Ce sont les idées progressistes radicales qui sont en état de censure sociale dans ce pays. La victoire du retournement victimaire opéré par les réactionnaires et les fascistes en est un des symptômes.
Pendant des années, le public de Dieudonné avait cet étrange discours: revenant du Zénith ou d’un théâtre qui avait pignon sur rue, il nous traitait de censeurs en nous mettant en lien des vidéos de Dieudonné virales et vues des millions de fois.
A gauche, des centaines de textes et de commentaires défendaient sa liberté d’expression et l’infime minorité qui se positionnait contre ces défenses était traitée comme si elle avait le pouvoir du NKVD. En 2014, l’interdiction d’un de ses meetings sur des milliers, UN seul fut une affaire nationale où il eut le soutien de forces venues de l’ensemble du champ politique.
Dans ces mêmes années, le succès des thèses racistes, antiféministes, réactionnaires se matérialisa notamment par leur diffusion permanente à des heures de grande écoute et sur des médias très regardés. Dans les talk shows, sur les chaînes d’info en continu, Zemmour ne fut pas le seul à devenir ce qu’il faut bien appeler une star. On vit défiler des prêtres homophobes, des jeunes femmes contre l’IVG, des dénonciateurs du Grand Remplacement ou du Grand Ensauvagement comme Laurent Obertone. On vit, le soir de l’assassinat du jeune militant antifasciste Clément Méric, une invitation faite à Serge Ayoub sur une chaîne d’information, on invitait donc le néo-nazi qui avait formé les tueurs.
Outre leur modèle fasciste et réactionnaire, tous ces gens avaient la même rhétorique. Alors qu’ils étaient en phase de domination politique et culturelle, la moitié de leurs interventions consistait à dénoncer la censure, l’omerta, l’inquisition, la police de la pensée. Et à construire un discours parfaitement contraire au réel dont ils étaient pourtant la preuve, au moment même où ils s’exprimaient. Il n’étaient pas censurés, ils étaient omniprésents. Et ils utilisaient leur audience pour créer une réalité alternative où les antiracistes, les antifascistes, les féministes avaient pris le pouvoir.
Leur puissance de frappe a porté bien au delà de celles et ceux qui soutiennent leurs idées. Petit à petit à gauche, s’est développé une peur et parfois même une hostilité vis à vis des discours et des actions de celles et ceux qui refusaient, radicalement, cet état de fait. Et l’exprimaient notamment par des actions de perturbation de l’ordre normal des choses qui donnait le pouvoir du récit aux réactionnaires et aux fascistes.
Dans les années 90 et 2000, les manifestations devant des lieux où s’exprimaient des fascistes et des réactionnaires étaient parfaitement normales à gauche. Interrompre des projections, des meetings, des conférences était parfaitement anodin. Face aux dominations, les minorités ne pouvaient pas se contenter d’attendre qu’on leur donne la parole, et qu’on l’ôte aux réactionnaires ou aux fascistes, il fallait évidemment pour que la parole porte qu’elle soit aussi un acte, un engagement du corps qui bloque le fonctionnement “normal” de la société.
La victoire culturelle réactionnaire et fasciste a crée dans notre propre camp une peur de ces actions, une volonté de s’en dissocier pour ne pas être assimilé aux ” censeurs”. Et une reprise sans recul du récit de la domination. Une panique morale s’est emparée de nous. Un réflexe de honte par procuration devant celles et ceux qui incarnent nos idées.
La gauche politique, culturelle et intellectuelle a peur de ses propres militantEs, peur d’être soupçonnée de vouloir faire vivre ses idées.
Dès qu’une action concrète a lieu, désormais, émerge un discours de dissociation, toujours construit sur la même logique justificatrice. On est féministe, antiraciste, contre l’antisémitisme mais défendre nos idées autrement que par un discours là où on nous l’autorise ou en nous confrontant avec les réactionnaires et les fascistes est évidemment inacceptable. Ces défenses et ces dissociations ne font qu’une chose, cautionner le récit alternatif construit par les réactionnaires et les fascistes.
C’est exactement ce qui est en train de se produire avec l’affaire Polanski. Que se passe-t-il réellement ?
Roman Polanski a été reconnu coupable d’agression sexuelle sur une victime. De nombreuses victimes présumées se sont exprimées avec courage, après des années de silenciation évidente. Dénoncer un des plus célèbres cinéastes contemporains, c’est bouleverser sa propre vie une seconde fois après une agression sexuelle. En 2019, Polanski sort un film : ce film est récompensé, il est un succès en salle, aller ne pas ou aller le voir devient un enjeu du débat public. Dans ce débat, quelques actions féministes de perturbation sont organisées . Quelques séances sont bloquées et annulées, notamment dans des cinémas étiquetés « militants » où des camarades, par leur bruit et leur blocage posent, concrètement, une question : pourrait-on envisager un monde où un violeur reconnu et par ailleurs artiste verrait des salles de cinéma décider , sur leurs quelques salles, de choisir de diffuser un autre film que le sien ? Pourrait-on envisager que cette sanction sociale, une simple mésaventure, objectivement, comparée à ce que subissent les victimes de viol ou d’agression sexuelle fasse réfléchir d’autres agresseurs investis d’un statut social, d’un pouvoir hiérarchique, d’une aura intellectuelle ou artistique, ceux qui se disent qu’on peut agresser une femme, même mineure sans que cela ait de conséquences ?
Avant ces actions, les anti-féministes criaient déjà à l’inquisition, à la police de la pensée, à la toute puissance castratrice des féministes, on assassinait déjà Mozart et Dreyfus en même temps, simplement en rappelant le passé de Roman Polanski. A ce moment là, celles et ceux qui s’exprimaient , juste s’exprimaient, juste, prenaient la parole commettaient déjà une atteinte horrible à la culture et à la liberté d’expression. Dans le récit réactionnaire, la simple existence des féministes est le signe de leur victoire. Le seul féminisme acceptable est celui qui n’existe pas.
Mais finalement, des activistes décident d’exister pleinement. Leur mode d’action n’a absolument rien d’extraordinaire ou de particulièrement radical. La radicalité, terrible, violente aujourd’hui est du côté des réactionnaires : partout en Occident, des jeunes gens, les Incels sont tellement persuadés de la menace féministe qu’ils décident de les harceler, de les tabasser, voire de les tuer.
Ceci n’empêche pas que l’anti-féminisme soit, notamment en France, un vecteur de succès et d’ascension médiatique bien plus efficace que le féminisme. Des barbons comme Finkielkraut en font un de leur fond de commerce principal, et le rôle du monsieur d’avant, élégant, cultivé et grivois, ulcéré par le retour de l’ordre moral féministe lui garantit des invitations un peu partout. De jeunes femmes, comme Peggy Sastre ou Eugénie Bastié se sont construites une aura certaine en incarnant la femme qui combat les féministes .
Dans ce contexte général, évidemment, Polanski était défendu d’avance, une victime d’avance.
Et ce ne sont donc pas les actions « trop radicales » ou une prétendue censure qu’elles auraient générée qui change quoi que ce soit.
Sauf dans notre propre camp. Sauf chez des femmes et des hommes de gauche qui étaient et à juste titre occupés à dénoncer l’impunité des auteurs de viol ou d’agression sexuelle, et qui éprouvent désormais le besoin de dénoncer aussi certaines actions féministes.
Comme en de nombreuses autres occasions, les propagateurs du récit fasciste et réactionnaire réussissent à diviser et à semer le doute dans les rangs progressistes.
Ces dernières semaines et mois, ce ne fut pas la seule occurrence de ce type. Par exemple, la décision prise par une université et une chercheuse opposée à la PMA d’annuler une de ses conférences , suite à des protestations de groupes LGBT en amont a aussi été l’occasion de prises de distances à gauche au nom de la défense du « débat démocratique », de la lutte contre la censure .
Dans ce cas là aussi, le retournement victimaire était flagrant. Le refus de confrontation venait de la chercheuse concernée, et de l’université qui ne souhaitait pas donner une tribune contradictoire aux activistes LGBT. Contrairement à ces activistes, membres d’associations inconnues, au discours radical assez minoritaire, l’intellectuelle en question a micro ouvert un peu partout et elle est reconnue par ses pairs. A l’inverse, les personnes visées par la propagande anti-LGBT voient le nombre d’agressions se multiplier après chaque période où les réactionnaires ont une audience médiatique pour leurs thèses.
Revenir au réel, est-ce encore possible à gauche ? Les activistEs militantEs peuvent-elles encore trouver une place et une reconnaissance dans le discours des intellectuellEs, des artistEs , des universitairEs qui sont censées faire partie du même front qu’elles ? Est-il encore possible que ceux qui produisent le discours progressiste et en font métier, dans les universités,à la tribune des partis politiques , dans les revues intellectuelles et dans les médias, se placent sans réserves aux côtés de celles et ceux qui sont d’accord avec elles et eux ?
C’est une question importante à l’heure où le concept de « radicalisation » appliqué aux activistes progressistes n’est plus seulement une pensée théorique mais un outil au service de la stigmatisation et de la répression. Depuis quelques années, les actions symboliques comme le blocage d’une séance de cinéma ou la perturbation d’une conférence entraînent souvent des conséquences concrètes pour les militantEs, plaintes et garde à vues, procès et autres attaques épuisantes pour des mouvements de lutte souvent sans grands moyens. Lorsque la police intervient pour déloger des militantEs d’une salle de cinéma, la censure est celle des corps autant que des esprits.
Il est grand temps d’en prendre conscience. Cela ne signifie évidemment pas devenir activistE soi même , ni forcément partager les modes d’actions et la radicalité de certainEs. L’autrice de ces lignes est elle-même allée voir le film de Polanski, cédant à l’attrait d’une fiction sur un sujet qui la mobilise en tant que militantE. Elle aurait évidemment été emmerdée et en colère de se voir confrontée à des camaradEs la traitant de complice d’un violeur, et aurait marmonné dans sa barbe « Oui bon bah ça va , c’est pas un meeting de Dieudonné non plus ».
Dans sa barbe seulement. Car elle n’aurait pas eu la tentation auto-destructrice de conforter la ligne d’Alain Finkielkraut, le vieux barbon réactionnaire à qui sa haine des femmes libres et déterminées a même fait oublier qu’il était bien content de la prétendue « censure » contre les antisémites.