Début septembre, nous sommes allés faire un tour du côté d’Israël, voir et comprendre ce qui se jouait là bas en terme de révolutions. Huit mois de manifestations consécutives, c’est quand même quelque chose, pourquoi donc ces manifs, ce mouvement, ce pays? Evidemment on ne savait pas que ces chroniques deviendraient une photo d’histoire figée juste avant les attaques terroristes du 7 octobre 2023. Voici la cinquième chronique ici,
Les autres sont à retrouver là:
1 – l’aterresaintissage
2 – des vapeurs
3 – Shabbat à Kaplan Street
4 – Antifascist Defense Force, Division Hegel
5 – Les mots de la femme
6 – Si il y avait une constitution et qu’à Jérusalem il y avait la mer
7 – Gog et Magog
8 – Falafel Final
La vie à Tel-Aviv était parfaitement douce. Un vrai petit paradis, la plage, la fête, les jolies filles…
On mange bien à toute heure, on ne se couche pas avant 3h du matin, voir on se lève à 3h du matin pour aller en teuf comme ces collocs allemands qui s’habillaient quand je suis rentré me coucher hier…
Et lorsqu’on se dit, ce soir je me couche tôt on finit par discuter avec un petit corail qui chante, cheveux courts et piercing dans le nez qui, elle avait beau dire qu’elle avait des angoisses sociales, n’en finit pas moins par tenir la conversation jusqu’à… 3 h du matin…
Ce pays était un privilège juif. Enfin ce « pays »… Tel-Aviv n’était pas un pays et même à Tel Aviv un bon gros nœud de trauma couvait sous la croute.
Mais la révolution qui avait cette ville pour épicentre voulait d’un Israël à son image. En fait la révolution faisant un Israël à son image était la condition sine qua non de sa survie.
Soit le petit paradis de fête, de jeunesse, de High-Tech et d’internationale belle et woke s’étendait à tout le pays, soit c’était la fin du paradis et l’enfer des religieux fous et des fascistes.
Tel-Aviv contre Jérusalem. De toute évidence il y avait une capitale de trop. Il était aussi évident, autant pour l’idéel fasciste que pour l’idéal révolutionnaire, que la victoire de l’un ou de l’autre devrait s’étendre à tout le pays. Sans exceptions.
Pour les fascistes, c’était totalement assumé. L’enfer s’abbatrait sur la P., un enfer d’oppression coloniale voir encore pire.
Pour la révolution c’était moins clair. Une envie nécessaire d’améliorer un peu les choses mais sans completement écarter l’idée d’un retour au statu quo confortable. Mais comme le statu quo était ce qui avait créé cette situation à l’origine…
Mon ami au nom de prophète m’avait dit « Mutual Prosperity », ce qui signifiait, si on le prenait au sérieux, le droit pour la P. de créer son Tel-Aviv si tel était leur souhait…
Rakel m’avait été recommandé par mon petit moineau et la diplomatie française. C’est leur prof d’hébreux, qui ne mache pas ses mots. Je la retrouve au café en dessous de l’institut Français, au bout du boulevard Rothschild. J’ai de plus en plus l’impression qu’il n’y a qu’un seul boulevard à Tel Aviv.
Avant de la retrouver je fais le tour de l’institut Français et je découvre derrière une statue du Capitaine Dreyfus. Et bien ça change du général de Gaulle.
« J’ose plus dire que je suis de gauche ! » Rakel est plus pessimiste. Et inquiète. Mais je crois que c’est parce qu’elle n’est pas allée prendre sa dose de Kaplan pendant les vacances. Ceci dit, le niveau d’inquiétude est tout à fait réel et partagé par les personnes que j’ai rencontrées. Pas avec Cyril mais c’est quelque chose d’autre, on y viendra plus tard.
« Ils veulent exclure les femmes, les Arabes, les groupes qui ne sont pas comme eux, les homos ! Ils veulent que tous ces gens-là se barrent, qu’est-ce qu’Israël va devenir ? Ils veulent éliminer 75% d’Israël pour construire leur utopie messianique. Avant-hier encore, une jeune fille a été interdite de monter dans le bus, on lui a dit « tu es nue » !
– A tel Aviv ?
– A Tel Aviv !
C’est une période horrible, monstrueuse, tyrannique ! si je pouvais j’aurais déjà quitté. » (L’expression « avoir quitté » est donc commune à Israël et au Liban, note de relecture…)
« Mais quelle vision d’Israël on va laisser à nos petits enfants ?
« Lis Günter Anders, l’obsolescence de l’homme » (encore un conseil de lecture, décidemment les juifs et les livres…)
Elle regrette le manque d’unité du mouvement. « Il y plusieurs groupes à Kaplan, chacun avec des petits leaders. Mais il n’y a pas de masse unie qui fait blocage. Dès la 1ere manif, j’ai dit s’il n’y a pas un million de personnes on pourra pas les bouger. Mais un million de personnes UNIES ! »
Je conteste. Mollement car les gens qui vivent la révolution savent mieux. Mais quand même, ils m’avaient l’air tout à fait unis ceux que j’ai vu à Kaplan, enfin « uni » selon ce qu’on peut appeler uni à gauche quoi.
« Les gens n’écoutent pas. ‘Je parle aux morts, les vivants n’écoutent plus’. Ils ne sont pas unis sur le plan idéologique. Y’a pas de charte par exemple. On est dans une ère de bêtise… »
Elle a écrit un « J’accuse », sur un papier qu’elle me sort de son sac et me lit.
« Il n’y a pas de vision, pas d’avenir pour les enfants. J’enseigne à l’université, le niveau a vraiment baissé. Je suis prof de français je dois leur expliquer l’hébreux. A la fac, dans le système privé, ils achètent leur diplôme. »
Netanyahu se cache. Il est sans arrêts en déplacement à l’étranger. « Bibi ne parle pas à la presse Israélienne ». J’hallucine un peu. Quand même vu l’état du pays et les offensives qu’il est en train de mener… « Il ne parle pas à la presse il est fâché avec. Il veut la détruire.
« J’accuse de promouvoir la bêtise
J’accuse de violer notre sérénité… »
« Bêtise et mépris et hargne, et haine. Bibi a complètement changé. Peut-être qu’il nous a enfumé pendant tous ses mandats précédents… »
« On n’a pas de constitutions. On n’en aura jamais. Ce qui est dommage. Y’aura toujours dix, quinze avis différents. Mais on s’est réveillé à temps. Cette réforme, elle n’était pas dans la charte du Likoud. Heureusement que Yariv Levin en a parlé ! »
Le 4 janvier, quelques jours à peine après avoir été nommé ministre de la Justice, Yariv Levin a annoncé son projet de réforme judiciaire lors d’une conférence de presse. Le projet a immédiatement fait scandale, chacun comprenant bien que ça signifiait la fin de l’équilibre des pouvoirs au profit du gouvernement d’extrême droite.
« Chaque loi qui passe, il y a dix, quinze trucs qu’ils font passer. Des petits trucs, il va y avoir 10 fois plus de rabbins, ils vont pouvoir avoir un droit de regard sur les divorces et si les femmes peuvent divorcer…
Tu sais ce que c’est une Mikveh ? C’est une piscine rituelle qui purifie les femmes avant les relations sexuelles. Les religieux poussent pour en installer dans les quartiers laïcs »
(J’imagine comment la simple installation d’une petite piscine permettra à des vieux barbus de savoir quand les filles vont coucher…)
« Avant on ne voyait pas de religieux à Tel Aviv. Light j’accepte, pas de problème, mais le religieux qui se cache pour faire des trucs, le gamin de 3 ans avec des bas en plein été, ça… Il y a des villes on martyrise ceux qui ne sont pas religieux »
« Ils sont messianiques. Ils ont fait venir des vaches pures… » Elle rigole à moitié. Les religieux ont fait venir du Texas 5 génisses « parfaitement rouges » sans taches, dont les cendres serviront à purifier ceux qui feront les offices dans le 3eme temple, lorsqu’il sera reconstruit.
Nota Bene : un détail, la reconstruction du 3eme temple implique de raser l’esplanade des mosquées.
« Ils attendent le messie et la résurrection des morts. Une communauté pense que c’est ça le but d’Israël. Mais ce n’est pas vrai ! On est venu pour ne pas être persécuté parce qu’on l’était ailleurs. Je ne veux pas être persécuté dans mon pays ! »
Je demande s’il y a des négationnistes
« Oui, il y a vraiment des négationnistes. Dès ’Dommage qu’Hitler en ai laissé !’ on l’entend de plus en plus. Ils veulent aussi limoger le directeur de Yad Vachem… »
– Ah oui quand même, Yad Vachem, l’institution responsable de la mémoire de la Shoah, ils s’attaquent à ça…
– Oui. Le ministre de la Diaspora a décidé de demander sa tronche pour mettre quelqu’un de plus docile
Sur les chaines de télé on leur impose des programmes religieux…
Je demande quand est-ce qu’elle a commencé les manifestations
« Dès les premières. J’en ai raté deux. Il y a tellement de groupes, tous doivent s’unir. Attend, je te montre mon téléphone que tu aies une idée : regarde j’ai reçu 999 messages ».
Il y a profusion de groupes WhatsApp et Signal qui tous envoient des actus sur des manifs, des mouvements, des discussions politiques: « On Combat pour la Démocratie; Black Flag; Crime Minister; On Illumine, les mères qui ont perdu des enfants; manifestations d’Israël; Défendre la Démocratie en Israël; UnXeptable (des américains) ; bien sûr y’a aussi Benny Gantz; Pink; High-Tech Protest; la rébellion des étudiants; les femmes en rose; le groupe démocratique… »
Je questionne au sujet de la division Ashkénaze / Séfarade (Rakel vient du Maroc) « le sujet est obsolète maintenant, il y a eu des unions. Mais l’opposition joue là-dessus. »
Elle me raconte l’origine. Je connais la théorie mais j’aime qu’on me réexplique la vie par les gens qui la vivent.
« Quand on a fondé Israël, les premiers migrants venaient d’Europe de l’Est. C’est grâce à eux que l’Etat d’Israël existe. Ensuite il y a eu les migrations des pays arabes. C’est resté divisé très longtemps. Quand je suis arrivé c’était la fin du mouvement des panthères noires. Il y avait encore des quotas à l’université. Moi j’ai dit je suis pas Panthère Noire. Une fois j’ai eu une remarque raciste, j’ai dit ‘j’ai un nom marocain et alors ?’ »
« L’opposition joue là-dessus. Bibi divise Israël en deux, il dit ‘y’a le Israël de la 1ere catégorie et Israël de seconde catégorie.’ Mais qu’est-ce qu’il est en train de faire quand il fait ça ? »
Elle aussi est particulièrement fière de la non-violence du mouvement.
« On est pacifiste, on est dans la non-violence et on restera dans la non-violence. On dit que ce sont, celle-là les manifs qui arrivent à leur but, il y a des études… »
« Je peux te faire la comparaison avec la manif des Erythréens d’hier, regarde, extrême violence, armes à feux… »
La veille, une manifestation d’Erythréens a dégénéré. L’ambassade d’Erythrée voulais fêter les 30 ans de l’indépendance du pays. « L’indépendance » coïncide aussi, comme c’est curieux, avec les 30 ans de pouvoir du dictateur qui a fait de son pays l’une des pires prisons à ciel ouvert du globe. Les Erythréens réfugiés en Israël ont l’intention de perturber l’évènement, d’autant que le gouvernement Netanyahu a promis d’en renvoyer la plupart en Erythrée (où les attend un sort pire qu’être migrant noir en Israël). La manif de la veille était ultra violente. 49 policiers israéliens blessés, la police a répliqué à balles réelles…
« On fera tout pour pas y arriver. » me dit Rakel, en parlant de la comparaison. « Mais si on nous laisse pas le choix… »
Le pays est en réalité dans un état de division totale. Dans une démocratie « normale », on se divise lors de la campagne électorale, on fait l’alternance du pouvoir et ensuite on se ré-concilie. Là, après 5 élections ultra clivantes et sans alternance, le pays est plus divisé que jamais.
« C’est la fracturation totale. Dans les familles, entre collègues, on veut plus se parler. Avant cette fracturation n’avait pas lieu. On pouvait vivre avec. Aujourd’hui c’est invivable.
« Demokratia o Mered : la démocratie ou la révolte !
Quoi que Mered c’est plus désobéissance civile »
(Rakel fait très attention aux mots qu’elle emploie, à leur force et à leur signification. Bon, Révolte ou désobéissance civile, je n’ai pas quitté le pays sans oublier d’acheter le T-Shirt)
Comme la question n’est pas venue d’elle-même je pose la question sur la P.
« Je suis pour la paix avec les Palestiniens. Attention les civils, pas les terroristes hein »
(Israël n’aime pas les « terroristes »)
« Il y a eu dissimulation de fait de ce gouvernement, ils ont torpillé Oslo. On vit dans un film d’horreur aujourd’hui et je me pose la question pourquoi ?
C’est beaucoup de notre faute. On a fermé les yeux, on vivait entre Israéliens, on n’a pas vu ce qui se passait sous nos yeux. Et aujourd’hui la réalité nous pète à la figure. »
« On est divisé en tribus. Je dis des tribus. Les Ethiopiens ne se joignent pas à nous » (bon en même temps les Israéliens ne se joignent pas à leur manif non plus, c’est un reproche qui est souvent fait par les Israéliens qui se mobilisent pour les Ethiopiens…)
« On a la tribu des Ethiopiens, des hassidim, des religieux lights, des messianiques, des arabes israéliens, des druzes, des bédouins…
La loi qui est passée y’a quelques années qui dit qu’Israël est l’Etat Nation du peuple juif, ça signifiait le reniement de tous les autres »
C’est un autre des cadeaux historiques de Netanyahu au régime d’apartheid israélien, la loi sur l’Etat-Nation passée en 2018.
« Ils veulent tout détruire mais pour faire quoi ? Bibi, toi qui étais si fier de la high-tech, des scientifiques, aujourd’hui ils sont tous à Kaplan, qu’est-ce que tu leur dis ? »
« Je suis dans la désolation complète. 8 mois, pas UNE journée de calme. Les valeurs sont parties en fumée, le respect de ce qu’on peut dire et pas dire par exemple. Ce sont des gens de peu de foi…
Mais ça me booste ! Quand je ne peux pas aller à la manif je me sens vide. Je rêve du jour ou ce connard de Bibi se réveillera. Le jour où il dira ‘je peux plus gouverner avec Ben Gvir’. C’est un terroriste. C’est deux terroristes, lui et Smotrich. Et bafouer ainsi le souvenir de Rabin, ça me désole ! »
(Les Israéliens n’aiment pas les terroristes…)
« Aujourd’hui ils parlent de libérer Yigal Amir. On sait pas d’où ça vient et quand arrive cette déclaration de libérer Yigal Amir mais c’est dans l’air » (Un chroniqueur équivalent de CNEWS a déclaré à la TV qu’il fallait libérer l’assassin de Rabin)
« Si on le libère lui pourquoi pas réhabiliter Baruch Goldstein ! » (Ça doit aussi trotter dans la tête du ministre Ben Gvir qui est un fan assumé et revendiqué du terroriste Baruch Goldstein)
« Ils ont tout un programme de 225 lois horribles, extrémistes qu’ils veulent faire passer ! J’essaye de me préserver aussi donc je ne lis pas tout »
« Moi j’ai toujours été Meretz (c’est la gauche Israélienne) mais maintenant y’a comme un voile opaque. Si je dis tout ça à un gars de droite il va m’envoyer paître.
Quel est le but d’un pays ? C’est de vivre heureux non ? »
« Je suis abusée. Oui c’est ça, abusée. Ce gouvernement abuse de son pouvoir pour abuser le peuple ! »
Avant de partir, Rakel me demande ce que je vais faire ensuite. « Je vais à Jérusalem. Visiter et puis aussi si j’arrive à parler à l’autre camp… » J’ajoute un peu innocent « t’en connais pas toi, de l’autre camp ? » Après tout le détail sur comment les gens ne se parlent plus et qu’il est impossible de respirer le même air que le camp d’en face, elle me sort un contact. « J’ai peut-être quelqu’un pour toi. Je lui parle plus depuis longtemps mais on va voir, je vais lui envoyer un message quand même voir s’il veut bien te rencontrer. A une époque il voulait fonder un nouveau parti…
– Et lui il est pour la réforme ?
Rakel explose de rire « je sais pas ! »
Cyril a répondu tout de suite, via WhatsApp. Il est d’accord pour me rencontrer…
Demain (enfin demain, tout à l’heure puisqu’au moment où j’écris ces lignes il est de nouveau 3h du matin) on allait à Jérusalem voir Gog et Magog. Et David mon ami anarcho-mystique. Et Cyril qui était (peut-être) de droite. Et les murs. Et peut être mon ami le soldat romain d’il y a deux mille ans
J’appréhende un peu.
Prochain épisode: 6- Si il y avait une constitution et qu’à Jérusalem il y avait la Mer