Soyons désinvoltes, n’ayons l’air de rien. Repartons comme en 40. Un cortège de tête antisémite, ça vous tente ? Cachés derrière les Palestiniens, on se mettra devant le mouvement social et puis après avoir pris la photo de nos banderoles d’appel au boycott actif d’Israël ou la pancarte « Israel ethnocratie sans frontière biberonnée en dollars », on ira traquer le sioniste dans Paris. Et si arrive encore ce qui est déjà arrivé, quand une synagogue aura été attaquée, quand des vitrines de magasins juifs auront été brisées, on haussera les épaules, pas notre faute si des gens interprètent de travers, la faute à la LDJ, plutôt, tout est de la faute de la LDJ.
Les antisionistes parisiens comme toutes les autres forces politiques et syndicales, ont pris acte de la présence pérenne depuis 2016 d’un cortège de tête dans les manifestations. Ils font aujourd’hui abstraction du fait qu’il s’est constitué en dehors de toutes les forces d’encadrement car cela ne les arrange pas. Et mine de rien les voilà qui diffusent, notamment sur le site Paris Luttes Infos pour la manifestation de ce samedi 26 mai, l’appel « Cortège de tête du 26 mai-Gaza zone à défendre ». Une provocation soigneusement calibrée, au mot près, une tentative, un test. Qui suivra dans la zone brune ?
La justification est classique : nous ne sommes pas antisémites, nous défendons les victimes de l’impérialisme, à commencer par les Arabes. La ficelle est pourtant grossière au regard de l’Histoire récente : l’appel réussit en effet l’exploit d’évacuer les révolutions arabes. La litanie de dates iconiques du Moyen-Orient a omis 2011, début de ces révolutions. Il faut dire que celles-ci n’ont pas arrangé leurs affaires. Les éradiquer des consciences s’inscrit dans une dynamique anti-impérialiste somme toute assez logique : les révolutions arabes ont mis fin au fantasme réactionnaire que cet appel veut à tout prix ressusciter. Elles ont mis fin à l’instrumentalisation de la « question palestinienne » au Moyen-Orient pour justifier toutes les dictatures. Depuis 2011, les discours politiques qui ont besoin de l’Arabe seulement comme incarnation du lanceur de pierres contre Israël sont discrédités par les révolutions arabes. Mais les luttes pour la liberté, les révolutions autonomes n’entrent pas dans les schémas de pensées et d’alliances anti-impérialistes.
Le printemps arabe a eu lieu, il est massacré actuellement en Égypte, au Yémen et évidemment, plus que nulle part ailleurs, il est massacré en Syrie.
Les bains de sang ont aussi lieu en Palestine. Mais qui entend, en Europe, en faire une chose exceptionnelle qui serait liée à un Etat exceptionnel nie juste le réel. Des Palestiniens sont assassinés à Yarmouk par la dictature syrienne, elle-même soutenue par la dictature iranienne. Toutes les idéologies autoritaires tuent. Toutes les extrêmes-droites tuent, israéliennes ou pas. Même celles qui, ici, prétendent défendre certaines victimes, pour la millième fois en mille manifestations, dans le but d’alimenter la haine contre les victimes de l’antisémitisme.
C’est une fois de trop. Un jeu de trop sur un massacre ignoble à Gaza.
N’importe quel antiraciste, même pas radical, aujourd’hui, en France a peur que des Juifs soient encore assassinés au nom d’une justification antisémite ou d’une autre. Onze personnes sont mortes ces dernières années, tuées par des gens qui n’étaient pas des fous, mais des gens qui avaient « juste » pris au sérieux, très au sérieux, les imprécations diverses et variées des mouvances antisémites. Bien au-delà des appartenances précises de tel ou tel tueur, leur parcours a été imprégné par l’adhésion à des haines toujours similaires, s’exprimant toujours avec les mêmes clichés meurtriers. Les actes individuels se sont nourris d’un climat tout autant que de l’aide d’organisations structurées.
Ce climat, une partie de la gauche radicale anti-impérialiste et antisioniste l’a entretenu : en présentant la chasse aux « forces sionistes » et les discours hallucinés sur la nécessaire destruction totale d’Israël comme une défense des droits des Palestiniens. En jouant sans vergogne sur les chantages les plus sordides pour imposer ses vues : ne pas défendre Dieudonné, c’était enterrer les Palestiniens, dénoncer l’assassinat raciste d’Ilan Halimi, c’était enterrer les Palestiniens. Hurler contre les dérives antisémites parfaitement prévisibles dans des manifestations précédées de discours incantatoires contre les « sionistes », c’était enterrer les Palestiniens. Oser dire que la tuerie perpétrée par Mohammed Merah n’était pas un fait divers, mais une horreur historique qui en annonçait d’autres c’était enterrer les Palestiniens. Exiger, devant la multiplication des crimes et des actes racistes, que la lutte contre l’antisémitisme soit au cœur des combats contre les racismes, avec la lutte contre l’islamophobie, c’était enterrer les Palestiniens. Et « les jeunes des quartiers populaires ».
Mais qui a enterré les Palestiniens sous le poids de haines bien françaises ? Qui est responsable de la peur que suscitent à juste titre les manifestations où le drapeau palestinien est brandi et instrumentalisé pour les pires saloperies ? Où ce drapeau ne sert qu’à légitimer la complaisance envers les dictatures les plus riantes de la planète, de la Russie à l’Iran, en sus de servir de cache-sexe à l’obsession antisémite ? Le cortège de tête scandant « À bas l’Etat, la police et le patronat », les anti-impérialistes n’en entendent visiblement pas la portée universelle.
Pas de faits, pas d’histoire, mais le fantasme ultime, la « ZAD à Gaza », « Leur intifada est aussi la nôtre ». La récupération n’a plus de limite, ne cherche même plus à se dissimuler mais s’exprime sans aucune mesure. Les Palestiniens, c’est nous, anti-impérialistes comme nous, Zadistes comme nous. Et nous sommes des Palestiniens, à Paris, cependant, faute de Tsahal, on attaquera éventuellement ce qu’on trouvera, jusqu’aux épiciers « sionistes » qui vendent des avocats, aux synagogues où forcément personne n’est innocent, puisqu’on n’y boycotte pas les sionistes. Ce n’est pas de la science-fiction, c’est déjà arrivé.
Pas de printemps arabe donc, surtout pas. Ce qu’il faut c’est l’esthétisation du petit Arabe lanceur de pierre sur le Juif. Qu’il devienne un symbole, une image irréelle, transposable partout et pour tout. On peut le peindre, l’illustrer, le légender comme on veut. Lui n’est pas autonome et ne le sera jamais mais on va le mettre sur un drapeau ou en faire un logo en pochoir.
La récupération n’a aucune limite et en matière d’antisémitisme, dans la gauche radicale, le sang des victimes n’a jamais le temps de sécher, avant que l’encre sale des fantasmes inavoués du camp antisioniste ne le recouvre.
Quant aux « jeunes de banlieue », convoqués eux aussi par cet appel, que sont-ils dans ces stratégies de pouvoir sordide ? La même chose que les « Palestiniens », une armée de réserve. “Les Juifs” ne sont les tirailleurs sénégalais du pouvoir que dans l’esprit corrompu des Indigènes de la République et de leurs pairs, boutiquiers de l’antiracisme dévoyé qui n’hésitent même plus à vendre les écrits d’un relativiste du nazisme comme Jean Genet au nom de « l’autonomie indigène ». Les jeunes des quartiers populaires par contre sont pour ces gens-là, des petits soldats à recruter et à sacrifier sans vergogne : ceux qui font mine de pleurer face aux violences policières qu’ils subissent, mais entretiennent la contamination antisémite réalisée au nom de l’antisionisme sont de dangereux hypocrites.
En appelant à un cortège de tête dirigé contre les « forces sionistes », ils le démontrent une fois de trop. Que veut dire se mobiliser contre les « forces sionistes » concrètement quand l’appel est destiné à un cortège qui jusqu’ici s’attaque aux symboles du capitalisme ? Vers quelles cibles cherche-t-on à orienter la colère et le désir d’affrontement concret ?
La réponse a déjà eu lieu. La manifestation du 26 mai se termine à Bastille, exactement comme celle de 2014 qui se termina devant la synagogue de la rue de la Roquette. La répétition a déjà commencé. Qu’elle se termine ou pas par des actes antisémites concrets n’est déjà plus le sujet. Un appel qui en prend volontairement le risque est un appel antisémite, une revendication pour les violences passées, un espoir même pas assumé clairement de violences futures.
Le mouvement social qui a lieu actuellement tente d’oser faire le pari que les temps ont changé. Que le temps de l’hégémonie culturelle fasciste est terminé. Mais en France, à l’ombre de tous les antisémitismes, aucun printemps social ne pourra exister. Beaucoup d’entre nous cherchent en tête de manifestation, non pas un endroit où forcément s’affronter, non pas une énième armée, mais simplement un endroit où respirer. Loin de la France Insoumise, de son chauvinisme, de ses appels du pied aux électeurs du FN, de son rejet de moins en moins caché des immigrés, de son soutien affirmé à la Russie de Poutine, de son islamophobie assumée pour justifier les massacres d’Assad en Syrie, mais aussi de son antisémitisme à peine euphémisé derrière la dénonciation de la « communauté agressive » et de ses « banquiers ».
Cet espace partagé où respirer, c’est ce que cet appel cherche à nous enlever. Ce ne sont certes pas les drapeaux palestiniens qui nous donneront l’impression de suffoquer, mais ceux qui les prennent comme étendard pour chasser les « sionistes ». La chasse est terminée, que les racistes et les antisémites de gauche nous appellent comme ils veulent, quelles que soient nos identités, nos origines, nos croyances ou nos affinités, nous sommes le gibier qui se serre les coudes.