc une tâche difficile mais nécessaire pour les intellectuels conservateurs potentiels : dissocier leurs idées de celles du RSS. Car le Sangh et ses idéologues ne représentent pas le conservatisme, mais la bigoterie et la réaction.
Pour revendiquer une citoyenneté égale pour les musulmans et les autres minorités religieuses, il n’est pas nécessaire d’évoquer avec nostalgie l’ancienne idée nationaliste de “culture composite”. Il n’y a jamais eu de passé pur de complète harmonie, comme le voudraient les défenseurs de la tehzeeb Ganga-Jamni. Mais les hindous et les musulmans n’étaient pas non plus constamment en conflit, comme le voudraient les idéologues tels que Golwalkar. Les relations entre hindous et musulmans avant 1947 étaient complexes: harmonieuses et pacifiques dans certains endroits et à certaines époques, amères et marquées par des conflits dans d’autres.
Après 1947, lorsque le Pakistan a été constitué en tant que terre des musulmans, l’Inde a choisi de ne pas fonder son propre système politique sur une seule religion. Étant donné que l’Inde ne devait pas devenir un “Pakistan hindou”, les musulmans, les chrétiens et les autres minorités avaient des droits égaux en tant que citoyens. Ainsi, comme l’a souligné Jawaharlal Nehru en octobre 1947 : “Nous avons une minorité musulmane si nombreuse qu’elle ne peut, même si elle le souhaite, aller ailleurs. C’est un fait fondamental qui ne peut faire l’objet d’aucune argumentation. Quelle que soit la provocation du Pakistan et quelles que soient les indignités et horreurs infligées aux non-musulmans là-bas, nous devons traiter cette minorité de manière civilisée. Nous devons leur garantir la sécurité et les droits des citoyens dans un État démocratique.”
La prescription de Nehru était, le jeu de mots est inévitable, d’une droiture absolue. Il y a maintenant près de 200 millions de musulmans en Inde et peut-être 70 millions d’Indiens d’autres confessions que l’hindouisme. Un RSS inspiré par Golwalkar peut souhaiter les traiter comme des citoyens de deuxième classe qui doivent baisser la tête, comme les juifs et les chrétiens étaient contraints de le faire dans les régimes musulmans du Moyen Âge. L’organisation est toujours obsédée par le souvenir et l’héritage de la Partition, tout comme de nombreuses voix de droite sur les réseaux sociaux. Mais les intellectuels devraient certainement adapter leur réflexion aux réalités pratiques de l’Inde d’aujourd’hui, plutôt que de répéter les débats politiques d’une autre époque. La diversité religieuse et linguistique de la république indienne ne peut être ignorée, ni écrasée en demandant aux musulmans et aux chrétiens de prêter périodiquement serment de loyauté.
Les fiers patriotes de droite pourraient être offensés par mon éloge d’un Anglais blanc, Scruton, et d’un Indien anglicisé, Nehru. Permettez-moi donc de me tourner maintenant vers des personnalités indigènes. Si les conservateurs indiens recherchent un modèle historique provenant de l’Inde elle-même, ils n’ont pas besoin d’aller plus loin que C Rajagopalachari. En tant que “commandant du Sud” de Gandhi pendant la lutte pour l’indépendance, “Rajaji” a occupé d’importants postes politiques dans l’Inde indépendante, en tant que gouverneur du Bengale occidental, gouverneur général, ministre de l’Intérieur et chef du gouvernement de Madras. De plus en plus désenchanté par les politiques socialistes de Nehru, Rajaji a quitté le Congrès. En 1959, il a fondé sa propre organisation appelée le Parti Swatantra, qui prônait une réduction radicale du contrôle de l’État sur l’économie et sur d’autres aspects de la vie sociale.
Rajaji a caractérisé l’État néhruvien comme un “Raj des Licences-Permis-Quotas”. Dans un essai de 1959, il a vivement critiqué la “mégalomanie qui vicie les politiques de développement actuelles“. Selon lui, l’Inde avait besoin de “projets utiles et fructueux, et non pas seulement de grands projets… Les grands barrages sont importants, mais ce dont nous avons vraiment besoin, ce sont des milliers de petits projets qui pourraient être réalisés grâce à l’enthousiasme des populations locales, car ils améliorent directement et immédiatement leur vie.” Plus généralement, Rajaji a soutenu que “le rôle du gouvernement devrait être celui d’un catalyseur pour stimuler le développement économique, tout en laissant libre cours à l’initiative et à l’entreprise individuelles.”
Nehru rejeta les idées économiques de Rajaji en les qualifiant de dépassées, mais en réalité, elles anticipaient les tendances futures. En 1991, le gouvernement a finalement commencé à libéraliser l’économie. Cela fut réalisé sous le mandat d’un Premier ministre du Congrès, PV Narasimha Rao, qui démantela certains éléments du “Raj des Permis”, mais pas autant que les défenseurs du libre marché l’auraient espéré. Alors que les idées de Rajaji sur l’économie ont largement été confirmées depuis, d’autres aspects de sa philosophie sociale attendent d’être redécouverts et réinterprétés. Il était un homme profondément religieux, qui a écrit des ouvrages populaires sur le Ramayana et le Mahabharata. Dans un essai de 1961 intitulé “L’Inde que nous voulons“, il écrivait vouloir que “l’État connaisse ses limites et fonctionne dans l’humilité, et que les citoyens réalisent la spiritualité par les canaux traditionnels hérités à cet égard“.
Rajaji pouvait voir au-delà des piétés et des préjugés de sa propre caste et de sa foi. Parmi les proches disciples de Gandhi, il était le seul à comprendre et à soutenir pleinement la campagne contre l’intouchabilité. Lui-même brahmane Iyengar, il défendi un panchama en 1924 lors d’une affaire restée célèbre (le terme alors utilisé pour les intouchables à Madras). L’homme s’était rendu dans un temple pour prier mais avait été chassé par les prêtres pour avoir prétendument souillé un espace sacré.
Puissent le sang qui a coulé des blessures de Gandhiji et les larmes qui ont coulé des yeux des femmes partout lorsqu’elles ont appris sa mort servir à maudire l’année 1947, et que la tragédie sinistre de cette année repose dans l’histoire et ne colore pas les passions actuelles
Rajaji était également engagé dans le programme de Gandhi en faveur de l’harmonie interreligieuse. En septembre 1947, il était gouverneur du Bengale occidental lorsque Gandhi a entamé une grève de la faim pour mettre fin à la violence hindoue-musulmane qui faisait rage à Calcutta. Dans une note adressée au gouvernement central, il l’avait averti de rester vigilant face à la “haine communautaire” qui se propageait dans toute l’Inde. Lorsque Gandhi a été assassiné en janvier 1948, Rajaji a écrit : “Puissent le sang qui a coulé des blessures de Gandhiji et les larmes qui ont coulé des yeux des femmes partout lorsqu’elles ont appris sa mort servir à maudire l’année 1947, et que la tragédie sinistre de cette année repose dans l’histoire et ne colore pas les passions actuelles”.
Comme son mentor Gandhi, Rajaji ne peut être facilement catalogué dans les étiquettes pratiques de la pensée politique moderne. Était-il libéral, conservateur ou socialiste ? Comme je l’ai dit ailleurs, si l’on est forcé de choisir, on devrait le qualifier de conservateur (en minuscules) : mais tout de même, un conservateur plutôt spécial. Un homme qui le connaissait bien, le diplomate australien Walter Crocker, a dressé ce résumé de sa personnalité :
Doté d’un esprit exceptionnellement fort et vif, Rajaji était en harmonie d’esprit et dénué de volatilité ou de tout élément théâtral. La vanité était exclue de sa nature. Bien qu’il ait eu une grande affinité pour l’Inde traditionnelle, il connaissait les enseignements de l’Occident, ayant une bonne connaissance de la Bible, de Platon, des classiques anglais ainsi que de la jurisprudence et de l’économie ; et il connaissait les arguments en faveur du développement économique. Bien qu’il fût religieux et conservateur, il n’était pas conformiste. Il avait ce trait propre au conservateur véritable qui allie scepticisme quant à ce que les systèmes artificiels peuvent faire pour la nature humaine avec la bienveillance personnelle envers les individus, trait dont les socialistes, traitant les êtres humains comme des groupes statistiques et des abstractions, manquent parfois. Et il avait de l’esprit, ce don qui renouvelle la vie.
L’indépendance d’esprit de Rajaji s’est révélée de manière frappante dans les derniers mois de la vie de Nehru. Après la guerre de 1962 contre la Chine, Nehru a réalisé que l’Inde ne pouvait se permettre deux fronts hostiles. Ainsi, sentant sa santé décliner et dans le but de résoudre le différend du Cachemire et de parvenir à un règlement honorable avec le Pakistan, en avril 1964, il a libéré Sheikh Abdullah, le leader le plus populaire du Cachemire, qui avait été incarcéré sur des accusations fragiles pendant plus d’une décennie.
Le geste fut vivement condamné par le Jana Sangh. Mais il fut défendu par Rajaji, qui argua que la libération d’Abdullah pouvait servir de prélude à permettre “au peuple du Cachemire d’exercer son droit humain de se gouverner aussi bien qu’il le peut.” Avec des paroles qui résonnent aussi vrai en 2015 qu’en 1964, Rajaji écrivit sur la nécessité d’essayer de penser de manière fondamentale dans la crise actuelle. Allons-nous céder aux émotions fanatiques de nos groupes anti-Pakistanais ? Y a-t-il un espoir pour l’Inde ou pour le Pakistan, si nous continuons à nous détester, à nous soupçonner mutuellement, à emprunter et à construire des armements l’un contre l’autre – construisant nos deux maisons, tous les deux sur les sables d’une aide étrangère continue en vue d’un futur Kurukshetra ? Nous nous ruinerons certainement à jamais si nous continuons ainsi… Nous ferons de tous les espoirs de prospérité future un simple mirage si nous poursuivons cette course aux armements basée sur une ancienne rancune et les craintes et suspicions qui en découlent.
Le rôle de Rajaji dans cette initiative de paix oubliée est une preuve émouvante de sa sagacité et de son courage. Il déplorait “le chauvinisme malheureux qui règne à Delhi“, incarné à la fois par le Jana Sangh et par de larges sections du parti du Congrès, qui entravait la résolution de l’imbroglio cachemiri et, ce faisant, la résolution du conflit plus vaste entre l’Inde et le Pakistan. Bien qu’il s’opposât aux politiques économiques de Nehru, sur cette question nationale cruciale, il se tenait à ses côtés. Selon Rajaji, “l’autodétermination pour le Cachemire est, pour nous, une question secondaire par rapport à l’objectif de réduire la jalousie indo-pakistanaise.” Et, écrivait-il, “l’idée selon laquelle si nous ‘laissons partir le Cachemire’, nous encouragerons les sécessions partout est totalement infondée.”
Après avoir rencontré Nehru à Delhi, Abdullah se rendit à Madras pour rencontrer Rajaji. Au patriote cachemiri, Rajaji présenta une proposition qui permettrait à Jammu de rester en Inde, à l’Azad Kashmir de rester au Pakistan, et à la vallée – l’os de contention crucial – d’être administrée conjointement par les deux pays avec l’assistance des Nations Unies. Le Sheikh présenta ensuite ce qui devint connu sous le nom de “Formule Rajaji” à Nehru, et, après son approbation, se rendit de l’autre côté de la frontière pour en discuter avec les dirigeants du Pakistan. Nehru décéda pendant les discussions, et les espoirs d’un règlement permanent sur le Cachemire moururent avec lui.
La position de Rajaji sur le Cachemire révèle une vision bien plus vaste que celle de personnalités telles que MS Golwalkar. En 1968, une décennie après avoir fondé le Swatantra Party, il déclara à propos du Jana Sangh : “Il compte de bons leaders… Ce qui est nécessaire, cependant, c’est un esprit ouvert qui ne se contente pas de tolérer, mais qui considère les Musulmans, les Chrétiens, les Parsis et les autres comme politiquement et culturellement aussi valables que les Hindous.”
Ramachandra Guha