C’était devenu à peu près le même scénario à chaque fois.
L’antifascisme était sujet de risée absolue de partout pendant quatre ans, après chaque élection présidentielle.
Le nouveau président, à peine installé au palais, regardait la même étude d’opinion que son prédécesseur. Les faits étaient là, beaucoup de Français se sentaient d’extrême-droite. Et c’était ceux qui n’avaient pas voté pour lui. Bon, il était passé quand même à cause du barrage de ces connards d’antifascistes.
Oui, le président appelait les antifascistes des « connards », en son for intérieur. Comme son prédécesseur, il venait de la gauche. Et son électorat initial était vraiment insupportable. Tu parles d’un socle, des bouches insatiables, oui. Depuis 81, c’était la même chose « Oui vous ne tenez pas vos promesses ». Évidemment, tu crois qu’on va donner le droit de vote aux étrangers, régulariser tous les sans-papiers, abroger les discriminations, et reloger les Roms ? Tous les élus raisonnables de gauche devaient supporter des électeurs comme ça, ^persuadés de vivre au pays des Bisounours. Des espèces d’illuminés qui se croyaient dans un roman de Victor Hugo, des Jean Valjean à la petite semaine « oui mais c’est pô juste ». Bah oui, se disait le nouveau président, évidemment que c’est pas juste, mais on est au 21ème siècle, ça a toujours tourné comme ça, enfin.
Mais bon, la campagne était finie et il en avait fini aussi, des sourires aux connards. Il n’avait pas pu se passer des connards antifascistes, ça avait été ça le plus dur. Exactement comme l’autre d’avant, d’ailleurs. Pourtant il avait été audacieux, par rapport à son prédécesseur, d’emblée , il avait dit « Ah non , moi « gauche » ce mot m’emmerde profondément, je vais abandonner ». Bon, son rival de gauche radicale l’avait bien abandonné aussi, de toute façon, ce mot à emmerdes.
Mais abandonner le mot, c’était une chose, se passer des voix des connards antifascistes, c’était un risque un peu trop grand. Courageux mais pas téméraire. Alors il avait souri, dit des trucs complètement absurdes, comme “Moi je serai un libéral politique, je vais arrêter de taper sur les musulmans et de me servir des lois liberticides pour écraser mes opposants.”
Ce qu’il fallait pas raconter comme sottises. Cela avait été extrêmement humiliant, pour un mec de son standing. Ne pas taper sur les musulmans ? Mais enfin, on était en France, quand même, le danger migratoire et des banlieues zislamistes, c’était le truc fédérateur, depuis…oh là là, peut-être qu’il y avait eu un minuscule intermède après la guerre d’Algérie mais c’était loin.
Sinon, et bien c’était un élément clé de l’exercice du pouvoir. Comme le défilé du 14 juillet. Certes à certaines époques, la chose n’était pas aussi évidente et essentielle, juste présente. Mais depuis le début des années 80, et bien toute une partie du pays était raciste.
Oui, en théorie, on pouvait regretter cette stratégie un peu casse gueule prise à l’époque, la tactique de la boule de neige. Confronté à la montée d’un parti d’extrême-droite, la gauche n’avait qu’à rouler sur ses plate bandes, et lui prendre un peu de neige pour faire grossir sa boule. Faire une petite loi anti-immigrés, puis jouer un tout petit peu sur le sentiment d’insécurité, puis diaboliser un tout petit peu les jeunes issus de l’immigration, puis agiter un tout petit peu de drapeaux français en jurant qu’il n’y en avait point de plus beau. Bon malheureusement, la boule de neige avait bien grossi, mais à la fin, elle ne votait pas pour la gauche et même la gauche se la prenait en pleine face.
Mais ce qui était fait était fait.
Le Président, lui, n’en avait rien à foutre des musulmans, à titre personnel, par exemple. Franchement rien, il avait de très bons amis musulmans, pour certains beaucoup plus amusants que ses Ministres de l’Intérieur et certains députés qu’il avait raflés à droite, et qui étaient vraiment du genre obsessionnels pathologiques à vous gâcher les dîners à l’Élysée, avec leurs histoires d’interdire le rayon halal à Leclerc.
Mais bon realpolitik. Le Président voulait être un Grand. Au côté des Grands. Par exemple, Trump et Poutine sur lesquels il s’était jeté immédiatement après son élection et fuck les connards d’antifascistes. Invitations à Versailles, le Président aimait bien Versailles, quoi qu’on en dise c’était grisant de se vivre comme le successeur de Louis XIV, n’importe qui élu à sa place aurait éprouvé le même sentiment. Voilà comment il voyait les racines de la France, la longue lignée des dirigeants, se succédant dans la Galerie des Glaces pour recevoir d’autres chefs d’état. Louis XIV, et puis lui , et quelques autres entre les deux.Maurras avait écrit de belles choses là dessus, tout de même, plus que Hugo qui parlait toujours des pauvres, c’était d’un glauque.
Poutine, Trump, Lui. Grisant. Dans tous les domaines ces quatre années avaient été grisantes. Plus que n’importe quel autre venu de la gauche avant lui, il avait pu être exactement de droite comme il le souhaitait. Tout jouait pour lui : la situation internationale, la montée des tyrans un peu partout, on avait toujours l’air moins de droite que le président polonais ou hongrois, rien qu’en Europe.
Et puis l’état d’urgence, ce magnifique outil de la cinquième République, si peu usé en soixante ans d’existence à cause du fâcheux précédent de la guerre d’Algérie. L’état d’urgence avait eu mauvaise presse un temps.
Ce temps était fini. L’état d’urgence avait été banalisé après les attentats terroristes. Évidemment, on n’avait jamais su, si vraiment, c’était la solution pour éviter des attentats. Mais en tout cas, il était resté un an et demi, puis on l’avait fait entrer dans la loi. Et le Président avait cela, et il voyait cela comme « l’État est à moi ». Et ces quatre années avaient été merveilleuses à ce niveau là. La main de fer dans un gant de fer, même les manifestations Bastille Nation, pourquoi les tolérer quand on n’est pas obligé et qu’on peut les interdire ou terroriser les manifestants ?
C’était un président avec une majorité. Qui ne cessait de lui rappeler que la majorité était faite pour s’en servir. La majorité était une ivresse collective. Pendant quatre ans, les amis du Président avaient insisté à chaque instant, TOUT pouvait passer. Rien à faire des oppositions diverses et variées, les syndicats, les associations, les antiracistes, les retraités modestes, les profs, les jeunes en colère, ces connards qui auraient du monter une boîte. On avait enterré la gauche, on n’allait pas se priver. De toute façon la France était de droite, détestait les musulmans, les féministes, les jeunes, les vegan, les écologistes et les réfugiés. Toutes les études d’opinion le démontraient, et le Président en avait un paquet à portée dès qu’il avait un petit doute. Il était impopulaire mais la gauche l’était encore plus et les immigrés n’en parlons pas. Et les connards d’antifascistes, alors là…
Le seul souci, c’est que ces quatre années avaient passé très vite. Et il y avait un tout petit problème. Tout petit. Pour une raison totalement incompréhensible, les lepénistes préféraient toujours Le Pen.
Enfin c’était incompréhensible pour le Président et ses amis seulement. Ils avaient, comment dire, un petit soupçon de morgue qui leur faisait regarder les gens de haut. Pour eux le mec qui votait RN le faisait pour qu’on tape sur les noirs et les arabes. Donc, il suffisait de le faire, après avoir été élu par les gens qui ne voulaient pas qu’on le fasse et hop, on récupérait les imbéciles obsessionnels du Rassemblement National.
Mais les millions de gens racistes qui votaient Rassemblement National ne voyaient pas les choses comme ça. Un, ils votaient Rassemblement National, parce qu’ils y croyaient. Deux, ils avaient quand même bien remarqué que leur vote donnait des résultats, même quand leur candidate ne gagnait pas. Les autres candidats réalisaient le programme du RN pour leur faire plaisir.
Intention louable. Mais enfin, se disait fort intelligemment l’électeur du RN, si on ne vote plus RN , pourquoi ces gens qui sont tout de même des opportunistes finis qui se prétendaient de gauche au départ, continueraient-ils à nous flatter et à nous céder ce qu’on veut ?
Aussi bien un an avant chaque élection , les électeurs du RN annonçaient-ils qu’ils allaient voter comme d’habitude, SAUF peut-être si le Président tapait encore un peu plus sur les immigrés, les jeunes, les musulmans, les féministes et les végétariens . Pourquoi les végétariens ? Oh, en référence à une vieille blague.
Le Président ne rigolait plus, lui. Il était légèrement inquiet. C’était limite 50/50 cette fois. A force d’exciter les gens à détester les musulmans, des gens qui les détestaient moyennement, sans trop y penser, les détestaient avec ardeur. De plus, une partie de ces gens ne voteraient jamais pour lui, parce qu’en sus d’être racistes, ils étaient également employés, chômeurs ou précaires, et ils avaient vu leur retraite et leur fameux pouvoir d’achat fondre au soleil, ils étaient allés manifester et ils s’étaient pris des coups en pleine figure comme de vulgaires arabes et ça les avait un peu braqués. Bref, le parti d’extrême-droite avait sa chance , et ce qui dérangeait le Président c’était pas « extrême-droite », mais « avoir sa chance »
Alors, finalement, le temps était revenu. Celui des connards d’antifascistes à aller chercher, au moins une petite partie, histoire de garder de l’avance . Il fallait remettre ces abrutis de castors au travail. Ça avait bien marché la première fois, non ? Et puis ces gens là étaient vraiment cons, des bisounours de base, tu leur faisais « Bouh Hitler » hop, sérieusement, ils votaient pour toi. Ils croyaient à leurs idées à la con, ils n’avaient vraiment pas oublié la deuxième guerre mondiale, et même pas le 6 février 34. Les connards de gauche, quoi. A qui le président et ses amis avaient dit pendant quatre ans, « Va voir chez ta mère si Léon Blum y est, on t’attend, on est plongés dans Maurras ».
Nous autres, castors étions effectivement des petites bêtes courageuses et peu susceptibles. On ne pouvait plus compter nos dimanches à faire barrage gratuitement, ni nos lundis à voir le nouveau propriétaire de notre barrage, le démolir d’emblée, en se foutant de nous. Mais on y retournait la fois d’après, on était des castors de l’espèce bisounours à bonne mémoire, effectivement. Celle de Vichy, celle de Papon, vraiment on se souvenait de cela, la chute de la République et ce que ça avait donné ensuite, on était surannés au point de dire, sous la moquerie générale « Plus jamais cela » au Rassemblement National.
Mais ces dernières années, on avait bien été obligés de se souvenir d’un autre Papon. Celui qui était revenu sans Vichy, préfet en pleine guerre d’Algérie. On connaissait beaucoup d’histoires, nous les castors, à force de nous les raconter en construisant des barrages. On savait qu’à un moment, les fascistes pouvaient revenir autrement . Et être là, en pleine République. En plein état d’urgence.
En général, ça arrivait quand d’anciens dirigeants de gauche commençaient tout le temps à répéter connards d’antifascistes et à les étouffer sous les lacrymo, ou à leur crever les yeux en les poussant dans des bouches de métro, pendant un long état d’urgence permanent.
Pendant que le Président râlait dans son bureau et ordonnait à une de ses Ministres tirée au sort d’aller se ridiculiser en disant le mot gauche dans les journaux, pendant que ses amis nous hurlaient dessus, en mode « Dites donc les connards antifascistes, entre deux coups de matraques et trois volées d’insultes, on en profite pour vous rappeler qu’il va falloir travailler le dimanche et nous faire un beau barrage, oubliez pas, No Pasaran, abrutis d’islamo-gauchistes », nous les castors, un peu fatigués et terrifiés, on se disait comme ça « Quitte à finir dans la Seine, autant passer avant un dimanche à la piscine , pour une fois ».
Oui, nous les castors, on en était là. Et ce n’était pas à nous de faire le premier pas. On n’allait pas se jeter à la Seine tous seuls, en l’État.