L’époque avait envie de mettre des claques à la gauche. Même la gauche avait toujours envie de se mettre des claques à elle-même. Enfin à l’autre gauche. Vieille tradition de notre famille politique, on devenait de gauche d’abord contre une autre gauche, et on continuait . La social-démocratie contre l’extrême-gauche. La gauche raisonnable contre les foutus gauchistes. Naturellement, il y avait du fond derrière tout cela. Mais aussi des postures et des habitudes, dans le réel, finalement, les vies de gauche étaient faites de luttes et de projets contrariés entre gens de gauche, tout bêtement. Dans les périodes fastes, on se mettait des claques qui faisaient avancer. Dans les périodes terribles , à force de mettre des claques à l’Autre gauche, on se retrouvait par terre, de toute façon, effet boomerang de notre haine de nous-même, qui était aussi un manque de confiance en soi, devant la puissance apparemment éternelle de la droite et des fascistes.
Aussi bien, le social-démocrate de base, par exemple, méritait-il des claques ? Question cruciale quand on avait toujours voté à gauche et espéré à chaque fois non pas le Grand Soir, mais des avancées des matins d’après les élections. Question cruciale, quand des camarades d’extrême-gauche nous accusaient de tous les maux de la terre , et qu’on avait l’impression en les lisant, de faire partie d’un bloc immuable et inséparable, on était le frère siamois de Manuels Valls et point barre. Sur les réseaux sociaux, il était impossible d’expliquer sereinement qu’enfin, merde, aimer Léon Blum et s’être mobilisé contre les atrocités commises par la Russie contre les tchétchènes, et contre les tentatives génocidaires des fascistes serbes en ex-Yougoslavie ne revenait pas à être un islamophobe obsessionnel.
Je me souvenais pourtant d’une gauche social-démocrate encore ronflante au crépuscule des années 90, enfantée par la gauche antitotalitaire des années 70 et organiquement issue de la branche réformiste du PSU, universaliste sans avoir besoin de le souligner et héritière auto proclamée de Blum et de Mendès France. Ses figures tutélaires dans le champ politique s’appelaient Michel Rocard puis un peu plus tard Lionel Jospin. Une deuxième gauche ralliée au PS à partir de 1974 mais dissidente de la tutelle mitterrandiste et œuvrant dans la galaxie des courants minoritaires au sein du parti.
Son apogée dans l’expérience concrète du pouvoir à la tête des institutions de la Vème République, c’est bien sûr Michel Rocard appelé à Matignon par Mitterrand en 1988 puis Lionel Jospin par Chirac en 1997. Le RMI et la CMU, tout de même, avais-je envie de dire aux gauchistes qui affirmaient que les soc-dem étaient tous contre les droits sociaux et avaient tous popularisé le discours anti-assistés. Pas grand chose, le RMI et la CMU, et pourtant , les obsessions de l’extrême-droite, vingt ans après.
Depuis 2001 et le surgissement de chocs géopolitiques inédits matérialisés par les offensives djihadistes contre les Etats Unis, et de chocs économiques engendrés par la sphère financière mondiale, on assiste à une lente décadence de cette gauche avec la mise en échec des valeurs dont elle est porteuse et des notions qu’elle a fait émerger dans les champs de la politique sociale et économique ou des relations internationales. Ainsi d’un mélange spécifique de droit d’ingérence, de gouvernance éthique, de démocratie sociale et de partage du temps de travail salarié, mais également de tolérance multiculturelle et de promotion des dialogues confessionnels …
Le réveil des populismes de droite et d’un néo-conservatisme transcendant droite et gauche, forgé à la fois contre et à l’exemple du néo-conservatisme américain lui a porté les coups les plus significatifs.
Qui se souvient par exemple de Chevènement, Villepin et Le Pen se trouvant des mérites communs à dénoncer l’intervention irakienne de Bush Jr en invoquant les mânes de notre “vieux pays”, il ne se trouvait alors que quelques hurluberlus autour de Romain Goupil, André Glucksmann ou Bernard Henri Lévy pour dénoncer une pareille convergence à l’orée des années 2000.
Aujourd’hui, cette gauche défaillante, régionalisée puisque sans véritable postérité dans le champ électoral en dehors de la gestion de collectivités locales, un brin paternaliste avec les minorités, est misérable en intentions de vote et ne vaut même pas l’aumône d’un clin d’œil de Macron entièrement dévoué à déshabiller sa droite.
Sa sensibilité antitotalitaire trouve encore à s’exprimer dans la défense d’un modèle démocratique européen, investi concrètement dans les institutions de l’Union, et menacé aussi bien par les blocs autoritaires de la Russie ou de la Chine que par les courants nationalistes et xénophobes au sein des pays membres.
Hollande aurait pu la ranimer au soutien de la révolution syrienne mais isolationnisme anglo américain et souverainisme français ont anéanti l’espoir d’un engagement armé contre Bachar et conforté le camp illibéral autour de la Russie mais aussi pour un temps et jusqu’aux bombardements alliés, l’Etat islamique en Irak et au levant.
Aujourd’hui dans le champ de la gauche, LFI et le PCF déroulent leur catéchisme souverainiste et pro russe par tropisme anti-atlantiste, le Printemps Républicain roule pour Macron et lui fournit son kit idéologique conservateur, identitaire et islamophobe sous couvert de républicanisme des origines.
Et aujourd’hui, on distribue toujours volontiers des gifles à la gauche social-démocrate imparfaite et moribonde, à l’unisson de ses adversaires de toujours. Hors sol, détachée des classes populaires, égarée dans des lubies mondialistes… Le discours est connu, pas moins efficace pour autant.
Mais quelle est son implication réelle dans les dérives actuelles les plus visibles, résurgence du nationalisme, désinhibition verbale et physique de l’islamophobie, contrôle autoritaire de l’Etat et dissolution des associations de soutien au sein de la communauté musulmane, bataille idéologique autour de la laïcité ? Quelle est sa responsabilité en dehors d’avoir perdu des batailles, jusqu’à l’ultime retraite contrainte de Jean-Louis Bianco à la tête de l’Observatoire de la Laïcité ?… Sera-t-il possible d’enrayer sans elle une alternance entre le Macronisme et l’extrême droite ?… De continuer d’ancrer le projet d’une Europe plus démocratique ?
Une menace de conflit majeur encore peu documentée au cœur de l’Europe résume à elle seule les enjeux du réveil des nationalismes et des courants souverainistes et xénophobes sur le continent face auquel la gauche semble impuissante. Cette menace pourrait faire office de tempête parfaite tellement elle mobilise et intrique les éléments du passé historique, les pressions extérieures sur l’Union Européenne appuyées par les partis xénophobes tels que le Rassemblement National ou Fratelli d’Italia et la faiblesse de la gauche libérale notamment en France.
Cette menace, c’est la résurgence possible de la guerre ethno religieuse dans les Balkans. Principalement en Bosnie Herzégovine. La minorité serbe guidée par Milorad Dodik et chauffée à blanc par Poutine fourbit de nouveau ses armes autour des zones musulmanes.
Les accords de Dayton qui ont mis un terme à la première guerre de Bosnie en 1995 et consacré la paix imposée par l’Occident entre les communautés au sein d’un territoire partagé sont chaque jour plus menacés par les desseins séparatistes serbes.
Face à cela, en France, le prochain Président et son gouvernement devront composer avec des courants pro serbes et germanophobes résiduels parmi les technos du Quai d’Orsay mais aussi et surtout dans les mouvements politiques nationalistes déjà cités.
La stratégie de long terme de ces courants, par la dénonciation des intérêts nationaux divergents au sein de l’Europe et la fidélité à l’Histoire des peuples, vise à l’affaiblissement de l’Union Européenne née de Maastricht, décrite comme inféodée à l’Allemagne, et d’autres institutions transnationales dont la CEDH.
Cette stratégie épouse les desseins anti européens de la Russie et une nouvelle guerre dans les Balkans à quelques heures de Paris lui offrirait un levier inespéré.
L’EI lui-même aurait peut être la bonne idée de participer à la curée, comme en Afghanistan, puisque la croisade naissante est chrétienne orthodoxe et Sarajevo serait la Jérusalem à défendre.
Les mouvements identitaires français qui se sont échauffés avec le Haut Karabagh l’année dernière (catholiques réactionnaires, extrême droite, loups gris, jeunes Arméniens) ne seront pas en reste. Ils sauront mobiliser les candidats au combat dans une possible resucée du cauchemar syrien.
Qu’est ce qu’il adviendrait du paysage politique français dans un tel contexte ?
On aura peut être alors bien besoin de la gauche des valeurs anti totalitaires et libérales dans ce pays pour administrer quelques gifles salutaires.