(la première partie de cette série sur le souverainisme est à retrouver ici)
Après les élections présidentielles de 2022 et un second scénario-catastrophe Macron-Le Pen, et pour continuer d’intenses débats amorcés au milieu des années 2010 à gauche, il paraît nécessaire de s’intéresser au concept politique de souverainisme. En effet, à l’aune des crises économiques, sanitaires et écologiques du temps, celui-ci fait un retour fracassant dans les discours politiques et se retrouve au centre des débats dans de nombreuses organisations militantes.
Après avoir défini le souverainisme, dressé un historique du concept en France et insisté sur les raisons de son attrait actuel à gauche, nous explorerons dans le présent article les raisons pour lesquelles cette voie stratégique s’avère être une impasse pour les projets socialistes, en nous attachant à critiquer la manière dont cette idée souverainiste est comprise à gauche.
Références et expériences souverainistes de la gauche française
Le souverainisme tel qu’il est envisagé à gauche en France est en théorie bien différent du souverainisme classique, issu de la droite et des mouvements conservateurs. Cela explique en partie son attrait auprès d’une partie des socialistes, des communistes et même de certains libertaires.
Un souverainiste de gauche considérera que pour reconstruire l’État social savamment démantelé ces dernières décennies par les néo-libéraux, un retour au cadre de l’État-nation et une lutte acharnée contre l’Union européenne sont deux éléments nécessaires et indissociables. Si l’on considère le monde comme une poupée russe, il est vrai que plus l’échelon politique se rapetisse, plus le contrôle des élus, l’organisation de contre-pouvoirs et les prises de décision collectives sont aisés. Face aux échecs répétés du fédéralisme européen à produire un cadre démocratique sain et égalitaire, il peut paraître logique de souhaiter revenir à un cadre politique plus restreint, afin de rejouer le passé, de remettre les pieds sur terre.
Conceptuellement, le souverainisme de gauche est souvent compris comme synonyme de la souveraineté populaire selon Jean-Jacques Rousseau, c’est-à-dire comme un pouvoir émanant du peuple qui élit ses représentants. Outre la Résistance et la figure du général de Gaulle, la gauche souverainiste française aime rappeler les origines révolutionnaires de l’idée nationale et prône le retour aux fondamentaux républicains : séparation des pouvoirs, suffrage universel, parlementarisme. Sa vision de l’Histoire est celle d’une Révolution inachevée. Elle croit dur comme fer à la social-démocratie telle qu’elle a existé jusqu’à nos jours, et explique systématiquement ses défaites par des agissements occultes de superstructures opaques. Toutefois, les souverainistes de gauche les plus radicaux tenteront de dépasser les expériences politiques sociales-démocrates en prônant leur dépassement par des outils comme la démocratie directe.
Dans tous les cas de figure, on voit que la souveraineté populaire désigne le pouvoir du peuple, par le peuple, pour le peuple : elle est donc une manière alternative de parler de démocratie. Cela nous amène à nous poser la question de l’intérêt philosophique – et même stratégique – de ce glissement sémantique : en effet, pourquoi abandonner le concept de démocratie, plus large et surtout plus compatible avec tous les échelons de pouvoir ? Pourquoi restreindre le pouvoir du peuple au cadre de l’État plutôt que de faire vivre l’idée socialiste à tous les échelons, par le débat démocratique ? Plus qu’un glissement sémantique, il s’agit ici d’un changement de culture politique à noter.
Le souverainisme de gauche est une construction politique en rupture avec toute la tradition du mouvement ouvrier du XXe siècle. C’est pourquoi les acteurs de ce camp politique ont régulièrement besoin de falsifier l’Histoire. Ils mobilisent des symboles, des luttes et des figures grâce auxquels il est possible de fabriquer une dialectique à même de convaincre. Et pour paraître rester à gauche, rien de mieux que d’utiliser des figures ou des thématiques internationales.
Au sein de la gauche souverainiste, l’une des figures les plus populaires et les plus citées est l’activiste anti-impérialiste Thomas Sankara, qui fut chef de l’État burkinabé de 1983 à 1987. Souvent comparé à d’autres héros révolutionnaires comme Che Guevara, Thomas Sankara est devenu avec le temps un personnage mythique au sujet duquel courent de nombreuses rumeurs, notamment en lien avec son assassinat qui aurait été en partie commandité par François Mitterrand.
Après une jeunesse influencée par les valeurs de l’armée et du christianisme, Sankara s’engage dans des études militaires. Le Burkina-Faso s’appelle alors la Haute-Volta et fait partie de l’Afrique occidentale française (AOF). C’est une colonie depuis 1919.
Durant ses études, Thomas Sankara est vite en contact avec la pensée communiste. Spectateur enjoué de la révolution malgache de 1972, il commence à mûrir le projet d’une révolution démocratique et populaire pour son pays. A la fin des années 1970, il se lance en politique et devient vite un personnage public important. En 1980, un coup d’État a lieu au Burkina-Faso, coup d’État auquel il ne participe pas mais auquel il ne s’oppose pas publiquement.
En 1981, alors qu’il est très populaire, il est nommé Ministre de l’information. Son prestige se renforce alors qu’il démissionne du gouvernement, réagissant à la suppression du droit de grève décidée par le colonel Saye Zerbo, alors chef de l’état burkinabé. Selon certaines sources, le coup d’État aurait été préparé pour installer Sankara à la tête d’une révolution, ce que celui-ci aurait refusé au dernier moment.
Cependant, la révolution vint, et Sankara devint chef de l’État. Immédiatement, il met en place une série de réformes sociales, démocratiques et écologiques. Parmi celles-ci, on peut noter une réforme d’émancipation nationale, un programme de lutte contre la corruption, une politique en faveur des femmes (fin de l’excision, limitation des mariages forcés…), une politique sociale active et des travaux pour limiter l’avancée du désert sur les terres arables.
Ces réformes sont indéniablement progressistes, mais elles se font à marche forcée, y compris par la répression de certains opposants politiques et de certains syndicats. En effet, Thomas Sankara, de par sa culture militaire, est un chef d’État autoritaire.
Parmi d’autres personnalités non-alignées de l’époque comme Mouammar Khadafi ou le maréchal Tito, Sankara est une figure souvent citée comme référence par les souverainistes de gauche français. Néanmoins, il faut rappeler que sa lutte pour l’indépendance du Burkina-Faso se fait avant tout contre la France, alors état colonisateur. Il n’est donc pas possible de qualifier ses thèses de souverainistes : ces dernières s’inscrivent davantage dans un projet de socialisme d’État démocratique et anti-colonialiste.
La référence récurrente à Sankara dans les cercles souverainistes ne se contente pas de surfer sur l’aura d’un chef d’État africain à la fois progressiste et autoritaire. Elle a aussi une fonction argumentative : tenter une comparaison entre la lutte contre la colonisation européenne en Afrique et la lutte des peuples contre l’Union européenne. Il va sans dire que cette analogie est aussi impossible qu’indécente.
On trouve une utilisation semblable dans certains cercles souverainistes de la figure de Hugo Chavez ou de celle du non-aligné Josip Broz Tito, président de la République fédérative socialiste de Yougoslavie de 1953 à 1980. L’action politique de ce dernier chef d’État est souvent mentionnée comme un exemple à suivre, notamment au sein du mouvement nationaliste République souveraine lancé en 2019 par Georges Kuzmanovic, ancien conseiller international de Jean-Luc Mélenchon.
Le conflit israélo-palestinien est également une référence utilisée dans les débats souverainistes, de gauche ou de droite cette fois-ci. A la clé, en fonction du camp que l’on entend camper, on trouve tantôt un antisémitisme plus ou moins latent, tantôt une haine des musulmans à divers degrés. Au sein de la gauche « patriote » et dans les milieux rouges-bruns, l’instrumentalisation des Palestiniens à des fins argumentatives est monnaie courante. Ces dernières années, on a pu lire et entendre de nombreuses fois des débatteurs expliquer à leur interlocuteur qu’ils avaient raison de lutter pour l’indépendance du peuple palestinien, mais que la cohérence voudrait que les Français eux aussi puissent revendiquer leur indépendance nationale vis-à-vis de l’Union européenne. Cette technique argumentative vise à enfermer le contradicteur dans une vision du monde où la Nation prédomine. Elle repose encore une fois sur des comparaisons historiques fallacieuses, et elle connaît bien des variantes.
Le cas Mélenchon
En 2008, le Parti socialiste, qui n’a jamais refermé la « parenthèse libérale » ouverte en 1983, est une formation politique encore majoritaire à gauche mais dépourvue de doctrine autre que l’air du temps. Jean-Luc Mélenchon, constatant la droitisation continue du PS, quitte son parti et fonde le Parti de Gauche.
Très tôt, Mélenchon et son équipe mettent en place une nouvelle stratégie de conquête électorale inspirée par les thèses populistes sud-américaines d’Ernesto Laclau et de Chantal Mouffe. Cependant, en 2012, la première campagne présidentielle de Mélenchon est celle d’une opposition de gauche à la candidature PS de François Hollande, autant qu’une opposition franche aux thèses du Front national, alors renforcé par cinq ans de sarkozysme. Regroupé avec les communistes et de nombreuses autres formations politiques sous la bannière « Front de Gauche », le Parti de Gauche, par l’intermédiaire de son leader, porte alors un discours socialiste offensif et réactualisé, dégagé de certaines vieilles références, avec l’ambition d’en découdre avec son propre camp mais surtout avec une droite de plus en plus décomplexée. A l’issue de cette campagne, Jean-Luc Mélenchon termine en quatrième position avec 11% des suffrages : cela le place comme la principale opposition de gauche à François Hollande pour cinq ans.
Mélenchon est un bon client des journaux, de la radio et de la télévision : entre 2012 et 2017, omniprésent dans les médias grand public, il jouit d’une audience très importante et d’une place privilégiée, car la politique menée par Hollande déçoit vite à gauche. Or, au fil du temps, le représentant du Parti de Gauche semble abandonner le projet de reconstruire la gauche sur des bases marxistes au profit d’une lecture souverainiste de la situation française. Pour les européennes de 2014, par exemple, le PG mène campagne sur le thème de la sortie de l’euro. En parallèle, Mélenchon porte le projet d’une nouvelle constituante qui mettrait fin à la Ve république, et tente de phagocyter des cadres d’EELV et de la gauche du PS, ce qui ne fonctionne pas.
En février 2016, Jean-Luc Mélenchon se déclare candidat à l’élection présidentielle de 2017 sous l’étiquette La France insoumise. L’annonce est un tournant politique majeur, car les ballons d’essai souverainistes développés durant le quinquennat Hollande deviennent l’orientation principale du mouvement. Dans ce cadre, Mélenchon tente de développer un discours se situant hors des clivages politiques traditionnels et hors parti.
La France insoumise se met alors à développer une campagne tonitruante autour du programme L’avenir en commun et la personnalité de son leader, notamment en utilisant efficacement Internet et les réseaux sociaux. C’est dans ce cadre que le discours souverainiste de gauche voulu par le PG s’affirme : le thème politique du « protectionnisme solidaire » apparaît en même temps que la critique des traités de l’Union européenne ; un discours patriote aux accents gaulliens est mobilisé ; durant les meetings, la Marseillaise se met à côtoyer l’Internationale, et des manifestations de soutien avec distribution de drapeaux français ont lieu.
Dans le sillage de cette stratégie apparaissent des thématiques ancrées à droite. La France insoumise n’hésite pas à développer un discours sécuritaire, et le candidat Mélenchon se lance dans des diatribes anti-immigration (on se souvient notamment de la petite phrase sur les « travailleurs détachés qui volent le pain des Français »), avec l’idée de draguer l’électorat du FN ainsi que les électeurs de la droite sociale et les souverainistes.
La campagne 2017 de Mélenchon représente à la fois l’apogée du « moment souverainiste » de la gauche et son déclin. La France insoumise engrange les soutiens en fermant les yeux, attirant vers elle des conspirationnistes, des rouges-bruns et même quelques fascistes. En marge de la campagne se structurent des médias de soutien, des chaînes YouTube, des mouvements groupusculaires qui commencent à réclamer un « socialisme conservateur » pour la France. Bien vite, il apparaît que nombre de ces initiatives sont menées par des individus bien plus préoccupés par leur petite carrière que par le bien commun. On pense par exemple à Tatiana Ventôse, ex-membre du PG devenue une entrepreneuse idéologique nationaliste, ou encore à Georges Kuzmanovic et sa petite secte rouge-brune baptisée République souveraine.
Juste avant, sur fond d’écroulement du Parti socialiste, la gauche s’est déchirée, une lutte idéologique s’est engagée entre plusieurs lectures du monde, lutte symbolisée par les clivages visibles en 2016 à Nuit Debout, dans le sillage du mouvement contre la Loi El Khomri. La politique néo-libérale menée par le PS, mais aussi la fusion conservatrice de 2013-2014 autour de la question du mariage homosexuel expliquent en grande partie les troubles idéologiques de ce moment politique et la droitisation générale de la société.
Depuis lors, après avoir contribué à transformer son camp politique en un champ de ruines, Mélenchon effectue des propositions politiques qui semblent se recentrer à gauche, comme l’ont montré la campagne présidentielle de 2022 et le succès relatif de la NUPES aux législatives.
Triangulation politique et marketing de la confusion
Le terme « confusionnisme », malgré un côté fourre-tout et imprécis, décrit assez correctement le monde politique dans lequel nous vivons aujourd’hui. Sous l’impulsion des nouveaux médias et des réseaux sociaux, nos pensées, si elles n’ont pas changé de nature, se sont précisées, renforcées, entrechoquées. Durant deux décennies, ces espaces numériques ont été le champ de bataille de diverses propagandes s’affrontant – et parfois se mélangeant – pour le leadership sur nos cerveaux.
Parallèlement à ces évolutions sociétales, les cadres politiques ont commencé à jouer des mesures sur le même tempo. Ainsi, l’élection présidentielle de 2017 a été un moment politique marqué par le mélange des genres. La triangulation politique – c’est-à-dire le fait pour un candidat à une élection d’utiliser simultanément des thématiques progressistes, conservatrices et réactionnaires pour séduire un maximum d’électeurs – a été le fait d’au moins trois candidats : Emmanuel Macron, Marine Le Pen et Jean-Luc Mélenchon. Ces trois candidats ont capitalisé chacun à leur manière sur la fin des idéologies solides, et cela a payé puisque Macron et Le Pen se sont retrouvés au second tour en utilisant chacun un registre de discours antisystème. Mélenchon, lui, a terminé quatrième mais premier candidat de gauche, loin devant ses rivaux, mais juste derrière François Fillon, le candidat officiel de la droite dure.
Dans ce contexte brumeux, les idéologies « ni droite ni gauche », et en particulier le souverainisme, prospèrent. Le refus du clivage gauche-droite, qui n’était que du marketing politique en 2017, est en train de devenir un automatisme, une pensée structurante pour le réel et son appréhension. Les frontières politiques traditionnelles sont gommées et la population ne dispose plus de grille de lecture claire pour comprendre les rapports de force du monde social et les enjeux de lutte divers et variés. Pour fédérer un peuple, reste alors le drapeau, la Nation et le patriotisme, disent les souverainistes de gauche comme de droite.
Néanmoins, ce phénomène de brouillage des frontières, s’il s’est concrétisé radicalement dans les urnes en 2017, n’est pas tout à fait nouveau. En témoignent de nombreux événements politiques et sociaux ayant eu lieu ces deux dernières décennies :
– en 2005, le référendum du Traité Constitutionnel européen déchire les tendances et partis politiques sur des bases nouvelles. La question de la souveraineté apparaît nettement dans les débats alors qu’une grande partie de la classe politique appelle à voter pour le « Oui ». A gauche apparaissent des lignes de fracture qui se creusent par la suite. Une partie du mouvement ouvrier se met à remplacer l’ennemi patronal et capitaliste par l’ennemi technocrate européen. Dans le même temps, les anonymes entrent en scène : de nombreux blogueurs deviennent célèbres en menant campagne pour le « Non » au nom de la démocratie. C’est le cas, par exemple, d’Etienne Chouard, qui a eu le destin politique que l’on sait.
– En 2007, Sarkozy une fois élu parvient à convaincre une partie de la gauche socialiste de travailler avec lui en argumentant sur sa volonté d’un « gouvernement d’ouverture », tout en tenant des positions économiques, sociales et culturelles très à droite. Dans la foulée, le TCE est ratifié sous un nouveau nom : le Traité de Lisbonne.
– En 2013, alors que François Hollande et le gouvernement Ayrault s’apprêtent à légaliser le mariage pour les personnes de même sexe, des manifestations conservatrices apparaissent dans la rue et les médias pour s’y opposer. Cette période représente un moment de confusion extrême au cours duquel la droite républicaine, les catholiques traditionnalistes, les nationalistes et les fascistes s’unissent sur les thématiques de la famille et du genre. Ce tollé politique surprend tout le monde, d’autant que de nombreuses générations de militants issus de la gauche n’ont jamais vu ça de leur vivant (la dernière grande mobilisation de la droite remonte à 1984). Certains observateurs politiques qualifient ce moment politique de « révolution conservatrice » car le mouvement infuse profondément dans la société et clive beaucoup.
– Au même moment, Egalité et Réconciliation, site nationaliste et antisémite tenu par Alain Soral est le site politique le plus visité de France. Une jeunesse de droite mais aussi de gauche s’abreuve de ses analyses et vidéos, qui laisseront des traces même au sein des opposants à Soral et au sein du mouvement antifasciste. La mort de Clément Méric, militant antifasciste tué par le skinhead Esteban Morillo, est instrumentalisée par les soraliens, qui parviennent à imposer leur analyse des faits dans certains médias.
Dans ce même sillage émerge Ragemag, un site de « gauche patriote » tentant de faire du Soral de gauche et réhabilitant certaines postures patriotes et nationalistes par la plume. Ce site aura une postérité importante puisqu’il donnera naissance à plusieurs sites ou blogs politiques et métapolitiques, ainsi qu’à toute une pose « socialiste conservatrice » qui deviendra avec le temps un créneau politique.
A droite, le début des années 2010 représente le moment d’une véritable renaissance conservatrice et réactionnaire, avec la redécouverte d’auteurs du XIXe et du XXe siècle (de Pasolini à Maurras en passant par de Maistre) par une jeune génération de lecteurs qui finiront cadres politiques, journalistes ou influenceurs.
Dans le même temps, la gauche oublie ses fondamentaux et se détricote toute seule, dégoûtée par le quinquennat Hollande et se mettant de plus en plus à écouter les critiques venant de la droite.
– En 2015 ont lieu les attentats de Charlie Hebdo et les attentats du 13 novembre. Ces événements choquent profondément l’opinion publique, et une union nationale se constitue sur la thématique de la sécurité et de la lutte contre le terrorisme islamiste. A cette époque, des cadres politiques, mais aussi des intellectuels de gauche, plongent dans les thématiques sécuritaires et civilisationnelles, surfant sur le patriotisme ambiant. L’État d’urgence est voté après demande unanime de toute la classe politique, et Manuel Valls devient le visage principal de la gauche hollandienne.
– Peu de temps après les attentats de Charlie Hebdo et du 13 novembre 2015 est créé le think tank « Printemps Républicain », à l’initiative du politologue et ex-PS Laurent Bouvet. Ce groupe d’influence politique se propose de regrouper des républicains de gauche et de droite autour d’une conception identitaire de la République et de la laïcité. Créé en 2016, le Printemps Républicain peut être vu comme le précurseur intellectuel de la candidature Macron de l’année suivante. Au même moment, alors que Mélenchon mène campagne sur des thèmes souverainistes, la Loi Travail est ardemment combattue dans la rue et Nuit Debout s’éveille, sous les cris d’horreur des républicains réactionnaires.
– Comme nous l’avons dit précédemment, 2017 est l’année où deux candidats « ni droite ni gauche » sont consacrés au second tour d’une élection présidentielle. Emmanuel Macron l’emporte largement face à Marine Le Pen grâce à un barrage républicain. Il est immédiatement encensé par tous les journaux, présenté comme un « président-philosophe » muni d’une « pensée complexe ». La droite croit avoir affaire à un président de gauche, la gauche, elle, voit en lui un président de droite. Cette incompréhension mêlée à la fascination médiatique permet l’instauration en France d’un nouveau populisme élitiste et autoritaire porté par le parti En Marche.
– Quelques mois après la victoire d’Emmanuel Macron, les souverainistes David Cayla et Coralie Delaume portent l’idée d’un référendum contre la vente des Aéroports de Paris (ADP). Ils sont vite rejoints dans cette campagne par des souverainistes de gauche et de droite. Le référendum n’a pas lieu, mais c’est un succès, car l’aéroport n’est finalement pas vendu.
– Le mouvement des gilets jaunes, qui porte entre autres une critique du néo-libéralisme et des revendications sociales et démocratiques, arrive en novembre 2018 et vient troubler un peu plus les anciens clivages politiques. Il est immédiatement décrit comme un mouvement réactionnaire et violemment réprimé par les forces de l’ordre.
– En 2020, à l’occasion de la crise sanitaire, une union nationale se constitue autour d’Emmanuel Macron, chef de guerre dans la pandémie. Face au silence de la gauche, et en réaction aux pleins pouvoirs que s’est auto-attribué le chef de l’Etat se développe un conspirationnisme délirant à tonalité souverainiste-patriote : des intérêts étrangers menaceraient la France, des tribunaux populaires devraient être mis en place pour punir les élites coupables de corruption, notamment à travers la question vaccinale.
– L’abandon de la rue par le mouvement social après la réforme des retraites et la crise du Covid-19 font naître une contestation d’extrême droite de plus en plus violente. Le gouvernement fait silence sur ces excès, tandis qu’il écrase toute tentative de mouvement ancrée à gauche.
– En février 2022, Vladimir Poutine commence à envahir l’Ukraine. Profitant du contexte international de guerre, Emmanuel Macron fait campagne pour la « souveraineté » de la France. Adoptant une posture gaullienne, le président-candidat entend continuer son travail de sape des services publics au profit des privatisations sous le masque d’une pseudo-neutralité.
On voit à travers cette chronologie que quatre éléments sont venus déstabiliser notre vision du monde et perturber tous nos repères : une droitisation à marche forcée de la vie politique depuis l’arrivée au pouvoir de Nicolas Sarkozy ; divers traumatismes sociétaux comme les attentats du mitan des années 2010 ; la trahison de la gauche hollandienne ; les mensonges et les fake news ayant prospéré jusqu’au sommet de l’État. Ces quatre facteurs expliquent en grande partie comment le camp socialiste s’est laissé influencer jusqu’à en perdre son âme, comment il a pu s’éloigner d’une grille de lecture marxiste et matérialiste et surtout comment il s’est retrouvé à se replier sur des stratégies nationales et souverainistes.
Pourquoi le souverainisme mènerait-il toujours à droite ?
Le souverainisme porte en lui dès le départ une idéologie très conservatrice pour plusieurs raisons. Il s’articule toujours autour de la figure d’un chef ; qu’il se construise sur des bases ethno-culturelles ou républicaines, il s’attache à l’idée nationale telle qu’elle s’est construite au XIXe siècle, préférant le drapeau à la lutte des classes ; il se choisit toujours un ennemi extérieur, responsable de tous ses maux. En cela, il est parfaitement étranger aux traditions intellectuelles issues de la gauche.
On pourrait poser la question autrement : un souverainisme de gauche est-il possible ? Un souverainiste de gauche pourrait très bien venir nous dire qu’au départ, la Nation fut une idée de gauche. C’est vrai, mais c’était il y a plus de 200 ans. Aujourd’hui, se cantonner à l’idée de Nation n’est pas seulement conservateur, c’est aussi réactionnaire. Pourquoi ? Parce qu’en pleine hégémonie culturelle de la droite, le rapport de force est et sera toujours en la défaveur des progressistes. C’est mathématique, à une époque où l’extrême droite est systématiquement présentée comme l’opposition officielle et crédible au néo-libéralisme, à une époque où la droite reprend la rue en toute impunité, à une époque où la gauche ne termine pas sa crise d’identité.
Tous les courants politiques ont leurs totems, leurs fétiches : celui des conservateurs, des réactionnaires et de tous les autoritaires s’appelle Nation. Le souverainisme, même « populaire », même prétendument démocratique, est une pente qui ne peut amener qu’au nationalisme et aux écueils auxquels la gauche a déjà pu se confronter par le passé. Et même si des socialistes sincères arrivaient avec l’ambition d’utiliser le carburant souverainiste dans leur argumentaire, ils perdraient à plate couture face aux conservateurs et à la droite, bien plus aiguisés qu’eux sur ce terrain-là.
On peut se raconter les histoires que l’on veut en reprenant la mystique révolutionnaire ou gaullienne, mais il ne faut pas oublier que plus d’une fois, le drapeau a été brandi en France contre les intérêts des classes populaires et pour conforter le pouvoir en place. Cela a eu lieu à l’échelle nationale, durant la Commune de 1871 ; cela a eu lieu à chaque fois que le patronat a tenté de fomenter des organisations contre-révolutionnaires comme le syndicalisme jaune qui a prôné la collaboration de classe au début du XXe siècle pour tenter de détruire la cohésion ouvrière, et qui est aujourd’hui décrit de manière méliorative par la revue Éléments comme un « syndicalisme tricolore » ; cela a eu lieu à chaque fois qu’un de nos chefs d’État, pour justifier son action, a tenté de créer la confusion entre sa personne et une pseudo-volonté nationale.
Aujourd’hui, il est très à la mode de décréter que la droite et la gauche n’existent plus : si l’on admet que cela est vrai, restent les cultures de droite et de gauche, qui continuent à influencer notre vie politique. Or, à part considérer que Jean-Pierre Chevènement est un homme de gauche ou que Jacques Doriot était communiste, il n’existe pas, en France, de tradition politique socialiste couplée à un horizon souverainiste. Le souverainisme est une tradition politique précise, qui fonctionne comme un clignotant pour les intellectuels de droite. Ils y voient directement un prétexte pour parler nationalisme, préférence nationale et lutte contre l’immigration, rien d’autre.
Seulement, quand on a dit tout cela, on n’a rien dit : il manque encore un exemple parlant. C’est la raison pour laquelle nous avons patiemment lu un ouvrage récent auxquels se réfèrent souvent les souverainistes en France : Nécessaire souveraineté (Michalon, 2021), petit livre posthume de Coralie Delaume.
Coralie Delaume était militaire mais était surtout connue pour être une blogueuse portée aux nues comme une intellectuelle organique du courant souverainiste, par des personnalités de droite comme de gauche. Décédée à 44 ans en décembre 2020, elle a reçu, entre autres, des hommages de Marianne à Marine Le Pen.
Dans cet essai préfacé par Natacha Polony, l’autrice, qui déclarait il y a quelques années souhaiter la « destruction de l’Union européenne », dresse une sorte de Manifeste du parti souverainiste. Les mots « classes sociales », « socialisme » ou « droits humains » sont les grands absents de ce texte consacré à l’idée nationale et à l’impérieuse nécessité de s’inspirer des idées du Rassemblement national pour refonder le pacte républicain.
Dans Nécessaire souveraineté, on retrouve sans difficulté à peu près tous les clichés argumentatifs de la droite souverainiste et toutes les postures hypocrites de ce camp politique. Tour à tour, Coralie Delaume semble regretter l’abandon de la lutte des classes à gauche au profit de « la rivalité des identités », tout en louant la nation « redistributive, enfermant riches et pauvres dans un même réseau de solidarité ».
Elle fustige les « candidats à la citoyenneté du monde » tout en affirmant que « le RN tient désormais un discours de maîtrise. De maîtrise de l’économie, et c’est là la nouveauté. Mais aussi et de manière plus traditionnelle, de maîtrise de l’immigration, ce qu’il convient d’interpréter au lieu de le dénoncer vainement. L’immigration, ce sont des flux. Des flux d’hommes, bien plus faciles à appréhender, bien plus immédiatement visibles que les flux de capitaux, par exemple, qu’on imagine mais qui restent abstraits. Le réfugié, le migrant sont à leur corps défendant des incarnations de cette liquéfaction du monde née de la globalisation. Dire qu’on peut supprimer l’immigration, c’est prétendre qu’on peut contrôler les flux, que la mondialisation peut s’arrêter à nos frontières. ».
Selon Coralie Delaume, le « souverainisme grandissant » de « ceux qui ne sont rien » traduirait leur souci de « ramener leurs élites dans un périmètre au sein duquel ils pourront à nouveau leur demander des comptes ». On retrouve là la pensée selon laquelle la souveraineté française aurait été confisquée par l’Union européenne, empêchant nos élites de prendre des décisions indépendantes, ce qui peut être interprété comme une manière de disculper le pouvoir français, en tout cas de ne pas remettre en cause les institutions de la Ve république ou les décisions prises au niveau national.
Coralie Delaume reproche beaucoup à la gauche de ne pas aimer la France. Avec une langue de bois bien patriote et bien droitière, elle fustige « l’esprit d’abandon » de « ceux qui n’ont plus confiance en la France » et refusent d’y voir autre chose que son passé colonialiste, pétainiste ou esclavagiste. Quand elle admet que le « souverainisme populaire frustré tend à se teinter de plus en plus d’identitarisme », c’est surtout pour affirmer que cette évolution idéologique serait « du pain bénit pour ces contempteurs de la nation qui, de gauche cette fois, ne savent voir dans l’attachement à celle-ci qu’une manifestation « nauséabonde » du repli sur soi ou d’esprit de clocher. ». Selon elle, la nation est une idée « éminemment moderne » : d’ailleurs, elle rappelle que la nation, en France, « fut en premier lieu une idée de gauche ». Tiens donc…
Tentant désespérément de différence la souveraineté (« une volonté ») de l’identité (« un refuge »), l’autrice semble regretter que le peuple français finisse découpé en « communautés incapables de faire bloc » face au néo-libéralisme. Cependant, elle considère le refuge identitaire comme « pas si mal…jusqu’à ce que ces identités multiples n’en viennent à s’affronter ». On peut légitimement se demander si cette formulation exprime une crainte ou un souhait.
A l’instar de nombreux droitards comme Pierre-Yves Rougeyron ou Henri Guaino, Coralie Delaume semble regretter que la gauche puisse encore exister de manière autonome et défende le socialisme et le progressisme sans réfléchir de manière obsessionnelle à la réhabilitation de la cause nationale. En d’autres termes, chez cette intellectuelle étiquetée longtemps à gauche, le souverainisme est devenu une fin en soi et le reste n’a que peu d’importance. Il s’agit de vanter la grandeur de la France, de se remémorer les riches heures du Général de Gaulle, de porter une voix française à l’international, de faire briller le pays en travaillant dur et en luttant contre les perfides ennemis de l’extérieur : belle illustration du glissement inéluctable qui attend tout socialiste qui s’aventurerait trop loin dans l’expérience souverainiste.
Confondre le souverainisme et le socialisme est devenu monnaie courante dans notre époque trouble. Nous espérons que ces quelques lignes vous auront permis de bien séparer le grain de l’ivraie, et surtout de comprendre que les socialistes, communistes, anarchistes et révolutionnaires se battent avant tout pour la liberté et l’égalité en toute matière, et non pas pour un pouvoir charismatique ou pour le redressement d’un pays ou d’une civilisation dont ils n’ont que faire.
Prise en étau entre le macronisme et le souverainisme, la Gauche est aujourd’hui au pied du mur. Elle n’a désormais pas d’autre choix que de redevenir socialiste, c’est-à-dire de refuser à la fois l’individualisme égoïste et le nationalisme belliqueux. Pour ce faire, elle doit poursuivre sa révolution culturelle, vivre en dehors des carcans qu’on lui impose depuis les débuts du parlementarisme et exercer librement son esprit critique dans toutes les sphères où elle peut agir. Cette nouvelle gauche devra porter les valeurs du collectif sans qui l’individu est faible, tout en cultivant le courage individuel à toutes les échelles de la vie.
Ni le capitalisme, ni le fascisme ne sont une fatalité : il est temps de relever la tête et de construire de nouvelles solidarités, de nouveaux contre-pouvoirs et un nouveau langage commun.