Trois heures du matin . Impossible de dormir, chercher sans arrêt si des comptes Palestiniens ont posté quelque chose depuis la coupure d’internet. Insensé 29 octobre, être rassuré par quelques vidéos de bombardements. Ca veut dire que des gens sont encore vivants.
Qui étaient les manifestants à Paris ? Des gens qui n’avaient pas dormi hier aussi et fouillé l’horreur du silence soudain. Il ne restait plus que cela en France, pour savoir quelque chose, au moins entendre des voix palestiniennes dans le brouillard médiatique infâme. Il n’y a plus rien, juste nous solidaires des fantômes que nous savons encore vivants.
Trois heures du matin, on ne peut pas dormir, on a vécu dix jours en un, l’adrénaline ne redescend pas . La cruauté mesquine du pouvoi, la manifestation autorisée de dimanche dernier et puis de nouveau l’interdiction de pleurer en public hier. Je me souviens des mots d’un père venu avec sa femme, et ses deux filles, ce dimanche là. Il disait que la famille avait attendu patiemment que les manifestations soient autorisées,car ils voulaient venir tous ensemble. Il était souriant, les enfants aussi, il était paisible, il expliquait pourquoi lutter pour l’indépendance de la Palestine est important, il avait emmèné ses filles en Cisjordanie l’an dernier et puis au rassemblement autorisé pour leur apprendre la solidarité et la justice.
Je pense à toutes les jeunes filles de ce dimanche là, leurs rires “ Filme pas, ma mère ne sait pas que je suis là, elle va s’inquiéter” , leur sérieux politique, leur froncement de sourcils quand je demande si elles font un lien entre le sort des Palestiniennes et celui des Afghanes. Leur oui évidemment, mais attention ce n’est pas pour autant, et leurs développements féministes et anti-islamophobes très étayés et réfléchis. Je pense aux immigrés musulmans de tous pays , presque tous masqués, parce qu’ils savent ce qu’une participation aux manifestations pour la Palestine peut couter pour les papiers ensuite, mais qui sont venus quand même ce jour là parce que c’était autorisé et qui m’ont dit tant de choses, vues de l’Afghanistan, de l’Iran ou du Pakistan. En contraste avec ce samedi, ce dimanche de joie ou nous avons respiré la démocratie.
Aujourd’hui, la démocratie est de nouveau un combat. Est-ce seulement possible, ces moments là ? Est-on vraiment en 2023, à échanger discrètement dès le boulevard de Sébastopol, entre arabes qui se croisent . Seulement entre arabes, autour de nous une foule de français ordinaires, on ne sait pas s’ils vont à la manif ou ailleurs, nous on sait qu’on fait cela, alors on échange à voix basse, est-ce qu’on peut arriver jusqu’à la place, est-ce que les enfants peuvent venir, où est ce exactement, ne montre pas du doigt.
C’est moi qui dis ça à un grand gaillard et je ne sais pas pourquoi je le dis, parce qu’il est visible, et un keffieh rouge autour du cou, et il n’a peur de rien et ça me saoule affreusement parce que j’ai peur de tout et qu’une amie m’a demandé de veiller sur lui, et évidemment c’est impossible. Il faut raconter le courage de ces gars là, les mauvais garçons, qui viennent de loin, très loin de Paris, les bruyants, les pas convenables, les qui rient tout le temps en regardant les cars de flics. Les pères de famille qui ont fait ça toute leur vie, indépendamment de la politique, qui te racontent deux cent quarante trois histoires terribles de garde à vue et de contrôles d’identité, en passant devant les dizaines et les dizaines de cars de police qui jalonnent Chatelet République. Les vaillants de la communauté souvent pas très reconnaissante, qui parfois, seulement, parfois font confiance à la politique et aux militantes comme toi, et ils ont tort car toi tu as peur.
Après justement, il y a le Patriarche et les manifestants trouillards. Enfin qui se vivent comme tels. C’est à dire ceux qui ne veulent pas être dans la nasse principale de la manifestation et sont donc autour face à des rangées de CRS à regarder derrière pour savoir à quel moment il va falloir courir vite pour ne pas être dans une nasse secondaire, puis tertiaire et ainsi de suite. Ces rassemblements qui ne sont pas censés être la manif interdite se déroulent toujours pareil depuis des semaines.
On échange avec des gens sur les raisons pour lesquelles on ne va pas courageusement devant. C’est assez fou, on ne connait pas les gens, mais on se raconte les problèmes médicaux, les impératifs pro ou familiaux, la fatigue,que la Palestine n’est pas absolument pas notre combat à la base et c’est un peu flippant de commencer par des manifs interdites, toutes les excuses pour être lâchement à deux mètres de la nasse principale. Ça ne fonctionne pas sur notre moral, alors finalement, on se met à taper dans nos mains, puis à crier les slogans et factuellement on devient la manifestation aussi, donc la police se retrouve prise entre deux feux et doit faire une nasse plus grande. Il poussent aussi, et créent des vides pour pouvoir mettre des prisonniers tranquilles. A un moment ils sont huit avec un prisonnier, un homme d’une soixantaine d’années. Pas un résistant de la dernière heure, même de loin on voit que son keffieh est fait d’un tissu très lourd et très doux à l’usure, son drapeau palestinien a des franges dorées et le manche est en bois, c’est un drapeau qui doit être pesant au fil des ans.
Le Patriarche a refusé de donner son identité aux hommes armés et harnachés, alors ils l’ont emmené au camion pour le convaincre. Et il ne replie ni son drapeau, ni sa voix, parfois ils sont si humiliés qu’ils avancent tous vers lui et le forcent à s’asseoir. Parfois, comme ça dure, et qu’ils en sont venus à simplement exiger qu’il replie son drapeau, il commence à le faire et puis son visage se crispe de colère et non finalement. Et vient ce moment où de guerre lasse et devant des dizaines de téléphones braqués sur eux qui leur donnent le sentiment d’être nuls et lâches en direct sur Insta, les hommes en bleu le relâchent et lui revient au milieu de nous, personne n’ose lui parler ,seulement l’applaudir, ce dont il se moque apparemment, il recommence à agiter son drapeau fièrement et à crier des slogans et nous aussi.
Vivre ce moment là transforme. Ces manifestations transforment. Elles n’éteignent pas la peur, parfois on court, on voit la police attraper des gens, on ne peut rien faire, on arrive loin en bord de Seine. Sur les ponts, il y a des dizaines de cars de police, à l’infini des ponts de Paris. Depuis l’interdiction des rassemblements pour le 17 octobre, depuis qu’ils nous ont interdit de jeter des fleurs dans l’eau pour nos grand-pères, on ne fait plus de promenades en bord de Seine, de toute façon. Même quand il n’y pas la police. Le beau fleuve majestueux est redevenu cette eau gorgée de sang, aux remous dégoûtants, nous ne sommes plus parisiens, on voit autre chose que les grands monuments se refléter dedans.
Néanmoins, même devant cet immense déploiement de brutalité, on revient. Il faut manifester. Pour la Palestine ? Est-ce que cela changera le sort des Palestiniens ? Non, probablement, mais celui de la défense des droits fondamentaux, déjà. Ce serait évident pour tout le monde si nous étions là pour les ukrainiens, pour les bosniaques, pour tout pays lointain qui n’engagerait pas la France et les arabes. Là non, c’est identitaire et forcément dangereux. Et forcément intéressé, quand les français défilent pour des blancs comme eux, ce sont des défenseurs des droits humains. Nous, nous sommes des communautaristes. C’est vrai aussi, le coeur a ses raisons que la raison ne connaît pas, et il semble que nous ayons une grande communauté de par le monde.
Alors on revient. Évidemment on ne peut pas revenir à l’endroit où on était, car la police a encore étendu le périmètre de partout. Les rues sont bloquées à chaque instant, et c’est ainsi que la police crée elle-même des rassemblements spontanés pour la Palestine. On entend les slogans au loin, on doit rester,il y a les rangées de CRS, il y a donc le nécessaire pour recommencer à manifester. D’autres ailleurs ont décidé de faire des rassemblements où la police n’est pas, on croise des groupes partout de quelques dizaines de personnes qui crient “ Gaza, Paris est avec toi”. Et cela dure des heures, tout autour de Châtelet mais aussi à République où la manifestation aurait du finir si elle avait été autorisée.
C’est là que j’ai fini par retrouver le grand gaillard du départ, qui m’a fait me sentir lâche tout l’après-midi parce qu’à un moment, il est parti devant et qu’ensuite il est monté sur un truc avec un immense drapeau palestinien cousu main, au milieu de la première nasse et je n’ai pas voulu. Tout l’après-midi comme tant d’autres, très ennuyés, nous avons manifesté en n’ayant pas l’impression de manifester, nous avons seulement été vaguement rassurés par le brouillard de lacrymo à certains instants. J’ai vu les sourires soulagés des gens autour de moi dans ces instants là, s’il y a des lacrymo, c’est qu’on manifeste aussi.
Le grand gaillard et père de famille était de toute façon un de ceux dont la vie toute entière est une manifestation . Dans un bar-tabac vers Belleville, il m’a expliqué le sens des évènements et à tout le PMU aussi vu sa voic de stentor, alors que je me plaignais de la répression et de l’islamophobie ambiante, et que je racontais un tas d’épisodes militants précédents pour montrer que j’essayais de ne pas être une poule mouillée. Il m’a dit que l’extrême-droite et le gouvernement ne cessaient de minorer le nombre de musulmans et de musulmanes en France, quand ils le dénonçaient. Il disait qu’il était absolument impossible qu’on soit aussi peu nombreux qu’ils le disent, si on comptait tout le monde. Même ceux qui n’avaient pas le droit de vote, et ceux qui ne votaient jamais de leur vie, et même celles qui n’allaient pas à la mosquée. Il a expliqué qu’il ne fallait pas s’inquiéter, que ce n’était pas pire qu’avant, juste que l’on se rendait tous compte que l’on n’avait plus envie de vivre le pire, et qu’on agissait tout simplement, et que ça énervait forcément les racistes, mais que c’était juste un passage.
La preuve on avait encore la force de venir pour la Palestine avec tout ce qui nous arrivait d’autre. Il faisait des sondages sur la route, car il avait accroché un drapeau palestinien sur sa voiture, et il estimait avoir environ 70 pour cent de klaxons et de réactions positives. Il était aussi extrêmement content de la manifestation, car il détestait la gauche en général, mais là, il avait trouvé qu’il y avait beaucoup de gens de gauche et différents, qui n’essayaient pas de diriger les choses à la place des gens comme nous. Et que c’était étonnant dans une manifestation à Paris.
Ensuite, nous avons tous regardé les vidéos des manifestations ailleurs, dans d’autres pays, où les gens étaient beaucoup plus nombreux et compacts puisque les manifestations étaient autorisées. Il y avait notamment celle de Londres, sur un pont rempli à craquer. C’était des images magnifiques et réconfortantes. Mais les images ne disent pas l’invisible, la force et la profondeur des engagements. Sur les ponts de Paris, il y avait seulement les cars de police par dizaines, certes. Mais partout autour, nous étions venus quand même pour Gaza qui aurait pu être Alep ou Sarajevo, nous étions venus malgré ce sentiment diffus que ce pays voulait nous noyer de nouveau.