Suite à la commémoration de gauche radicale, organisée pour les quinze ans de l’assassinat d’Ilan Halimi, Lignes de Crêtes a été beaucoup questionné sur ses raisons de rédiger un appel séparé, au lieu de signer l’appel unitaire.
Je republie donc le texte que j’avais écrit pour Memorial 98 à l’occasion des dix ans de la mort d’Ilan. Texte qui revient sur ce qui s’est passé en 2006 et ensuite, sur le déni, la haine, le rejet qui ont prévalu dans les milieux radicaux. Avec mes camarades, nous ne sommes pas dans la rancœur, pas dans l’antagonisme de posture. Mais chat échaudé craint l’eau froide, et qui n’affronte pas son histoire est condamné à la revivre: depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, les cycles de l’antisémitisme et du négationnisme se succèdent dans nos rangs, à cause de tares idéologiques de fond. Après chaque crise, la pratique est de mettre le couvercle sur la marmite d’eau sale, de désigner quelques coupables, et de faire comme si rien ne s’était passé et que l’on était parfaitement légitime collectivement sur un sujet où, au minimum du minimum, une introspection honnête serait profitable à toutEs.
Nous espérons que ce temps viendra et avons été très émus de cet hommage à Ilan, enfin.
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« Croire qu’ils étaient mus par une idéologie antisémite articulée serait sans doute excessif. Eux aussi, comme pas mal de monde, étaient convaincus, à tort, que tous les juifs sont riches et qu’ils pourraient en tirer gros. Les préjugés de ce genre – avarice des Auvergnats, entêtement des Bretons, etc. – sont monnaie courante.”
Esther Benbassa, “Evitons l’emballement” 24 Février 2006
Il est des crimes racistes qui ont lieu dans l’indifférence, et c’est déjà grave. Lorsque c’est la gauche qui est indifférente, c’est encore plus grave.
Lors de l’assassinat d’Ilan Halimi, en 2006, il y eut pire que l’indifférence: le déni, la négation obstinée et persistante exprimée par tout un pan de la gauche radicale. Dans les années qui suivirent, le déni ne fut pas seulement un silence, mais au contraire une parole déchaînée et rageuse qui s’attaquait à toutes celles et ceux qui entendaient dénoncer et caractériser le crime antisémite.
Dix ans après la mort d’Ilan, se souvenir n’est pas seulement une question de vérité sur le passé : Ilan Halimi fut la première victime du retour de l’antisémitisme massif et meurtrier qui depuis a frappé à Toulouse et à Paris.
Un antisémitisme devenu banal dans une France où l’humoriste le plus populaire, celui dont les salles furent le plus remplies ces dernières années, Dieudonné, commença son activité politique au sein même de cette gauche radicale. Autour de lui, son principal allié Alain Soral fut membre actif du Parti Communiste et de Ginette Skandrani à Francesco Condemi, en passant par Jean Bricmont, nombre de ses compagnons de route furent aussi longtemps ceux de cette même gauche.
Dix ans après la mort d’Ilan Halimi, se souvenir n’est plus seulement l’affaire de la lutte spécifique contre l’antisémitisme. En réalité, bien que beaucoup s’acharnent à faire croire le contraire, c’est aussi une nécessité contre l’islamophobie et le racisme anti-arabes et anti-noirs. On assiste en effet aujourd’hui à l’expression d’une quasi-unanimité, à gauche comme à droite, pour confondre la montée du djihadisme et de l’intégrisme musulman et la montée de l’antisémitisme en France. Une quasi-unanimité pour oublier qu’en 2006, les principaux vecteurs de l’antisémitisme n’étaient pas de quelconques prêcheurs djihadistes, mais des pans entiers du champ politique français, dont une partie venue de la gauche altermondialiste et radicale, en sus de l’extrême-droite. Daech n’a pas tué Ilan Halimi, Daech ne pouvait pas soutenir Youssouf Fofana à son procès, car Daech n’existait pas en 2009. Dieudonné venu de la gauche antiraciste, lui, était bien là et l’une des avocates de Fofana, Isabelle Coutant Peyre était aussi celle du terroriste Carlos, figure d’un certain « anti-impérialisme », pas du tout inspiré de la lecture du Coran.
En 2006, quand Ilan Halimi meurt, Dieudonné a rejoint officiellement l’extrême-droite depuis à peine deux ans. Auparavant, en 2004 , il a été partie prenante d’une liste « antisioniste » radicale, Europalestine. Lui qui avait proféré publiquement ses première sorties ouvertement et violemment antisémites dès le début des années 2000, sera défendu par cette même partie de la gauche, après son sketch antisémite (“Israheil”) en 2003, dans « On ne peut pas plaire à tout le monde ». Même lorsqu’il rejoindra officiellement Alain Soral et Jean-Marie Le Pen, beaucoup d’analyses en feront « une victime du sionisme qui a pété les plombs ». Car le milieu des années 2000 est aussi celui de la thématique “antisioniste” à toutes les sauces, même les plus frelatées. Celle aussi de la « liberté d’expression » à tout prix. Ce sont les années, où, dans une partie de la gauche radicale, certes l’on ne peut plus défendre les propos de Dieudonné, mais où l’attaquer serait la marque de celles et ceux qui « font le jeu du système ». Dans ces années là et jusqu’à aujourd’hui, chaque maigre initiative contre Dieudonné continuera à être dénoncée comme une atteinte à la liberté d’expression. Même en 2014, lors de l’interdiction à une seule reprise d’un spectacle de Dieudonné, beaucoup d’associations antiracistes, beaucoup d’organisations de gauche éprouveront encore le besoin de marquer leur désaccord .
Et c’est d’abord cette analyse là qui va prédominer concernant Ilan Halimi, le déni, décliné en banalisation et en dépolitisation.
Esther Benbassa n’est pas la seule, en effet, à dire que l’antisémitisme qui a tué Ilan Halimi ne constituerait pas, au fond, la résurgence d’une idéologie politique construite, alimentée par des vecteurs militants conscients et organisés, mais un simple « stéréotype », s’auto-alimentant par on ne sait quelle génération spontanée. Elle n’est pas la seule à écarter l’antisémitisme du champ du combat antiraciste. Nous la citons spécifiquement parce qu’elle considérée comme une spécialiste de gauche de l’antisémitisme. Or, bien évidemment, si l’antisémitisme est, comme elle l’écrit, équivalent aux « préjugés contre les Auvergnats », alors il n’y a pas plus de nécessité à combattre l’un qu’à combattre l’autre. Chacun sait en effet que la vie des Auvergnats, de nos jours, n’est pas plus difficile que celle des Normands.
Et de fait, en 2006 ET dans les années qui vont suivre, on ne trouve pas trace du nom d’Ilan Halimi dans la quasi-totalité des publications et des initiatives antiracistes. Nous l’avons relevé en 2015, dans les suites de la tuerie antisémite de l’Hyper-Cacher.
En 2016, nombreuses sont d’ailleurs les organisations qui prétendront ne jamais avoir rien eu de commun avec quelque antisémitisme de gauche que ce soit, au motif qu’elles n’ont jamais rien dit de scandaleux sur l’assassinat d’Ilan Halimi ; nombreuses sont celles qui aujourd’hui déclarent se rallier à la lutte contre l’antisémitisme, comme si de rien n’était.
Mais justement il n’y a rien eu, et c’est cela l’archive. Ce silence assumé pendant des années et des années sur un crime antisémite atroce, relégué au rang de fait divers, hors du politique. Sur une victime qui n’a jamais eu son portrait ou son nom dans les manifestations antiracistes, jamais été citée dans les analyses sur la montée des actes racistes, jamais fait l’objet d’aucune commémoration. En ne disant rien, avec obstination et persévérance, beaucoup ont tout dit.
Dans le même temps pourtant, on parlait beaucoup d’autre chose. Par exemple de la fausse agression antisémite du RER D, largement commentée, et présentée pendant des années comme la preuve ultime de l’« utilisation de l’antisémitisme » par le pouvoir raciste.
Lorsqu’Ilan Halimi est tué, cette affaire du RER sera d’ailleurs un des principaux arguments censés inciter « à la prudence », c’est à dire à ne pas se mobiliser. Seulement, ce qu’oubliaient celles et ceux qui faisaient de cette non-mobilisation une forme de radicalité contre le pouvoir, c’est que la police elle-même avait refusé d’envisager la thèse d’un rapt motivé par l’antisémitisme, pendant toute la captivité d’Ilan Halimi.
La thèse du crime « uniquement crapuleux » constitue aussi, au départ la thèse policière, comme le dénonce la mère d’Ilan. Elle accuse les policiers de ne pas avoir tenu suffisamment compte du fait que son fils courait un danger particulier, parce que Juif. Et c’est cette thèse policière là qui sera abondamment reprise dans des milieux de gauche pour se taire et ne rien faire. Une thèse particulièrement absurde et abstraite : si les crimes racistes sont seulement les crimes motivés uniquement et exclusivement par le racisme, alors il n’y en pas beaucoup. Dans ce cas là, on peut exclure Hermann Goering des criminels de masse antisémites puisque le maréchal nazi se préoccupait tout autant de récupérer une fortune en œuvres d’art spoliées à des Juifs que de mettre en œuvre le génocide.
Bien sûr, les assassins d’Ilan Halimi voulaient aussi gagner de l’argent. Mais seuls eux savent, après avoir humilié et torturé à mort un homme sans que le motif financier ait nécessité ce degré de barbarie pour être satisfait, ce qui était déterminant pour eux, dans leur logique meurtrière : l’antisémitisme ou l’argent ?
Pour la lutte contre l’antisémitisme, cela n’importait pas. La suite l’a démontré: dans les années qui ont suivi, la contamination de la haine a crée des tueurs et des agresseurs qui n’avaient plus d’autre motif annexe. Seulement la haine du Juif.
Mais à cela aussi, une partie de la gauche radicale avait sa réponse : quand bien même, l’assassinat d’Ilan Halimi aurait été un crime antisémite, l’antiracisme aurait nécessité qu’on n’«en fasse pas trop », car la priorité était d’empêcher que le meurtre soit utilisé par les racistes.
Evidemment, cette préoccupation légitime existait, et existe encore plus aujourd’hui. Les vautours racistes se sont jetés sur la mort d’Ilan d’Halimi dès que l’affaire a été connue, et plus encore pendant les deux procès. Nous l‘avons dénoncé, sans que cela nous empêche de combattre en même temps l’antisémitisme, d’où qu’il vienne.
Effectivement, dès lors qu’un meurtre ou une agression antisémite est commise par des individus issus de l’immigration ou/et de culture musulmane, la meute raciste se jette sur l’occasion pour dire que c’est cette origine et cette religion qui sont la cause du meurtre et sa cause unique.
Mais de manière tout aussi évidente, combattre le racisme inhérent à cette thèse, c’est se mobiliser contre l’antisémitisme en montrant qu’il ne tient pas à l’origine des bourreaux.
Il n’y avait rien de plus simple concernant l’affaire Ilan Halimi et ses protagonistes : ils n’étaient pas tous issus de l’immigration, pas tous musulmans. Mais tous avaient grandi et vécu en France. Et en cette année 2006, où le flirt politique entre la mouvance antisémite menée par Dieudonné et le Front National éclatait au grand jour, il n’était pas bien difficile de faire le lien entre les racistes et les antisémites. Une partie de la gauche a choisi de reprendre les thèses essentialistes et identitaires, en prétendant que défendre la mémoire d’Ilan Halimi, c’était attaquer l’antiracisme.
L’injonction du silence devant l’antisémitisme dans notre propre camp, nous la connaissons donc bien.
Nous connaissons aussi les cycles du déni et ceux de l’unanimisme tronqué et hypocrite. Nous avons, pour certains, commencé à militer au milieu des années 1990, quand certains protagonistes de l’affaire Vieille Taupe et du soutien au négationniste Robert Faurisson étaient revenus sur la scène des mobilisations, en se proclamant « libertaires et d’ultra-gauche contre le négationnisme ». A cette époque, nous n’avions pas tous les outils pour saisir le mensonge qui nous était servi. On voulait dissimuler le fait que l’antisémitisme de gauche qui avait conduit à la collusion avec Robert Faurisson n’était pas le fait d’une « tromperie » du négationniste ou de la dérive de quelques individus mais bien un problème de fond. Et l’Histoire s’est alors bien répétée comme une tragédie aux fausses allures de farce : Dieudonné et Alain Soral, issus tous deux de la gauche, ont contaminé par leur propagande des millions de personnes, construisant un mouvement néo-nazi puissant , en ayant puisé leurs premières forces dans notre camp. Et à cause d’eux, Faurisson a pu être applaudi sur la scène du Zénith, dès 2008.
Dix ans après l’assassinat d’Ilan Halimi, son nom est désormais prononcé dans la gauche radicale. Prononcé et même pleuré, si l’on s’en tient aux apparences. Dix ans après l’assassinat d’Ilan Halimi, la dénonciation formelle de l’antisémitisme semble faire l’unanimité dans cette gauche.
Forcément, puisque nul ne peut plus dire, après les victimes de Toulouse, après celles de l’Hypercacher, que l’antisémitisme n’est qu’un « préjugé » diffus, et n’ayant rien à voir avec les autres racismes meurtriers. Personne ne peut plus dire, en France, que les personnes d’origine juive n’ont pas plus de problèmes que les Auvergnats.
Mais reconnaître les faits, parce qu’ils sont désespérément têtus, ce n’est pas forcément les combattre. C’est une chose de se réveiller après une bataille perdue, c’en est une autre de faire comme si on n’avait jamais dormi, ou pire combattu dans le camp adverse.
Aujourd’hui, il est trop tard pour ajouter brusquement et sans explications, le nom d’Ilan Halimi aux victimes du racisme que l’on commémore dans la gauche radicale. Dans notre camp, la seule commémoration honnête et constructive consisterait à expliquer pourquoi cela n’a pas été fait avant, ainsi qu’à reconnaître son silence, d’abord, et les mots et les actes insupportables, ensuite.
Il n’est pas nécessaire d’ailleurs, de remonter dix ans en arrière pour en trouver trace. Il y a encore moins de deux ans, en juin 2014, lorsque la mort de Clément Méric a été commémorée par une manifestation à laquelle nous avons participé, le mot antisémitisme ne figurait même pas dans l’appel unitaire, ce qui nous avait amenés à faire en plus, notre propre appel, qui rendait explicitement hommage à Ilan Halimi. Ainsi, plusieurs mois après la tuerie de Toulouse et du Musée juif de Bruxelles, voici ce que devait supporter un collectif de lutte contre le racisme ET l’antisémitisme. Il fallait signer un appel à la mémoire d’un jeune militant assassiné par l’extrême-droite, parce que le front antiraciste est évidemment nécessaire dans ces circonstances, et en même temps, être seuls à rappeler dans cette mobilisation, la mémoire d’une autre victime du racisme. Pendant qu’en tête de cortège, et après un meurtre commis pas des néo-nazis, une des banderoles proclamait comme priorité « la lutte contre le sionisme ».
Du passé faire table rase, ce n’est pas juste pousser la saleté sous le tapis, mais travailler à détruire les fondations de la haine raciste, même au sein du camp progressiste. Et ces fondations là ne se baladent pas dans l’éther de la pensée, elles engagent aussi celles et ceux qui, pendant des années, les ont construites.
Commémorer la mort d’Ilan Halimi, dix ans, après, c’est d’abord réfléchir à ce qui l’a rendue possible, à ce qui pourra empêcher d’autres morts. C’est comprendre comment de jeunes prolos, ont pu en plein cœur des années 2000, en France, assassiner un autre jeune homme parce qu’il était Juif, au nom d’idées qui auraient pu être au mot près celle d’un jeune nazi des années 30.
Commémorer, c’est reconnaître l’horreur: le fait que la mort atroce d’Ilan Halimi, bien loin de conduire à la répulsion devant les idées antisémites, a au contraire été suivie d’une décennie qui les a vu exploser.
Commémorer c’est comprendre l’horreur pour ne plus la répéter: l’horreur pour notre camp progressiste, que d’aucuns veulent oublier aujourd’hui en se réfugiant derrière la thèse d’un antisémitisme uniquement « islamiste », c’est que le principal vecteur politique de l’antisémitisme français ces dix dernières années, a été une mouvance politique composite, dont les leaders n’étaient pas issus d’un groupe néo-nazi, mais dérivaient en partie de la gauche antiraciste.
Commémorer la mort d’Ilan Halimi, aujourd’hui, pour le camp antiraciste, c’est se souvenir, que le même Dieudonné qui appelle dans ses vidéos à déterrer et à profaner le corps d’Ilan, fut un compagnon de route presque incontesté pendant des années, et même après des déclarations antisémites sans ambiguïté.
Commémorer, c’est prendre nos responsabilités de militants antiracistes. Nous prenons et disons la nôtre : malgré tous nos efforts, nous n’avons pas réussi à freiner l’antisémitisme dans notre propre camp. Ce n’était pas une option, c’était un impératif et une de nos raisons d’être, et nous mesurons tout le poids de cet échec.
Nous ne voulons pas le revivre, et commémorer c’est avant tout continuer la lutte. Contre l’antisémitisme d’où qu’il vienne, avec une responsabilité particulière lorsqu’il vient de notre propre camp. Il s’agit pour en extirper les racines, de les rendre visibles, surtout dans les moments où certains, en jetant quelques fleurs sur la tombe d’une victime décédée une décennie auparavant, voudraient à bon compte faire oublier leurs crachats passés.