J’emploie pas de grands mots pour dire des choses simples, j’ai pas été suffisamment longtemps à la fac pour ça peut-être ou alors juste j’arrive à penser des choses complexes avec des mots simples, en tout cas je ne me sens pas “post-moderne” ni “déconstructiviste” mais j’ai dû déconstruire la violence. Ma propre violence, interne, qui venait de mon enfance, du fait que les gens qui m’ont aimé m’ont violenté, alors je croyais qu’aimer c’était violenter les gens. Et la violence de la société, des années 1980 durant lesquelles j’ai grandi.
Je fais partie d’une toute petite minorité, parfois invisible parfois très visible, très discriminée, c’est la plus discriminée en France, je suis transgenre. Avant j’étais considéré comme lesbienne, et j’étais discriminé aussi, l’homophobie est très présente.
J’ai mis quarante ans à débarrasser mon cerveau de toutes les saloperies qu’on y avait fourrées. J’ai été raciste, j’ai été sexiste, j’ai été validiste, j’ai été grossophobe, etc. Ce travail sur moi je l’ai fait pour pouvoir me regarder le matin dans la glace, pour éduquer mon fils à être meilleur que j’ai été, et surtout parce que j’estime que tout être humain doit être traité correctement, quoi qu’il soit, quoi qu’il ait fait. Quand je dis que j’ai mis des années c’est la vérité, je partais pourtant de moins loin que la plupart.
Pendant quinze ans j’ai été policier, et là je ne sais pas si je vais pouvoir continuer, parce que c’est dur. C’est dur de travailler avec des gens qui n’ont pas fait ce travail, qui n’envisagent même pas de le commencer. C’est dur d’être considéré par ses collègues comme une femme folle qui se prend pour un mec, d’être la cible quotidienne de moqueries, d’être rabaissé, dénigré, etc. C’est dur, cette institution, c’est vrai qu’il y a du racisme, de l’homophobie, et surtout un mépris terrible des gens qui sont dans la merde. Les flics sont souvent des gosses de pauvres qui ont réussi à avoir un crédit pour une belle maison grâce à l’uniforme, ils estiment souvent que toute personne qui fait une dépression, qui ne parvient pas à s’intégrer dans la société par le travail, mérite de crever, est un parasite.
Ils considèrent souvent les personnes ayant des problèmes psy comme des fous qui méritent de crever.
Ils considèrent souvent les immigrés comme des parasites venus détruire la France en vivant sur son dos.
Ils considèrent souvent les pauvres comme des assistés qui méritent d’être pauvres qu’ils travaillent ou non.
Ils ont en revanche un grand respect pour les milliardaires, qui dans leur esprit “ont travaillé pour avoir ce qu’ils ont” et “ne partagent pas mais c’est normal moi aussi si j’étais riche je ne partagerais pas”. Ils ne sont pas tous d’extrême-droite mais ils sont quasiment tous de droite, la solidarité est un concept étranger à la plupart des policiers, ils estiment que la vie est dure, que c’est chacun pour soi, et qu’eux ont réussi donc tout le monde le peut et ceux qui peuvent pas, tant pis. Ils ont quasiment tous la haine envers les gens de gauche, du fait que ces derniers sont souvent anti-flics, ils n’ont pas de recul, quand ils entendent “Mort aux vaches” ils pensent réellement que tout le monde veut égorger tous les policiers et qu’ils sont en danger, ils restent souvent entre eux.
J’ai toujours été loyal. Je n’ai jamais dit de mal de la Police ni de mes collègues, je suis passé plein de fois à la télé en disant que j’avais été super bien accepté, qu’il n’y avait pas plus de transphobie qu’ailleurs. En vrai, j’en sais rien, je n’ai jamais été ailleurs, et de la transphobie y en a eu, tous les jours, jusqu’à ce que j’aie envie de me tirer une balle. J’ai parlé du meilleur, j’ai couvert le pire, parce que j’ai estimé que c’était gentil de me payer pour mon travail, que c’était gentil de pas me jeter des cailloux, et parce que je voulais montrer le meilleur. Mais des propos de merde j’en ai entendus, sur moi, sur les autres. Des propos racistes j’en ai entendus.
Et pendant ce temps-là je continuais à déconstruire ma merde mentale, et jamais les propos des autres n’ont entravé ma démarche personnelle, parce que j’ai bien des défauts mais guère celui d’être influençable. Pour la plupart de mes collègues le mal est représenté par les travailleurs sociaux, ils disent souvent que “faire du social” est méprisable, pourtant j’ai continué à aider les victimes de mon mieux, j’ai fait du social. Je ne suis ni anarchiste ni fasciste : je suis républicain, de gauche, humaniste, je peux assumer chacune de mes opinions fièrement, je n’ai pas à rougir de mes engagements.
Je n’ai jamais parlé de ce que j’ai vécu dans la Police, les brimades, pourtant je parle beaucoup, mais ça je n’ai jamais pu en parler, même quand je rentrais le soir chez moi après avoir été humilié par mes collègues je ne disais rien à ma femme. J’ai tout gardé en moi en me disant que la Police était assez suspectée, assez décriée, que je devais la protéger. Mais j’ai souffert. Quand une femme trans venait déposer plainte ou pire se faisait interpeller ? C’était normal que j’entende les collègues l’appeler Monsieur ou Monsieur-Madame, parler d’elle au masculin, la mettre en cellule avec des mecs, c’était normal que j’entende des horreurs transphobes, personne n’a jamais rien dit, jamais rien fait. C’était normal que les collègues arabes et/ou musulmans entendent des horreurs sur l’islam, c’était normal que les collègues noirs entendent le mot n*gre, c’était normal que les collègues gays entendent des horreurs homophobes, c’était notre normalité, on faisait avec.
Pendant toutes ces années c’était moi l’honneur de la Police, moi et tous les collègues humanistes, républicains, bienveillants, au service de tous les français et de tous les humains présents sur le territoire français, c’était nous les vrais policiers, c’était nous les républicains. Mais nous étions en minorité, c’est la vérité, et je me suis retrouvé bien isolé. J’ai tenu bon parce que j’avais une patronne incroyable, exceptionnelle, une femme intègre, républicaine, qui traitait tous les humains comme des humains, elle a été un vrai modèle pour moi et je ne l’oublierai jamais. Mais elle est partie et je me suis retrouvé encore plus seul.
Je sais à quoi j’ai survécu, je sais à quel point je suis fort. Mais je ne peux pas empêcher les gens de me traiter de fragile, de cas soce, de sale trans, je ne peux pas empêcher les collègues de penser du mal de moi.
Quand je vois les extrémistes dire “Un bon flic ça démissionne” je me dis qu’on n’en sortira pas. Un bon flic ça reste en poste, même si ça prend des coups, même si ça fait une dépression, un bon flic ça se relève quand ça tombe, ça ne cède pas sa place à un raciste. Comment vous allez moderniser la Police si vous dites ACAB ? Comment vous allez garder les flics normaux et remplacer les racistes si vous dites que le métier de policier est un problème en lui-même ? Comment la Police va recruter autre chose que des nationalistes racistes si toutes les autres tendances disent à leurs enfants que la Police est le mal incarné ? Dites à vos enfant quel beau métier c’est. C’est un beau métier que de faire respecter la loi que le peuple a votée. C’est un métier démocratique, sans lui le système s’effondre et notre République ne mérite pas de s’effondrer. C’est un beau métier et j’ai toujours arboré fièrement ses couleurs, et j’ai toujours respecté la devise de la Police parisienne : Assister, Protéger, Servir. C’est un métier trop beau pour le laisser à des gens laids.
Vous comprenez ?
C’est une mission trop noble que celle d’éviter la guerre de tous contre tous, de faire en sorte que chacun puisse marcher dans la rue sans craindre pour sa vie, pour qu’elle soit laissée à des personnes malveillantes, c’est trop important de défendre la République pour laisser ça à des personnes qui souhaitent la dictature et chient sur les valeurs de la République. Ma République à moi elle est de toutes les couleurs et orientations et genres, ma France c’est celle de Romain Gary, de Pierre Dac, on ne peut pas la laisser à de très mauvais français. La voix de la France pour moi c’est celle de Taubira, les valeurs que je défends sont Liberté, Egalité, Fraternité, c’est grave de laisser l’uniforme à ceux qui croient que la devise de la France est Blancheur Chrétienté Hétérosexualité voire Travail Famille Patrie.
Bref, j’ai beaucoup à dire sur le sujet, peut-être que je me suis tu trop longtemps, je ne sais pas. Je ne sais pas à quoi j’ai servi pendant quarante ans de vie ni pendant quinze ans de Police, mais je sais que j’ai travaillé sur moi, aujourd’hui je suis quelqu’un de meilleur et c’est en partie grâce à la Police, qui m’a versé un salaire et trouvé un toit, je n’aurais pas pu devenir meilleur si j’avais eu faim dans la rue. Il faut du confort matériel pour avoir le temps de faire de l’introspection. C’est la Police qui m’a permis de transitionner, et je refuse de voir le côté sombre, de me dire que j’ai dû attendre d’être titularisé pour être moi-même, je vois le contraire, je vois ce qu’un boulot stable m’a permis de faire, c’est grâce à la Police que j’ai pu devenir un mari et un père, c’est la Police qui a fait de moi un homme, et pas dans le sens viriliste parce qu’elle m’a fait faire des pompes dans la neige, c’est la Police qui a fait de moi l’être humain complet que je suis, qui m’a permis d’assumer mon genre, d’affiner ma personnalité, de me débarrasser de ma violence traumatique.
Ce n’est pas parce que je n’aime pas tous les policiers que je n’aime pas la Police, je l’aime comme si elle était les parents bienveillants que je n’ai pas eus, c’est mon père et ma mère. Personne n’aime plus que moi cette institution et personne n’a jamais été aussi fier de porter l’uniforme. La Police n’est pas raciste : trop de policiers le sont.
Quand je suis sorti de l’école de Police il y avait une collègue arabe, elle avait invité sa famille. Personne n’a pleuré autant qu’eux en entendant la Marseillaise, et j’ai été fier et ému d’entendre des youyous au moment du lancer de casquette. C’est ça la Police, c’est ça la France, c’est cette image que je veux retenir, alors je continuerai à dire que la Police n’est pas raciste, car elle ne l’est pas. Ce sont les racistes qui n’ont rien à faire dans la Police.